XX. Frisson (2)

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Alix replia la carte Michelin, qu'elle avait étalée par-dessus le tableau de bord. Son cœur battait à tout rompre. Quand bien même elle persistait à pousser la chansonnette pour noyer l'anxiété, sa langue s'empâtait dans sa bouche asséchée. La main crispée sur la portière, elle déglutit.

— Tu stresses ? remarqua Bastia.

— Et si je ne lui plais pas ? Si je me suis fait des idées ?

— Eh bien, je perdrai peut-être mon job pour rien, mais on aura passé un bon moment. T'as vu comme on a taillé la route ! Si on ajoute un peu de drame au chemin du retour, c'est sûr, on va faire de l'ombre à Thelma et Louise !

Un sourire s'esquissa sur les lèvres de l'adolescente. La sueur perlait sans discontinuer et lui collait aux clavicules. De redoutables frissons lui lacéraient les côtes. Face à pareil désarroi, sa complice plaqua une main rassurante sur sa cuisse saccadée.

— Eh, ça va aller. Je suis sûre qu'elle vaut le coup.

La pilote reprit pleinement possession du volant et manœuvra pour arrêter la voiture sur le parking désert qui jouxtait l'église du village. Le moment fatidique lui nouait l'estomac et, Alix avait beau l'avoir attendu des jours durant, elle tremblait comme une feuille en saisissant son téléphone. La tonalité résonna une fois, puis deux...

— Allô Phoque, tout va bien ? s'emballa la voix tant désirée, broyée par le haut-parleur.

— Oui, ne t'inquiète pas. Dis-moi... tu es occupée, là ?

— Pas vraiment, non. C'est moi ou tu as une idée derrière la tête ?

— À ce stade, ce n'est plus vraiment une idée... Je suis là, Gaz.

— Tu es là ?

— Là. Chez toi. Devant l'église de Noce-les-Vertes.

Un silence pesant stagna dans le combiné. Encouragée par Bastia, qui agitait la main d'un geste impératif, Alix insista :

— Tu veux bien me rejoindre ?

Seul un souffle ténu lui grésillait à l'oreille.

— Gaz ?

— Je voudrais te rejoindre, Alix. Je le voudrais vraiment. Mais... je ne suis pas là.

— Et tu rentres bientôt ?

— Pas aujourd'hui... Ni demain... Je suis avec ma famille, à plusieurs heures de route. Et je joue dans un bar ce soir. Ça me touche, vraiment, que tu aies... Et ça me gêne un peu, aussi. Parce que, si tu m'avais prévenue, tu ne te serais pas déplacée au milieu de nulle part pour ne pas me voir.

— Ça n'aurait pas été une surprise, aussi.

— On va se rattraper, je... C'est moi qui viendrai te voir, dès que je pourrai, c'est promis. J'en reviens pas que t'aies fait tout ce chemin. En particulier aujourd'hui.

— Comment ça ?

— C'est la Saint-Valentin, non ? Ta copine ne va pas être furax que tu la laisses en plan ?

— J'ai décidé de rompre, au début des vacances. J'espérais te l'annoncer en personne.

— Est-ce que j'ai quelque chose à voir là-dedans ? Pas que je m'imagine que tu aies pu la plaquer pour moi, mais...

— C'est le cas, Gaz. Pourquoi tu crois que je suis venue jusqu'ici ? Parce que je ne veux plus être une amie virtuelle. Je veux plus que ta voix. Et, surtout, je ne veux plus être une simple amie...

L'écho d'un reniflement résonna, aussitôt suivi d'une expiration contenue.

— Tu pleures ? s'inquiéta Alix.

— Je n'osais même pas espérer ce genre de chose, répondit la voix de la chanteuse désaccordée par les sanglots. Et maintenant, j'espère que je ne vais pas te décevoir...

La conversation s'acheva dans les larmes, les yeux d'Alix eux aussi baignés d'émotion. Dès qu'elle eut raccroché, Bastia s'empressa de la prendre dans ses bras, où l'adolescente explosa sans retenue. L'épaule de la conductrice se trouva bientôt noyée sous les pleurs de sa jeune amie. À l'averse pulsionnelle qui rinçait ses angoisses, s'ajoutait l'effervescence d'une joie encore diffuse.

Faute de pouvoir regagner Lagronde sans éveiller les soupçons, les deux complices entreprirent de déjeuner dans l'unique bar-restaurant du patelin. L'enseigne se situait en face de l'église, parmi tous les petits commerces agglutinés de Noce-les-Vertes. S'y trouvaient déjà attablés une poignée de retraités ; quelques couples qui, manifestement, célébraient leur amour ; et, dans le fond de la salle, un quatuor de jeunes, tous vêtus de noirs, lancés en pleine campagne de Donjons & Dragons. Non loin d'eux, se dressait, accolée au bar, une petite estrade. Peut-être Gazoline y jouait-elle parfois, hasardait Alix en rêvassant à sa rockeuse.

— Tu planes, ma chérie ! se moqua Bastia.

Sa cadette lui narra ses divagations et lui brossa le tableau de sa bien-aimée, dégainant sa guitare du hauts de ces quatre planches pour en extirper ses riffs les plus enfiévrés.

— Ouais, arrête de penser au doigté de ta musicienne, ça va devenir gênant.

Lorsque le serveur s'approcha pour prendre leurs commandes, Bastia ne résista pourtant pas à l'envie de grappiller quelques précieux potins.

— Dites-moi, demanda-t-elle sitôt qu'il eut noté la commande, vous ne connaîtriez pas une musicienne du coin ? Une certaine Gazoline.

— Non, désolé.

— Ou bien... Alix, c'est quoi son vrai nom ?

— Hélène.

— Ça ne me dit rien.

— Eh ! les interpella l'un des jeunes du fond, tandis que le serveur s'en retournait en cuisine. Nous, on connaît une Hélène.

— Vraiment ? s'enquit Alix, bien que la coïncidence parut trop évidente.

— Bien sûr. Hélène de Tourbe, notre célèbre enchanteresse à la voix de sirène, portée disparue depuis deux ans déjà. Mes compagnons et moi avons perdu sa trace, lors d'une malheureuse campagne. Notre éclairée Hélène nous avait alors menés jusqu'au Bois aux Flammes, soi-disant pour y chercher une relique familiale. Un malheureux jet de dès l'a consumée jusqu'à la moelle, et elle n'est plus paru à notre table depuis. Ô, regrettée Hélène ! Tes frères d'armes croient toujours en ta résurrection.

— Euh... Je lui passerai le message... peut-être.

L’hurluberlu regagna sa partie sans se montrer insistant. Certains détails de son récit alambiqué interpellaient cependant Alix. Outre l'étrange écho de ce Bois aux Flammes aux brûlures réelles qui marquaient la peau de la véritable Hélène, sa sœur ne s'était-elle pas donné la mort deux ans auparavant ? L'enchanteresse ne s'était-elle pas aussi consumée de chagrin, avant de se cloîtrer à l'institut psychiatrique ?

Cette histoire tarauda la jeune fille tout le trajet du retour. Faute de faire aucune ombre à Thelma et Louise, leur road-trip charriait dorénavant toute la mélancolie d'un Paris, Texas. Et, le soir-même, lorsque son Nokia sonna à une heure coutumière, Alix demanda sans préavis à Gazoline :

— Tu as déjà joué à Donjons & Dragons ?

— Eh bien, ce n'est pas tout à fait comme ça que j'imaginais notre prochaine discussion mais, oui. J'ai joué pendant longtemps, avec un groupe d'amis.

— Hélène de Tourbe ?

— C-comment tu es au courant ? s'interloqua-t-elle, comme soudain prise de court.

— Il semblerait que je sois tombée sur tes vieux amis. J'ai dit que je transmettrai le message, alors voilà : ils ne désespèrent pas que tu ressuscites. Pourquoi tu n'y retournes pas ? Comment est-ce que tu arrives seulement à les esquiver, dans une si petite ville ?

— Qu'est-ce qu'ils t'ont dit d'autre ? embraya la musicienne d'un ton curieusement grave.

— Une histoire de Bois aux Flammes et d'enchanteresse. Rien de très compréhensible pour moi.

— Est-ce qu'ils t'ont parlé de moi ?

Car la peur qui gagnait la voix de Gazoline prenait de proportions suspecte, Alix se braqua d'instinct et, avant même d'y réfléchir, voilà qu'elle sortait de ses gonds :

— Est-ce qu'ils auraient dû me parler de toi ? Est-ce qu'il y a quelque chose que je devrais savoir ? Parce que là, j'ai vraiment l'impression que tu noies le poisson. Personne ne m'a rien dit, d'accord. Alors explique-moi ce qui te tracasse, avant que quelqu'un d'autre le fasse.

À la plus grande surprise d'Alix, seule l'humilité répondit à son excès de colère.

— Pardon Phoque. Je suis ridicule. On dit beaucoup de choses sur moi et, en général, je préfère les ignorer. Je ne devrais pas avoir peur, seulement, c'est plus fort que moi. Si tu finissais par me voir autrement à cause de racontars, je... La vérité c'est que je me suis isolée, coupée de tout le monde. C'est que j'ai trop peur du regard des gens pour oser chanter autre part qu'en ligne. Je ne jouais pas dans un bar, ce soir. J'enregistrais quelque chose, toute seule, dans mon coin. Est-ce que tu me trouves pitoyable, maintenant ?

— Je te trouve humaine, forte, honnête, talentueuse, débita Alix sans s'encombrer d'y réfléchir. Si tu veux mon avis, tu n'as rien à craindre du regard des autres. Il y aura toujours quelqu'un pour te trouver merveilleuse.

— On verra si tu arrives à me trouver merveilleuse, en chair et en os.

La seule promesse de découvrir enfin le visage de Gazoline ; la couleur de ses yeux, l'intensité de ses pupilles, en plongeant son regard dans le sien ; le grain de sa peau, la chaleur de ses paumes et les lignes de sa main ; ces rêveries ordinaires jetaient à l'assaut de ses hanches des frissons serpentins. Ses désirs aveugles la grisaient, d'une froideur cuisante. Dans la pénombre de sa chambre, Alix s'enfonça un peu plus sous les couvertures et se blottit contre un oreiller, simulacre d'un corps pressé contre le sien.

— Ce n'est pas ton physique qui m'intéresse, Gaz. Ni tes talents. Moi aussi, j'ai peur de te décevoir, que tu me trouves quelconque ou insipide. Mais ça n'arrivera pas.

— Comment tu peux en être certaine ?

— Parce que, de toute ma vie, je n'ai jamais voulu quoi que ce soit autant que je te veux, toi, maintenant.

Tandis que le souffle profond de la musicienne, asphyxié par le haut-parleur, lui glissait au creux de l'oreille, la main de la jeune fille ondulait, elle, jusqu'à la rainure fébrile de ses cuisses.

— Si j'étais là, maintenant..., murmura Gazoline comme si elle devinait l'excitation qui la démangeait alors. Si j'étais là, près de toi, je t'arracherais tout ce qui te sert de pyjama. Je te prendrai dans mon étreinte, jusqu'à ce que tu me supplies de te libérer. Je te caresserais, partout, à des endroits que personne n'a jamais pensé à effleurer. Je te caresserais si fort que ça te brûlera ; et ça te brûlera tant que tu ne distingueras même plus ta peau de tes muqueuses...

Un glapissement échappa à la jeune fille, dont le corps tordu d'extase répétait déjà toutes les promesses que la voix d'Hélène lui distillait suavement.

— Et après, j'éteindrais tous tes feux, du bout des lèvres. Un à un, lentement. Puis je te laisserais une marque, discrète, là où personne d'autre que moi ne pourra l'admirer... Est-ce que je vais trop loin ?

L'entrejambe inondé, Alix refoulait l'envie saugrenue d'enclencher le mode vibreur de son Nokia, de demander ensuite à Gazoline de la rappeler et, plutôt que de décrocher, de faire l'amour au téléphone.

— Non, tu ne vas pas trop loin. J'en crève d'envie... Quand est-ce que tu viens ?

— Pas avant la fin des vacances... Mais je dois être honnête avec toi, Phoque. Jamais je n'accepterai d'être ton vilain secret, la petite amie dont tu refuses de prendre la main en public ou que tu présentes à tes proches comme une vulgaire amie. Je ne joue pas à cette comédie-là. Si je viens jusqu'à toi, est-ce que tu auras la force de te tenir à mes côtés ?

— Je ferais n'importe quoi pour te mériter, Gaz.

— Mais est-ce que tu en es capable ?

— J’en serai capable, parce que tu fais de moi une meilleure personne.

Son engagement était de taille. Néanmoins, une fois l'appel éteint, sa cyprine séchée et le silence souverain, une pelote de peur se coagula dans la gorge d'Alix. Aux frémissements d'exaltation, succédaient à présent des spasmes terrifiés, raffermis par les piqûres répétée d'une insoluble solitude. En fin de compte, quoi qu'elle éprouvât, tout la condamnait à cet incessant haut-le-cœur.

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