XXVIII. Zombie

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— Hors de question ! se borna Délia, le soir où Mathias lui fit part de sa dernière trouvaille.

Un double rencard avec cette traîtresse d'Alix et l'autre sorcière à la gueule de chou rouge avarié ? Jamais de la vie ! Elle l'avait attendu toute la journée, lui avait tressé un bracelet brésilien, s'était pomponnée, maquillée et avait revêtu sa mignonne petite robe ; tout ça pour quoi ? L'entendre caqueter la bouche en cœur qu'il jouait à la balle avec cette détraquée toujours fringuée pour Halloween. Sérieusement ? Ce putain d'alien avait pondu ses idées noires dans la tête de son mec et essayait, lui aussi, de le retourner contre elle.

Délia bouillait de rage. La bouche serrée, ses naseaux expiraient une colère brûlante.

— Plutôt crever que de m’asseoir à la même table qu'elles. Alix peut se faire sucer le sang par l'autre tronche-de-muesli jusqu'à avoir la même face de pruneau, je m'en bats les reins. Elle a choisi son camp.

Assis sur le lit défait, Mathias la regardait faire les cent pas dans les deux mètres carrés qui séparaient le velux de la table de travail convertie en atelier d'esthéticienne. Le dos voûté, les bras ballants entre ses jambes qui commençaient à prendre racine, l'adolescent ne trouvait aucune blague à même de détendre l'atmosphère. C'était bien simple : depuis qu'elle avait passé la majorité, Délia ne riait plus. Incapable de lui arracher un vulgaire sourire, lui, le gai luron, le fanfaron, son troubadour, se trouvait comme dépossédé de sa seule raison d'être. Alors il passait le temps : sur le terrain avec les potes, au cinoche avec le cousin, sur le parking avec la gothique. Il s'emmerdait tellement qu'il avait réparé son vieux vélo pour suivre Alix en promenade. S'il avouait cela, sa tête roulerait par terre dans la seconde.

— Mais c'est Alix, enfin ! hoqueta-t-il, penaud.

Délia frappa des paumes contre l'appui de fenêtre, éjectant deux des peluches qui s'y trouvaient entassées.

— Tout à fait. Alix. La meuf qui nous a tourné le dos pour se taper un monstre de cirque.

— Non, Alix. Ta meilleure amie. Ta sista ou je sais pas quoi. La meuf qui a pris tous tes cours pendant que t'avais ton ulcère. La meuf qui a rappliqué chez toi à vélo chaque fois que tu pleurais parce que t'imaginais que je te trompais. La meuf qui t'a portée sur son dos jusqu'à l'infirmerie le jour où tu t'es pété la cheville en séchant la course d'orientation. La meuf qui a jamais loupé un seul de tes anniversaires alors que les jeux de société la font chier à mort. La meuf qui a porté des vieilles fringues pendant trois ans pour pas avoir l'air plus canon que toi. C'est ça qui te fout la rage ? Qu'elle soit devenue trop stylée ?

Mathias s'était levé et avait haussé le ton. Sans voix, Délia le fusillait des pupilles. Jamais il ne lui avait tenu tête, jamais il ne l'avait contredit. Son petit copain se pencha et ramassa les peluches pour les remettre en place. Face à elle, désormais piégée dans le coin de la pièce, il insista :

— Sérieux, quand est-ce que vous allez faire la paix ?

— Le jour cette conne plaquera Marilyn Monson.

— T'abuses, soupira-t-il en la saisissant prudemment par le bras. Carte-Sim est chelou, mais elle est pas méchante.

— C'est ce quoi ce surnom ?

— Bah, Sim, comme Simone...

— Je te demande pas de m'expliquer ton jeu de mots pourri. Je te demande pourquoi tu lui files un surnom. C'est ta pote ? Vous vous faites la passe et vous refaites le monde ensemble en descendant des bières ? Cette pétasse a retourné le cerveau d'Alix, Math. À ce train-là, elle va pomper ton dernier neurone.

— Je dis ça pour toi, Ma Vie. Parce qu'Alix te manque.

— Je suis très bien sans elle.

Ça crevait les yeux. À court de parade contre la mauvaise foi, Mathias opta pour oublier les mots. Convaincre, ce n'était pas son fort. Faire rire relevait pour l'heure d'un fantasme inaccessible. Il ne voyait qu'un moyen de raffermir leur complicité et de soulager Délia de sa propre vanité. Il lui embrassa la joue, puis le cou. Une main sur la fesse, il la guida jusqu'au plumard.

Lorsque le petit copain de sa sœur leur rendait visite, Magalie avait la délicatesse de s'installer dans la cuisine pour travailler, les écouteurs rivés aux oreilles. Délia profitait ainsi d'un peu d'intimité malgré la chambre commune.

Comme d'habitude, elle ôta elle-même ses vêtements, de peur que le garçon les chiffonnât. Elle le pressa et se réjouit pour la millième fois qu'il eût enfilé l'un de ses éternels joggings : il lui fallait des plombes pour se dépêtrer d'un jean. Allongée sur le lit, elle écarta les cuisses. Mathias était tendre et puissant. Elle aimait sentir contre ses seins ses pectoraux musclés, sous ses mains ses omoplates fermes, et en elle son membre vaillant. Déjà tout excitée, elle entamait de se caresser tandis qu'il se battait avec son préservatif.

Pourtant, à sa déconvenue, son amant viril, déjà gonflé de désir, ne se pressa pas contre elle. Au lieu de l'envelopper entre ses bras vigoureux, de l'embrasser à pleine bouche, il lui saisit les hanches et porta son visage à hauteur de la fente qu'elle lubrifiait du bout des doigts. Là, il tendit la langue, la lécha, suça si avidement son petit berlingot qu'un râle aigu lui monta à la gorge. Délia le contint de justesse. Et comme cela semblait plaire à sa reine, Mathias s'appliqua de plus belle, réitéra. Il lui astiqua l'entre-lèvres jusqu'à la rendre tremblante, presque suppliante.

— C'est bon, tempéra-t-elle, viens en moi maintenant.

Joueur, le soupirant eut soudain l'envie de la faire languir. Faute de l'amuser, il pouvait la surprendre. Alors, prenant le téton durci de sa belle entre ses dents, il engagea dans sa vulve l'index aventureux pour y tracer de petits cercles. Et puisqu'elle se cambrait de plaisir, il en introduisit un second pour entamer un va-et-vient un peu plus affirmé. Hélas, Délia s'écarta soudain et le foudroya du regard :

— C'est quoi ton problème Math ?

— Quoi ? T'étais en train de kiffer, non ?

La jeune femme se renfrogna, les lèvres retroussées. Peut-être que cela lui avait plu. Peut-être, mais elle ne l'admettrait pas. Ce n'était pas comme ça qu'on lui ferait l'amour. Furieuse, elle s'offusqua :

— Pourquoi tu me baises comme une lesbienne ?

— Je...

Elle ne lui laissa pas le temps d'arguer qu'il s'en fichait, tant qu'il la sentait jouir.

— Je veux un homme, pas une lopette, scanda sa langue vénéneuse. Maintenant, si tu préfères prendre des cours de tondeuse avec cette pouffiasse d'Alix et sa greluche zombie, ça te regarde. Mais n'espère pas me faire jouir avec des touche-pipi.

— T'étais à deux doigts de venir... C'est le cas de le dire !

Les sourcils haussés, les cheveux en bataille, Délia tirait des yeux de démente. Un mot de plus et il était mort. Il le savait, et pourtant, il ne pouvait plus jouer le jeu. Il ne pouvait permettre qu'elle négligeât son bien-être au nom des apparences, des idéaux de toc qu'elle érigeait en lois divines.

— Qu'est-ce que ça peut foutre que ce soit mes doigts, ma bite ou un gode à paillettes ? Qu'est-ce que ça change tant que ça te fait du bien ? T'as jamais eu envie d'essayer autre chose ?

Le regard assassin le tailladait, une larme de désespoir amèrement retenue. Il le ressentit avant de le comprendre :

— T'as peur... T'as peur d'aimer ça, parce que ça voudrait dire que tu peux être comme elles. Et ça, dans le monde parfait de Délia, c'est pas possible, hein ?

Il lui portait le coup de grâce ; elle riposta, hors d'elle.

— Dégage ! Prends ton calbute, tes idées à la con, et sors de chez moi !

Elle ne savait pas bien pourquoi, à ce moment-là, elle poussa Mathias à peine rhabillé sur le pallier et lui claqua la porte au nez.

Elle ne savait pas non plus trop pour quelles raisons, les jours qui suivirent, elle ne lui donna aucune nouvelle. Le fait est qu'à la rentrée des vacances d'avril, par refus de confronter son regard et de lui devoir quelque explication, elle s'insinua tout naturellement dans la bande d'Élodie, Camille, Romain, Yoann, et d'autres qu'elle connaissait vaguement. Et instantanément, comme s'ils avaient attendu sa venue, elle devint l'épicentre de leurs rassemblements. Elle retrouva le rôle de reine dont d'autres l'avaient déchue. À nouveau une ruche bourdonna selon ses ordonnances.

Pourtant voilà, alors même que le meilleur de mondes reprenait forme autour d'elle, une aigreur innommable la démangeait sans cesse, comme une croûte coincée en travers de la gorge.

Dès l'entrée en seconde, elle avait décidé qu'elle serait juge et non jugée. Elle avait habilement manœuvré pour qu'on la respectât et gardé secrets les détails qui auraient pu lui nuire, noircir l'image dûment blanchie, porter sur elle l'opprobre. Mordre avant d'être mordue : jamais elle n'avait eu l'ombre d'une hésitation. Rigoureuse, intransigeante, elle s'était hissée au rang de despote, régentant la conduite de ceux à qui tout était dû. Au sommet de sa gloire, elle jubilait jour après jour de voir les enfants de médecins et d'avocats courber l'échine devant elle, se plier à ses décrets, se vêtir selon ses codes, plagier ses playlists – la prendre pour modèle. Au moindre échec, les parents de ceux-là brandiraient le portefeuille pour assurer leurs arrières. Délia, elle, ne pouvait compter que sur sa propre influence.

Après trois ans de règne sans l'étincelle d'une révolte, cependant, sa cour semblait avoir perdu de son éclat. Depuis le coup d’État musical de Simone, ces couloirs n'étaient plus tels qu'elle les connaissait. Pire, l'instabilité gouvernait, chaque jour une nouvelle certitude démantelée. Sa meilleure amie, sa suivante, presque une sœur, passait au camp adverse sans une explication. Son homme retournait sa veste et prétendait devenir l'émissaire de la paix. Son propre cousin l'évitait, maintenant qu'une comparse plus avenante l'accompagnait sans broncher voir des daubes au cinéma. Délia demeurait reine, mais de quoi exactement ?

À présent qu'elle l'ignorait, Mathias jouait les bouffons dans le Cirque des lesbiennes. Même Antoine et les garçons du foot consentaient désormais à s'asseoir à la table des parias. En vérité, dans ce nouveau Royaume, les hors-castes formaient une société à eux seuls ; un groupuscule menaçant qu'elle ignorait comment dissoudre.

En comprenant, aussi pantoise que tout Sainte-Anne, que Marion et Pamela avaient rompu, Délia espéra la dissolution du freakshow. À son grand désarroi, une amitié confuse persista entre elles deux. Plus déroutant, elle réalisa que ce couple improbable avait fini par faire partie de ses repères. L'intello et la pimbêche séparées, voilà que l'avenir apparut à Délia plus incertain que jamais. Elle réalisa alors qu'en silence, sans prendre la peine de l'annoncer, elle avait quitté Mathias.

D'un côté, une boule de nostalgie faisait barrage à sa voix et l'empêchait de le formuler une fois pour toutes. De l'autre, une rancune hérissée lui commandait d'aller de l'avant. Ainsi Délia acta la rupture de la façon la plus éloquente qui lui vînt à l'esprit : en s'amourachant de Yoann.

À ceux qui l'interrogèrent, elle prétendit que Mathias lui avait manqué de respect. Inconsolable, ce dernier s'accrocha à Alix, aux virées au skatepark. Simone le vit débarquer de plus en plus souvent à la sortie de son travail, en quête d'un adversaire avec qui faire quelques dribbles. Mais contre toute attente, c'est en Pamela qu'il trouva l'oreille la plus attentive. Le cœur brisé, ils passèrent la fin de leur terminale à esquiver les révisions. Des suites d'une soirée trop arrosée, ils se réveillèrent même un beau milieu d'après-midi avec les oreilles assorties d'un nouveau piercing. Alix et Simone ne manquèrent pas d'en ricaner, mais tous deux se réjouissaient en fait et titillaient sans cesse cette preuve douloureuse de leur amitié.

En découvrant le nouveau bijou pendu à l'hélix de son ex, Délia ne perdit pas non plus l'occasion de le railler.

— Encore une boucle d'oreille, hein...

— Bien un truc de tantouse ! la seconda Yoann.

Le nouveau mec de Délia était chétif et mesurait bien une tête de moins qu'elle. Ses jeans troués taille-basse ne servaient qu'à exhiber ses boxers colorés et sa tignasse suintait de gel.

— Eh, tête de gland, c'est plus bas le lubrifiant ! lui cracha Mathias en tournant les talons.

Il avait ce type en horreur. Rien qu'en l'imaginant tripoter le corps de la femme qu'il avait adorée, les bières de la veille lui brûlaient l’œsophage en contresens.

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