XXXI. Halloween

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Au rythme du médiator, le son de la guitare sèche emplissait le bureau aux allures de débarras. Assis sur son tabouret, les jambes arquées, Arnaud plaqua la paume sur les cordes de sa guitare, étouffant la dernière note de Stop and Stare. Il chercha du regard l'approbation de celle qui, adossée à l'appui de fenêtre encombré de plantes mortes, n'avait pas décroisé les bras de toute sa prestation. Enfin, ses manches de résille noire se dénouèrent et un sourire germa, en creux, à peine perceptible sur la joue boursouflée qui, lors des premiers cours, avait tant intimidé le garçon. Ça, c'était avant qu'il découvrît, derrière son abord austère, la bienveillance et la patience de sa prof de guitare.

— T'as enfin capté le truc, hein, lança-t-elle.

— Le truc ?

— Oui. Y a encore un mois, tu tenais ta gratte comme un manche à balais. Là, on voit que tu t'éclates. T'as bien bossé. T'as intérêt à lui en mettre plein les tympans à ta soirée !

L'ado de quinze ans passa une main nerveuse dans son cou frissonnant. Cette drôle de nana connaissait même ses plans cœur. Il ne l'avait dit à personne d'autre...

— T'inquiète, je suis sûre qu'il va mordre à l'hameçon, le rassura-t-elle en remballant son matériel.

Quand ses parents lui avaient dégoté une étudiante sapée comme Alice Cooper pour lui enseigner la guitare, Arnaud avait d'abord tiré la tronche. Mais, passées les bases, elle lui avait laissé le choix des morceaux, demandé « Pourquoi ? » et « Quelle intention tu veux y mettre ? » et, avec le temps, il avait compris : Simone avait beau ne demander que vingt balles chaque semaine, ce n'était pas qu'une artiste contrariée cantonnée aux bancs de la fac. C'était une musicienne. Une vraie de vraie, qui ne lui demandait jamais d'apprendre une tablature par cœur, mais exigeait toujours qu'il y insufflât quelque chose. Une sensibilité. S'il jouait comme un pied, elle ne s'énervait pas. Elle ne le reprenait pas, ni sur ses gestes, ni sur ses accords. Elle demandait plutôt : « Qu'est-ce qui ne va pas ? » De fil en aiguille, elle était devenue beaucoup plus qu'une préceptrice du samedi : une oreille attentive, une confidente, une amie presque.

— J'aurais kiffé t'avoir comme prof au collège, sérieux. Ils auront trop de la chance les gamins.

— C'est pas demain la veille. Je peux encore être sur ton dos pendant au moins trois ans.

Il eut un sourire franc en lui réglant la leçon.

— Et toi, t'as des plans pour ce soir ?

— Si on veut.

Lorsque Simone quitta son élève, le temps était à la pluie. Elle rabattit la capuche de son sweat par-dessus les épaules cloutées de son blazer et se hâta à sa voiture. Il était presque seize heures. Surpris par l'averse, une horde d'enfants déguisés se pressaient sous un porche, plus loin.

Elle aimait Halloween, le seul jour de l'année où les rues grouillaient de monstres plus effrayants qu'elle. Elle l'aimait plus encore depuis que ces soirées se déroulaient calmement, chez Alix, à l’abri des regards racoleurs, entre la soupe à la citrouille de Cyrille et un film d'horreur programmé par Goupil.

Cette année, cependant, les plans étaient tout autres. Halloween prenait les airs d'une pendaison de crémaillère à son propre appartement : alors que Pamela s'apprêtait à prendre la route, Alix, son premier contrat signé, rejoignait la coloc. Trois ans après la soirée mémorable qui les avaient opposées chez Antoine, voilà qu'elles allaient de nouveau se faire face, déguisées, grimées de sang et de paillettes.

Un SMS balancé en vitesse avant de prendre la route.

  Gaz :

  Prête pour la revanche ?

Le doux nom de Phoque ne répondit narquoisement que par l'un de ces petits cœurs inférieurs à trois. Simone ajusta le rétro, un regard tendre pour le dragon parfumé que lui avait confectionné sa belle. Les clés sur le contact de sa décapotable maintes fois rafistolée, pas encore tournées, la gothique sélectionna le deuxième numéro de ses favoris. Une sonnerie, puis deux...

— T'es lourde, Morticia ! l'engueula illico la voix de Pam.

— Bonne chance, Boucle d'Or. T'es à l'heure pour la livraison, au moins ?

— Ouais, j'viens juste d'arriver à la gare.

— Menteuse, je suis sûre que t'avais une heure d'avance...

Affectant d'être vexée, Pamela lui raccrocha au nez. C'était une habitude. Simone lisait clair en elle, cependant : cela faisait presque une heure qu'elle poireautait devant la gare. Ses ongles rose bonbon tambourinaient frénétiquement sur la moumoute zébrée qui couvrait le volant. Comme l'habitacle tremblait sous les coups de la pluie, les dés se balançaient au rétroviseur. Dans le miroir de fortune, elle ajouta une couche de gloss sur ses lèvres rongées par le stress, puis arrangea les bouclettes blondes qui lui tombaient maintenant juste sous le menton.

— Mais qu'est-ce que j'm'imagine, putain ? soupira-t-elle, le dos claqué contre la housse molletonnée qui recouvrait son siège.

On frappa au carreau.

À travers la vitre embuée, Pamela ne devinait qu'une tignasse rosâtre et une poigne chargée de bagues. D'un clic, elle fit sauter le verrou. Alors la silhouette pâle bazarda son grand sac sous le siège et jaillit dans la cabine, trempée jusqu'aux os sous la veste en jean qui avait pris la flotte.

— Tu sais plus c'que c'est qu'la pluie, hein ! se moqua Pamela.

Prévoyante, elle tendit à la passagère la petite serviette qu'elle avait spécialement embarquée. Elle la regarda essorer sa chevelure sauvage dont l'étonnante couleur lui évoquait le sucré suave d'un litchi. Elle admira son visage, toujours démaquillé, désormais assorti d'un anneau rebelle entre les deux narines et de nouvelles lunettes, plus larges que les anciennes. Cela mis à part, Marion avait gardé sa fossette au menton, ses épaules tombantes, ses hanches un rien carrées ; elle portait toujours une chemise cintrée et un pantalon ample. Dès qu'elle l'eût contemplée, si différente, pourtant égale à elle-même, le cœur de Pamela manqua un battement.

Non.

Il battit, d'un coup franc, sec, hurlant ; et il lui sembla soudain que, pour la première fois en deux ans, ses ventricules flétris sortaient de leur léthargie, pulsaient à nouveau du sang, chaud et vif, dans ses veines assoiffées.

La voyant ainsi désemparée, Marion détendit l'atmosphère d'une remarque anodine :

— Tu as coupé tes cheveux.

— Et toi tu... tes ch'veux... Bordel ! Ça t'va trop bien.

Une dent irascible perça le gloss et sa lèvre. Pamela se fustigeait de retomber amoureuse, comme ça, juste au premier regard. Ni la distance ni les années n'avaient suffi. Alors quoi ? Qu'est-ce qui drainerait enfin son amour de jeunesse ?

Marion ôta sa veste imbibée.

— T'aurais dû m'app'ler, l'engueula la conductrice. Je s'rais v'nue t'chercher. J'avais un parapluie.

— Y avait qu'un seul camion de déménagement sur le dépose-minute, je pouvais pas me tromper.

La binoclarde embrassa du regard l'habitacle bariolé.

— C'est tout toi ! remarqua-t-elle. Je suis fière de toi, Pam. Je sais que tu en rêvais.

— Pff, c'est juste un fourgon. J'dois encore attendre un an pour conduire un 7 tonnes. Et là, j'peux t'dire que j'l'arroserai au champagne !

Marion pouffa. Tout en parlant avec passion de ses enjoliveurs, la Barbie-routière démarra son engin. Tandis qu'elles traversaient la ville au son de September, elle s'enquit :

— T'es là pour combien d'temps ?

— Ça dépend. Et toi, t'es souvent sur la route ?

— Pas mal, oui. Ça m'détend.

Un quart d'heure plus tard, elles se pressaient avec le sac de voyage dans l'ascenseur étriqué de l'immeuble. Au moment où elles passèrent la porte de l'appartement, Alix et Simone avaient verrouillé la salle de bains et insistèrent pour que personne ne perturbât leur laborieux maquillage.

Indiquant sa chambre à l'invitée, Pamela la laissa y déposer ses affaires et se changer.

— Eh, Pam ! héla Marion.

En répondant à son appel, l'intéressée fut bien embarrassée de la trouver en soutien-gorge.

— Tu te déguises en quoi ? demanda innocemment la fille aux cheveux roses.

— Euh... bah... c'est dur à expliquer.

Deux ans plus tard, elle galérait toujours à trouver les mots justes. À cette pensée, les joues de Marion rosirent un peu. Pamela, sans rien remarquer s'était penchée sur sa petite coiffeuse et s'enduisait la face d'une pâte grisâtre. Sans vraiment comprendre à quelle fin, son ex s'approcha toutefois pour lui offrir son aide, comme ce soir-là, dans le rétro pourri de son vélo. Quand elle eut fini, la jolie blonde avait le teint livide, qu'elle agrémenta aussitôt de quelques veinules tracées au crayon bleu. Pour compléter le tableau, elle enfila sans pudeur une vieille robe à fleurs, arrachée par endroits, et se passa une corde en guise de collier. Tirant sur le nœud lâche, la tête inclinée, elle mima son trépas.

— Une sorcière de Salem ? hasarda Marion.

— Nan, j'suis littéralement une pendaison... de crémaillère.

Mordue par l'incongruité d'une telle idée, Marion explosa de rire. À croire que Pam avait trop traîné avec Mathias ! Ou peut-être pas tant. À sa façon, elle avait toujours été inventive.

— T'as une idée pour moi ? tenta-t-elle entre deux gloussements.

Pamela la dévisagea un instant – son petit ventre... eh merde ! Elle en mouillait déjà. Détournant prestement le regard, elle fouilla son armoire, lui balança un top et un short uniformément blancs, puis lui faussa compagnie. Marion avait docilement revêtu l'ensemble indiqué lorsque la belle blonde reparut armée de trois rouleaux de papier toilette.

— T'as d'la chance, il sont blancs ç'mois-ci !

Sans prendre la peine de l'en avertir, Pamela s'agenouilla et entreprit de l'embaumer des bandelettes de fortune, des jambes jusqu'au buste, du nombril aux épaules, puis jusqu'à la tête entière.

— Eh voilà, une belle momie !

Cette dernière prit sur elle pour ne pas se tordre de rire, ce qui eût risqué d'abîmer le minutieux labeur de sa dévouée costumière. Ainsi parées pour la soirée, elles s'en retournèrent au salon, où paraissait également leur couple d'amies. Pamela tomba des nues en découvrant leurs figures.

— Laquelle de vous s'est dit qu'c'était une bonne idée ?

Sur son meilleur profil, Simone arborait désormais une vilaine cicatrice, jumelle de la première. Par le même artifice, elle avait fait d'Alix son égale. Elles avaient pour l'occasion été jusqu'à échanger leurs vêtements : la pin-up fardée de noir coulant, son aînée en effroyable cover-girl. Cette dernière ricana.

— Je me suis toujours demandé quel effet ça pouvait faire, d'embrasser quelqu'un comme moi !

Ce trait d'humour douteux ne passa pas inaperçu auprès des convives, qui se demandèrent tous quel mouche les avaient piquées. Les deux amoureuses, suffisamment complices pour franchir main dans la main la frontière du mauvais goût, n'y voyaient, pour leur part, que la plus tendre empathie.

Il n'y eut ni Black Eyed Peas, ni bière-pong ce soir-là. Simone et ses amis musiciens s'assurèrent à tour de rôle de mettre l'ambiance. Autour de la table basse, la conversation allait bon train entre Alix, Pamela et leurs anciens camarades. Certains poursuivaient leurs études quand d'autres venaient de décrocher leur premier contrat de travail.

Balayés ses rêves de cinéma, Alix était demeurée à l'agence de pub où elle avait effectué son stage. Elle se consolait sur son temps libre, en montant à son compte les clips de quelques groupes locaux, sans oublier d'honorer la chanteuse de son cœur. Pamela, quant à elle, travaillait pour un déménageur, ami de son père, le temps de pouvoir prétendre à un plus gros tonnage.

Vers vingt-deux heures, Mathias fit un saut à la fête, salua son acolyte de leur traditionnel check-de-piercings et ne s'accorda qu'un jus d'orange avant d'aller prendre son service aux urgences. Marion était sur le cul. Cet hurluberlu sauvait des vies, maintenant ? Il avait troqué son jogging contre la blouse d'hôpital – tout aussi confortable, disait-il.

Pendant que Math était là, un copain de Pam et lui jetèrent un œil curieux à la momie de toilettes.

— Y a une histoire avec ce mec ? demanda discrètement celle-ci à Alix.

— Oh, oui. Et quelle histoire ! Tu connais Pam.

— Ouais. J'imagine bien qu'en étant la seule fille de sa classe...

— Quoi ? Pfff. Ils ont essayé, elle les a vite calmés. Elle leur a raconté qu'une fille avait emporté son cœur au pays du soleil. Je te jure, elle a dit ça ! Alors, au lieu de la draguer, ils ont commencé à la prendre pour leur conseillère conjugale. Et figure-toi que cette bombasse est douée !

Pas le temps de s'en étonner, déjà Simone dégainait les micros. La soirée s'envola dans une légère ivresse et la cacophonie d'un karaoké.

Vers deux heures du matin, les trois colocataires et leur vieille amie retrouvèrent un semblant de calme au milieu du champ de bataille où gisaient vaisselle sale et cotillons. Remettant le plus gros du rangement en lendemain, toutes se défirent en douceur de leurs atours de monstres. Pamela se débattait sur le canapé avec ses tartines de coton, tandis que Marion se dépêtrait de sa chrysalide hygiénique au milieu de la pièce.

— Et toi, ça s'passe bien, la maison d'édition ? s'intéressa la bimbo, qui manqua de bouffer son lait démaquillant.

La tête étonnée d'Alix émergea de la salle de bains :

— Quoi, t'es pas au courant ?

— Au courant d'quoi ?

— Marion s'installe dans le coin. Je l'ai branchée avec une boîte, ils sont dans la BD. Tu te souviens, j'avais bossé avec eux sur un petit film d'animation ?

Pamela s'était figée, la face interdite, mi-plâtrée mi-laiteuse. Simone, à son tour, fit irruption dans le séjour.

— Et ta Portugaise ? sourit-t-elle en même temps qu'elle déballait l'un des bras de Marion.

— Quelle Portugaise ? tressauta Pamela. Et pis c'est quoi vos p'tites conversations secrètes ?

— Facebook, Pam. Il serait temps de t'y mettre.

Cela faisait longtemps que la jolie convoyeuse ne s'était pas sentie si bête. Elle n'avait pas eu le temps. À force de s'occuper par tous les moyens possibles, de débattre des déboires amoureux de ses copains de classe, de combler ses lacunes d'anglais à grand renfort de pop-culture et de passer tous les permis qui lui venaient en tête – moto, bateau, planeur – elle n'avait plus pensé à prendre des nouvelles ; encore moins de cette manière. Elle avait essayé, au début.

— T'façon, ton mur est aussi vierge qu'une nonne de douze ans ! pesta-t-elle.

— C'est toi la nonne, railla Simone. Personne en deux ans...

— J'ai rompu avec elle, lâcha Marion.

Ce qui étira les sourires des amantes et fit souffler son ex :

— Sérieux, c'est ta passion ? Tu prépares les olympiades de la rupture ?

À cet instant précis, Alix pressentit qu'il fallait calmer le jeu. Elle proposa de finir une bouteille de vodka entamée et apporta son PC pour présenter aux trois autres un petit film bricolé à partir des photos et quelques vidéos de leurs dernières vacances. Elle aimait l'aspect granuleux des objectifs de téléphones – authentique car trivial. L'admiration aidée par les shooters, ses trucages sporadiques impressionnèrent beaucoup. Après quoi, face à la moue pataude d'une Gaz alcoolisée, la jeune femme suggéra finalement l'extinction des feux.

Le couple s'éclipsa. Restée seule avec Marion, Pamela, en bon prince, porta un édredon jusqu'au canapé. Elle s'était résignée.

— Prends mon lit, j'vais dormir ici.

— Tu recommences, la sermonna Marion.

— Quoi ?

— C'est pour ça que je t'ai quittée, Pam. Tu me faisais toujours passer avant, je ne pouvais pas suivre.

Elle avait beau l'enguirlander, l'invitée prit néanmoins le chemin de la chambre. Elle enfila son pyjama, se glissa sous la couette et, par la porte ouverte, observa Barbie-camping dresser son lit de fortune.

— Arrête de faire ta débile, viens te coucher !

Surprise mais complaisante, Pamela s’exécuta. La porte fermée, elle s'allongea du côté du lit laissé libre par Marion – celui qu'elle aimait le moins. Les cheveux emmêlés contre les oreillers, elles se firent face en silence. Leurs regards ne se télescopaient que pour mieux se fuir dans la foulée. La bimbo, imbécile, n'osait rien avancer. Sans qu'elle s'y attendît, Marion glissa une main entre ses boucles dorées.

— Désolée si ça sonnait comme un reproche, chuchota-t-elle.

Son souffle sacré balaya les pommettes de la blonde tandis qu'elle poursuivait :

— Je n'étais pas à la hauteur, c'est tout. Je ne mesurais pas bien la chance que j'avais, ni ce que tu ressentais. Et je suis désolée Pam... je suis désolée si je t'ai brisé le cœur.

Sa main, d'un geste bienfaisant, se nicha entre ces seins qu'elle n'avait jamais oubliés, juste contre la ruine qui battait à tout rompre. Comme la belle, d'un air curieux, se laissait faire, elle taquina avec hardiesse le téton qui pointait par dessous sa chemise.

— Qu'est-ce qu...

Sans réfléchir, elle enraya la question de Pam du bout des lèvres. Plus pantoise encore, cette dernière se crispa.

— J'ai été un peu conne et très égoïste, admit Marion. Tu vois, toutes ces petites attentions que tu avais pour moi, spontanément, parce que tu es toi, j'en ai toujours voulu aux autres de ne pas y penser. J'ai fini par comprendre.

Les grands yeux bleus de sa nymphe vulgaire la dévoraient d'envie. Collant son nez au sien, Marion y répondit sans détour, les iris irradiés du même désir brûlant :

— Je t'aime Pam. Je peux avoir une seconde chance ?

Incapable de réprimer le rictus béat qui lui déformait les joues, l'intéressée planqua son visage dans le décolleté de sa partenaire. Dès que les effluves oubliées de sa peau, de sa sueur et de ses lotions lui montèrent au nez, charriant dans leurs flots une marée de souvenirs, la jeune femme fondit en pleurs. Caresses interminables entre ses cheveux courts, sur sa chair mise à nue, les doigts virtuoses de l'amour d'autrefois tentèrent de l'apaiser.

— Je te promets, je ferai tout ce qu'il faut. Alors ne pleure plus, d'accord ?

Pamela, émue, releva le menton et contempla celle qui, pour la première fois, prenait le risque de lui livrer ses sentiments. Engagée par tant d'honnêteté, elle confia à voix basse la raison de ses larmes :

— T'as pas changé d'lessive.

Le fou-rire de Marion prit l'accent grave d'un sanglot, si longtemps refoulé. N'y tenant plus, elle saisit à deux mains les joues roses de sa poupée parfaite. Elle l'embrassa, avec une passion que seules connaissent les papilles. Retrouver la pulpe de ses lèvres, son arôme fauve, sa langue joueuse...

— T'as pas changé tout court ! nota-t-elle, sans besoin de ses lunettes pour en attester.

Les corps aimantés se perdirent, comme à l'époque, au creux l'un de l'autre, frémissants de pulsions. Sous les flatteries répétées de celle qu'elle avait fuie, Marion s'ouvrit un peu plus. Zélée et sûre d'elle, voilà qu'elle se mettait à quémander. Encore. Un autre. Encore, oui. Juste envie d'elle.

À cause de la piètre épaisseur des murs, dans la chambre opposée, Alix, bien éveillée, toisait sa compagne d'une moue victorieuse.

— Tu vois, je te l'avais dit ! Et toi, qu'est-ce que t'as eu besoin de parler de cette Portugaise ?

— J'ai pas pu résister, Phoque. Voir Pam furax contre Marion...

Alix lui octroya un baiser d'approbation, aussitôt enrichi d'une morsure vengeresse. Reposant la joue contre son sein, Simone répandit sur son torse sa longue chevelure claire. Crinière platine bientôt peignée du bout des ongles.

Autour d'elles, dans la pièce, s’amoncelaient leurs trop nombreuses affaires ; les instruments de musique, les uns contre les autres, comme des équilibristes ; le bureau encombré, à moitié converti en table de montage ; le grand panneau de liège qui attendait qu'on l'accroche, où se trouvaient placardées les cartes postales d'Alix. Il y avait celles du Portugal que Marion postait à intervalles réguliers, celles que Simone lui envoyait, par jeu, de leurs vacances communes, quelques unes de Bastia, une unique de Délia. S'y mêlaient subtilement quelques fleurs séchées, deux aquarelles et beaucoup de photos.

— Si on récupère l'autre chambre, j'en fais mon studio, trancha Simone.

— Tu perds pas le Nord, hein ! J'accepte seulement si on adopte un chat... En attendant, je crois que la nuit est foutue. Alors qu'est-ce qu'on fait ? On monte ton clip ? On matte un film ?

— J'ai une meilleure idée.

Au sourcil levé de son amante, la chanteuse riposta d'un clin d'œil espiègle.

— Faisons plus de bruit qu'elles.

FIN

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