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Enfin, la guerre!

Que les Français n’avaient-ils craints ce moment...

Depuis quelques jours, les journaux ne parlaient que de la menace adressée à la Serbie par l’Autriche; des mains avides se les arrachaient pour connaître les nouvelles. Ce qui semblait évident n’attendait qu’un télégramme.

Comment en était-on arrivé là?

Tôt dans la matinée, en ce premier août, Constant n’avait rien appris du maire qui semblait attendre avec inquiétude une nouvelle de grande importance qu’il taisait à ses administrés; Gustave n’évoquait pas davantage les dépêches communiquées la veille et exigeant que tous demeurent sur la commune. Même ses proches ignoraient les décisions du gouvernement.

À l’église, le téléphone avait sonné toute la nuit.

— La Russie soutiendra la Serbie, affirma le notaire au cours d’une consultation dans le cabinet du médecin; nous aussi, par amitié. Notre alliée mobilisera-t-elle ses hommes? Ce sera la guerre dans quelques heures.

Un gendarme porta le pli officiel vers la sous-préfecture; alors, des témoins retinrent leur souffle. Aucun d’eux n’avaient l’espoir que les hostilités entre les nations européennes cessent par d’habiles négociations – contrôlant les laissez-passer, des soldats mobilisés dans l’armée territoriale étaient d’ores et déjà à leur poste le long des voies –. Soudain, le tocsin hurla au sein du clocher de l’hôtel de ville. Blanche s’était préparée à porter secours; or, celle-ci n’observa aucun affolement parmi les habitants, seulement un long silence. Certains enfants se blottissaient contre la jupe de leur mère. Aussitôt lu l’ordre de mobilisation encadré par les couleurs de la France, des mots résonnèrent dans les esprits.

La guerre...

Une inconnue se mit à pleurer. Gustave vit arriver des hommes qui ne savaient que faire; certains cherchaient à savoir quand les uns et les autres s’en iraient. Jamais le cordonnier ne vit autant de chaussures sur son établi! Ces derniers jours, il avait préparé de nouvelles semelles; il conçut également les paires que porteraient des hommes appelés à marcher afin de défendre leur pays.

— Je suis des premiers, affirma l’un d’eux.

De nombreux conscrits erraient dans la ville afin de retrouver leurs esprits; ainsi, les cafés virent entrer les hommes qui cherchaient à s’enivrer. De la mobilisation, ils firent recette! Même les plus réservés attendaient d’être saouls.

— Les Allemands ont déclaré la guerre aux Serbes comme aux Russes, affirma un professeur au sein du collège universitaire.

« Ne devions-nous pas nous y attendre? » songea Georges.

— Quand ils sauront que nous rassemblons nos hommes prêts à se battre, poursuivit son collègue, ils ne tarderont pas avant de faire de même avec nous autres Français... Venit hora judici. Sous notre horloge, ne lit-on pas ces mots?

Le père Ambert célébra une messe davantage pour les larmes de ses paroissiennes que pour les conscrits; encouragés par leurs épouses, ces hommes se confessaient – dans les mains tremblantes qui récitaient le chapelet, le prêtre savait que les prières ne s’adressaient pas toutes à ce Dieu que lui vénérait –. Certaines gens, consternées, se rembrunirent tandis que d’autres cherchaient dans le regard des amis une preuve du drame annoncé, un exemple à imiter... Tous ceux qui accordaient leur confiance à l’armée française rentrèrent chez eux préparer leurs bagages – une prompte mobilisation découragerait, à leurs yeux, l’agressive Allemagne qui menaçait leur équilibre –; la nuit vit des hommes fuir les adieux. Seul sur son vélo, le facteur appela vers la caserne les soldats qui n’étaient pas encore partis.

Née femme, comment comprendre la guerre?

Les langues négligeaient enfin l’affaire rendue publique de madame Caillaux, graciée après avoir tué le directeur du Figaro. L’encre avait pourtant coulé! Blanche priait en son cœur pour toutes ces mères dans le besoin ayant désormais à élever seules des nourrissons et des enfants en bas âge. Il leur serait difficile de veiller sur leurs aînés...

— Quel bonheur! s’enthousiasmaient de jeunes hommes qui venaient faire ferrer les chevaux avant la réquisition.

Tous savaient que le tocsin avait sonné pour de nombreuses gens dans la ville.

« L’heure est grave » pensa Jacques.

Le jeune homme avait décidé de ne fréquenter la faculté à la rentrée prochaine; or, Constant ne voulut admettre qu’il puisse gâcher ses chances de devenir médecin. Ses professeurs étaient, eux, davantage bouleversés par l’avis de mobilisation qui les priait d’exercer sur le front dès la première bataille. Connaîtraient-ils les postes de secours aménagés près des troupes?

Seuls les couverts cliquetaient de concert.

Les yeux rivés vers son assiette, Georges se taisait; il faisait néanmoins honneur au cru que son beau-père réservait pour les grands jours. Ayant avalé la dernière cuillérée de potage que la cuisinière avait tristement préparé, Blanche partit vers la cuisine. La flamme dansant à l’intérieur de la lampe à pétrole paraissait d’une grande beauté aux yeux de Félix qui, fasciné par la danse de toutes sortes d’insectes sur le verre, ignorait la tarte que servit Blanche.

— Puis-je sortir de table, père? demanda Alban.

Georges acquiesça.

Lisant comme chaque soir le journal près de la cheminée du salon, éteinte en cette saison, Constant alluma sa pipe; son gendre lui fit ses adieux d’une poignée de mains dans laquelle le médecin sentit toute la confiance dont il l’honorait en lui laissant ses enfants. Georges souffla sur les bougies de cire que les plus jeunes laissaient brûler avant de s’endormir; il porterait l’honneur de leur nom sur les champs de bataille où s’engageait celui de la France. La place d’un père n’est-elle pas à la guerre? Aurélie ne s’étonnait pas que les hommes luttent contre des ennemis dont elle ignorait jusqu’à l’uniforme; celle-ci se remémorait les scènes d’invasion dont Constant parlait quelquefois avec certains de ses patients à la fin d’une consultation, sur le palier de la porte du cabinet. Les Allemands brûleraient-ils maisons et commerces, pillant et massacrant ceux qui restaient? Mieux valait partir de suite et ne plus penser.

Quelques heures avaient été accordées aux hommes pour se préparer; quelques instants encore. Georges prit son livret militaire et, entre ses effets personnels, glissa l’appareil photographique acheté sur le Champ-de-Foire l’an dernier.

Assassiné, l’héritier de l’Empire austro-hongrois; assassiné, un député socialiste...

Sur le quai, des inconnus, dont les adieux n’avaient quelquefois pas dépassé le seuil de la maison qu’ils quittaient, discutaient avec gravité mais, sans tristesse.

Georges s’était rendu chez un camarade de régiment qui fut le témoin de son mariage, non sans lui avoir fait parvenir un télégramme lui demandant de l’attendre; ainsi, tous deux parcoururent la route ensemble. De la maison bâtie par les parents d’Arsène dans la campagne, ils marchèrent d’un pas résolu vers la ville de garnison, puis déjeunèrent sur le bord d’un chemin creux; les voyant fourbus, un paysan leur permit de coucher dans son étable jusqu’au lendemain. La caserne s’ouvrait sur une large cour. Accueillis par un soldat en faction, les deux compères partagèrent la même chambrée, comme dans leur jeunesse. Dans la bouche de ces hommes ne se portaient guère les récits héroïques des grands personnages dont l’école républicaine leur avait conté les mérites et les exploits; ils avaient néanmoins arboré cocarde et ruban au son du clairon.

Affectés l’un comme l’autre à la surveillance des quais, les réservistes reprirent l’uniforme. Un pantalon rouge garance couvrait leurs jambes jusqu’aux mollets autour desquels s’entrelaçaient des lacets de cuir; de vieux brodequins chaussaient même leurs pieds. Leur corps ployait sous le poids du paquetage qui malmenait leur dos. Les officiers n’avaient pas davantage de pitié pour les jeunes conscrits...

En temps de guerre, tout citoyen devait être soldat.

Des liens du mariage les hommes s’étaient-ils affranchis pour s’attacher au canon; à la ceinture dont certains pères se servaient pour punir leurs fils, des munitions attendaient. La France était de nouveau envahie! Étreintes par l’angoisse, des femmes pleuraient. Si les fiancées remarquaient leur prétendant quitter la caserne vêtu d’habits disparates derrière les ultimes pantalons garance en magasin; si les pères voyaient leurs fils s’affranchir de l’éducation qu’ils avaient reçue pour aborder les plus jolies demoiselles avant de voir de quoi l’ennemi avait l’air; si...

Et si la guerre les prenait tous?

— En avant! Marche! hurlait le chef de bataillon.

La veille, les flambeaux avaient effectué une retraite nocturne. Certains réservistes ne se montraient pas toujours dignes de l’uniforme qu’ils portaient; affolées par des pétards, des sentinelles tirèrent ainsi sur leurs camarades saouls. Même le premier mort de la guerre avait pris l’aspect d’un ivrogne qui eut le malheur de menacer un gendarme averti du désordre et qui le mena vers la gare.

— En avant par quatre! Marche!

Les habitants se taisaient.

Amassée devant la vitrine d’une brasserie, leur haine fit néanmoins des ravages; les propriétaires partirent dès le lendemain. Étaient-ils encore Allemands, eux qui avaient longtemps vécu en France? Dans la ville parée de fleurs et de drapeaux, la panique s’emparait ainsi des esprits.

*

— Mon enfant! s’exclama Blanche en regardant les mains écorchées de la jeune femme qu’elle employait comme cuisinière. Vous travaillez donc si dur?

— J’verse mon sang à la patrie, M’dame!

Chaque jour, Rose commençait par traire les génisses; elle portait ensuite le fourrage aux chevaux de l’écurie qui avaient labouré, tiré les charrettes de foin et conduit les siens – son père possédait quelques bêtes mais ne pouvait s’enorgueillir de travailler sa propre terre –. Les maigres économies que Rose glissait sous le matelas de son lit servaient à payer quelques outils, le sel ou le sucre. Toute la semaine, la jeune femme parcourait ainsi trois kilomètres à pied pour venir travailler en ville.

— Elle doit ben manger aut’chose qu’du lard dans sa soupe...

Toutes ses voisines la félicitaient de sa place. Que les commères appréciaient le bonnet blanc coiffant ses cheveux noués lorsque la paysanne vendait sur le marché les produits de la terre récoltés de ses mains! Les naïves médisances interrompues par quelques clientes reprenaient aussitôt l’argent glissé dans leur bourse.

— Dire qu’elle doit tremper son pain dans l’lait, comme nous!

— Sa bolée d’cidre, elle la descend encore, vous croyez?

— Elle est au vin, sûrement...

Au jour béni des croyants, Rose endurait seule, hélas, les lourdes tâches qui lui incombaient depuis la disparition de sa mère. Elle ne partait à la messe que lorsque le pain était pétri, s’efforçant de bâiller dans son châle pour ne pas montrer sa fatigue. Quelques jours auparavant, celle-ci s’était habillée en hâte pour la messe, puis avait avalé une tartine de pain beurré en courant vers l’église; la jeune femme demeura alitée tout l’après-midi et ne se leva que pour traire les génisses non encore réquisitionnées.


— La guerre! s’exclama Rose.

Aurélie descendit de sa chambre où elle étudiait le latin et vit la cuisinière, le visage bouffi par les larmes. Cette jeune femme économisait avec patience dans l’espoir d’installer son père dans un appartement avec électricité et eau courante: le métayer fumerait la pipe, installé dans un fauteuil auprès d’un feu pour lequel il ne couperait plus le bois en hiver... Hélas, le tocsin ayant sonné, il était rentré chez lui puis, la faucille à la main, continua de couper le blé. La domestique se sentait fière d’honorer une promesse muette. Aurait-elle des nouvelles de son père qui ne savait pas rédiger? Son angoisse était si grande que, pas une casserole, pas une marmite, ne demeurait longtemps entre ses mains.

— Je vais vous aider, insista la jeune fille.

— Mam’zelle est ben gentille.

Que d’heures passées ensemble! Le repas sur le feu, Aurélie aidait son amie à dompter son patois; toutes deux nommaient ainsi ustensiles, plats, couverts... Un soir, rentrant de l’école, Aurélie trouva la domestique occupée à plumer une volaille. La fillette interloquée la regardait; son regard allait de l’animal posé sur une planche à découper vers Rose qui venait d’arriver dans la maison.

— Que fais-tu? demanda-t-elle.

— J’von faire cuire c’te bête-là, mam’zelle!

— Tu veux parler de la dinde?

— Ben, c’est comme que j’ai dit.

Une amitié était née.

Sur le chemin qui le ramenait du collège, Georges s’arrêtait chaque jeudi à la librairie; il posait sur le comptoir une pièce de dix centimes, La Semaine de Suzette en main, et le sourire de sa fille, déjà, dans son cœur. L’enfant se rendait en cuisine sous l’œil amusé du professeur qu’elle embrassait à peine. Au milieu des épluchures, Rose se hâtait d’essuyer ses mains sur le tablier de coton cousu à son embauche; Aurélie faisait enfin la lecture à la domestique attendrie par les maladresses de la Bretonne.

— Elle croyait vraiment partir! La bonne nouvelle... La nouvelle bonne...

Pauvre Bécassine!

Les leçons complétaient celles d’une religieuse qui n’avait pas hésité à porter sur les doigts de l’écolière des coups de bâton lorsque celle-ci, rédigeant une composition, n’employait pas un mot de français. Rose avait auparavant appris à tracer des traits sur une ardoise. Accompagnée de sa mère, elle était arrivée dans la classe enfantine vers l’âge de six ans. Sœur Bénédicte commençait toujours la matinée en observant minutieusement les mains de ses élèves; elle était rigoureuse et ne supportait aucune insolence.

— Je dois vous quitter Mademoiselle, annonça gravement Rose.

Les femmes souffraient de l’absence des hommes; certaines avaient les mains écorchées et des meurtrissures aux épaules sur lesquelles elles harnachaient les sangles de la charrue. Ses commis appelés les uns après les autres, Rose se retrouvait à leur suppléer – déjà, la paysanne avait pris la place des bœufs réquisitionnés –; celle-ci vit les sabots marqués au fer chaud sur le Champ-de-Foire. Arrivaient même carrioles, charrettes, voitures... Une ancienne camarade de classe criait des annonces sur le tambour du garde-champêtre, tué aux premiers jours de la guerre qu’il avait annoncée sur la place de l’église; quelquefois, cette jeune femme veillait sur les nourrissons dont les mères travaillaient aux champs.

« Puisse-t-elle ne pas manquer la messe... »

Blanche regrettait amèrement de voir la paysanne sacrifier ses mains. Qui voudrait lui passer l’anneau du mariage? L’hiver ôterait des charges de travail; jusqu’à la nuit, il faudrait néanmoins à Rose œuvrer durement pour se chauffer et manger à sa faim.

— À c’te heure, on peut même travailler l’dimanche.

*

Pieuse catholique, Blanche se rendit à l’église chaque matin, chaque soir, réciter des chapelets; sa petite-fille prit l’habitude de l’accompagner dans ses prières, assise sur le prie-Dieu et les mais jointes.

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