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On va prendre le fusil que j’ai fabriqué dans l’atelier de mon père! s’exclama Séraphin.

Le garçon logeait dans un hôtel particulier appartenant à sa famille depuis quatre générations; il aimait raconter que l’un de ses aïeux, colonel d’un régiment de cavalerie, avait péri, le sabre au fourreau, sur un champ de bataille. Tous étaient de ceux qui ne se soumettent à l’ennemi que morts.

— Mon père est officier, insista Séraphin. C’est moi qui commande. Si vous n’êtes pas content, dégagez! Je ne veux pas de vous dans ma compagnie.

Jusque dans ses jeux, des hommes se livraient combat: les uns en pantalon rouge; d’autres habillés de vert-de-gris. Cachés derrière un carton ou tapis sur le bord d’une malle, les Français attendaient leurs ennemis coiffés du casque à pointe, prêts à attaquer, puis, guidés par un officier téméraire, ils bondissaient avec bravoure. Les Allemands n’étaient jamais assez vifs et manquaient d’agilité. Nombreux étaient leurs corps sur le sol. Les vainqueurs défilaient enfin dans la ville. Des figurines de plomb triomphaient ainsi de leurs envahisseurs qui fuyaient, abandonnant canons et mitrailleuses.

— Ces idiots envoient des balles qui ne font pas mal! expliqua Arthur avec sérieux. Nos soldats n’ont même pas de peine à les débusquer des fourrés où ils se cachent.

Comme Félix s’empressait de suivre le groupe de garçons, leur meneur le repoussa brusquement. Les chiens, eux aussi, se faisaient la guerre.

— La guerre, ce n’est pas pour les enfants!

L’exode des bannis ouvrit le bal des misères.

Des charrettes encombrées rivalisaient avec les maigres bagages de ceux partis en hâte, emportant les vêtements qu’ils avaient sur le dos au moment de leur fuite; certains avaient abandonné aux Allemands poules et lapins. Époux sans épouse, enfant sans parent, erraient, l’air hagard. Quel malheur sur leur visage!

L’ennemi était de papier.

Aurélie servait du lait chaud aux enfants tandis que sa grand-mère proposait une soupe aux légumes à leurs aînés – les hommes appelés à faire leur devoir, Blanche avait senti l’élan patriotique croître son orgueil –; même le maire était convaincu que ces exilés recevraient la charité. Encouragés par la Croix Rouge, certains de ses administrés fourniraient linge, vêtements...

— Ces pauvres gens sont affamées, constata amèrement Blanche. Reverront-ils un jour leur foyer? On raconte que des Allemands exécutent des otages... Comment des soldats peuvent-ils se rendre coupables de tels crimes? J’ai entendu une femme pleurer après son mari tué dans l’incendie de leur maison, comme tant d’autres.

— Tant qu’il y en aura pour fuir les Boches, maugréa Louise, nos hommes ne sont pas près de revenir...

— Je n’ai guère confiance en ces misérables qui espèrent trouver asile chez nous, poursuivit Yvonne. D’ailleurs, j’ai fait ranger la porcelaine de ma pauvre mère dans des armoires fermées à clé; ma sœur, elle, a caché ses bijoux. II ne manquerait plus qu’après nos hommes, on nous prenne notre dignité! Le maire parle fort heureusement de les faire travailler; certains sont déjà embauchés dans les fermes.

Le bonheur était-il encore possible?

*

Huit jours de caserne puis, enfin, le front.

Des éclairs zébraient le ciel obscurci de la nuit; or, aucun son ne parvenait aux oreilles des hommes de l’armée territoriale ignorant la prise de Mulhouse par les troupes françaises. Tous avançaient la tête basse sous la lune.

Pauvre Arsène!

Le soldat, pris de malaise, venait de rejoindre le régiment; il avait parcouru quelques kilomètres dans l’ambulance en compagnie des infirmiers qui lui auraient évité une nouvelle insolation s’ils n’avaient craint la réaction jalouse des autres fantassins. Avaient-ils déjà eu si chaud? Le soleil avait terrassé tout le jour ces soldats assoiffés que de rares arbres protégèrent; certains ne purent distinguer la transpiration de leur corps de celle produite par l’effort harassant que la marche exigeait d’eux. Georges les avait suivi en se jetant sur un cours d’eau presque à sec. Il s’allongea, le dos contre une meule de paille abandonnée dont l’ombre le protégeait de l’astre; ses pairs l’imitèrent, comme lors des siestes méridiennes aux jours de moisson.

« Et si je devenais père? » s’inquiéta l’un d’eux.

Après avoir longtemps manié la faux, il rejoignit la veuve d’un voisin qui, relevant ses jupons, se laissa bercer par ses caresses; couchés sur la paille, les fiancés s’étaient donné un peu d’avance. Le tocsin fut, hélas, la seule cloche qui scella leur union. Dès l’aube, le paysan se laissa tomber à terre, les brodequins souillés par les betteraves sur lesquelles il avait trébuché sans les voir aux abords d’un village en ruines que n’avaient abandonné des habitants semblant attendre les Allemands responsables de leur misère, mais l’astre se lève aussi en temps de guerre.

Le soleil, déjà haut, éblouissait les débris fumants des maisons dont manquaient ne seraient-ce qu’un mur, le toit...

« Quelle beauté! » songea Georges.

Une jeune femme sortit soudain de sa demeure, un panier de linge sous le bras; l’inconnue se dirigea vers le lavoir sans dévisager les soldats dont les bretelles retombaient sur les cuisses. Une autre reprisait, assise sur les marches de la seule maison du hameau épargnée par les obus ennemis. S’agenouillant près d’elle, Georges contempla son ouvrage. La paix qui émanait de cette vieille femme apportait au soldat une profonde sérénité; Georges resta ainsi longtemps sans bouger. Il regarda celle dont il ne savait rien pénétrer d’une aiguille très fine le tissu d’une chemise de ces gestes lents et répétés dont se nourrissent les gens qui savourent chaque instant. Il vit Mathilde tricoter des petits chaussons; il vit sa fille broder auprès d’elle; il vit son passé... Sans nostalgie et sans mélancolie, il vit ce bonheur familier qui l’avait tant comblé. De la sueur perlait sur son front. Il fallut qu’une goutte de sueur se laissa glisser sur son dos pour que Georges reprit connaissance de la chaleur que le soleil levant rendait davantage oppressante puis, il but, écœuré, l’eau, chaude depuis la veille, dont il avait rempli sa gourde.

Le tonnerre se fit entendre.

Georges vit l’inconnue lever négligemment la tête vers l’horizon; lui-même fronça les sourcils. Qui se risquerait à le tuer? Il était brave après tout, et la mort d’un homme est chose grave. Les canons crachaient le feu en Belgique. Des barrages avaient cédé afin d’inonder les mornes plaines de ce fier pays qui, refusant de laisser les Allemands le traverser pour atteindre les troupes françaises amassées à l’est, prit les armes.

Un agent de liaison arriva, essoufflé.

— Les Allemands attaquent sur Cambrai!

Aux premiers coups de canon qu’il perçut au loin, Georges mesura cette force guerrière qui opposait l’ennemi à ses camarades. Les Gaulois avaient jadis cédé devant la puissance de Rome. À leurs cadets, les vétérans d’une guerre déjà oubliée enseignèrent la leçon d’un fabuliste, abandonnant à l’histoire et, donc aux manuels scolaires, les personnages illustres que ces derniers n’avaient appris à admirer que pour mieux les imiter.

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Enterrés dans les tranchées qu’ils avaient creusées sous les balles assassines, les soldats résistèrent; certains s’étaient déjà battu au fusil lors d’une patrouille. Ils ignoraient le récit qui serait fait de la présente campagne. Jamais ces hommes n’auraient pensé prendre les armes, eux qui surveillaient jusqu’alors routes et ponts d’où leurs cadets s’en allaient périr.

— Préférez mourir en France, sur le sol chéri de votre patrie, plutôt qu’en Allemagne, les encouragea un lieutenant qui se souvenait de son combat durant l’Année terrible; préférez mourir maintenant que le sort de votre pays est entre vos mains que demain, dans votre lit, pendant vos vieux jours.

Tout le jour, Cambrai ne fut qu’un angle de tir.

Les arbres centenaires qui ombrageaient de grandes bâtisses faites de briques rouges sur l’avenue Victor Hugo furent les témoins d’âpres luttes. Même le boulevard et la route dits de la Liberté étaient assaillis. La guerre prit sens aux yeux des soldats de l’armée territoriale; tous défendaient avec entrain chaque mur, chaque pavé. À la mort du lieutenant, abattu d’une balle sur le front, un sergent prit le commandement des hommes esseulés. Georges s’était dissimulé derrière une barricade élevée près d’un canal avec quelques compagnons qui l’avaient rejoint; Arsène, lui, s’installait aux fenêtres d’un estaminet abandonné au destin. Tous deux avaient tiré sans relâche, ne sachant que faire d’autre. Ni l’un ni l’autre ne se préoccupèrent des civils. Les habitants avaient disparu sous la menace de feu et, pas un homme, pas une femme, pas même un enfant, ne brava le danger sous les yeux de Georges. Aucun de ses frères d’armes ne parvenait à reprendre la ville aux Allemands; ils se retirèrent, vaincus. Que seraient les noms illustres des rues? Quel avenir auraient avenues et boulevards aux consonances latines? En ce vingt-six août, l’histoire de France avait tremblé sous les balles ennemies.

*

Aurélie aida sa grand-mère à porter draps et linge de corps pour couvrir les matelas que d’autres avaient prêtés pour accueillir les blessés; quelquefois, la jeune fille apercevait certains de ces soldats échappés du front, couverts de bandages. Pourquoi gémissaient-ils? Aurélie méconnaissait leurs maux et ne comprenait guère des angoisses étreintes dans les blessures; elle supposait la détresse des individus dont elle percevait le souffle rauque ou un lourd silence en eux. Étaient-ce les hommes qui auraient ri des blessures infligées par les Allemands? Certains souriaient, assis dans des wagons dont la porte était ouverte les jours de chaleur.

« Ils sont si jeunes! » déplora Blanche.

Ce matin-là, Aurélie suivit sa grand-mère dans un compartiment qui lui arracha une forte nausée; des excréments tapissaient le sol ensanglanté et souillé d’urine... La jeune fille posa sur ses narines un mouchoir parfumé de menthe fraîche qu’elle avait cueillie sur les conseils de Blanche. Sa grand-mère ne cherchait pas à comprendre les souffrances des hommes ; elle les acceptait. Quelques portes demeuraient fermées. Des enfants ayant l’âge de Félix accompagnaient une veuve les priant de ne pas réveiller les soldats – ils avaient appris à respecter le repos de leurs aînés –; aucun d’eux ne fit de bruit. Les habitants s’amassaient ainsi autour des blessés pour savoir s’il leur fallait encourager la guerre ou la condamner; ils se lassèrent au fil des jours. Que de soldats confiant les mots de la guerre à leurs oreilles! Les convois furent bientôt réservés aux seuls militaires et hospitaliers. De jeunes infirmières diplômées se tinrent à leur chevet; elles assistaient les médecins comme les épouses soutenaient leurs maris.

— S’il vous plaît! hurla soudain une voix rauque. Coupez-moi la jambe... S’il vous plaît! S’il vous plaît!

Alban ne voulait pas regarder et cependant, il ne pouvait ignorer le terrible spectacle qui se jouait au jardin municipal. Comment guérir ses yeux écœurés observant l’un de ses camarades occupé à arracher les ailes d’une mouche? Le bourreau ne se préoccupait guère d’un être si minuscule; aux yeux de Séraphin, l’insecte ne ressentait d’ailleurs aucune douleur. L’enfant approcha la mouche mutilée d’une toile d’araignée comme il y en avait sur le toit de la glacière. Sa mère vint vers lui; aussitôt, Séraphin renonça à satisfaire son dessein et jeta l’insecte par-dessus l’enclos des chèvres que nourrissait un vieux monsieur.

Ce même jour, Félix recueillit un oisillon à l’aile brisée.

— Tu as bien agi, mon enfant, le félicita le père Ambert. Sache que toute créature, même ennemie à notre Seigneur, doit être secourue. N’est-ce pas le devoir d’un homme Nos soldats sur le front portent le fusil mais ne sont pas moins des fidèles du Christ.

*

Marcher.

L’ennemi derrière et l’inconnu au loin.

Marcher.

Georges se pencha pour ne pas heurter une créature nocturne qui tournoyait audessus de sa tête. Qu’étaient aussi ces deux yeux verts brillant dans les hautes herbes? Trente kilomètres et enfin, les ampoules au pied...

Une lueur apparut soudain à l’horizon!

À l’intérieur d’une masure délabrée dont quelques persiennes manquaient aux volets décrépis, une femme raccommodait la chemise de son vieil époux qui, fumant sur le perron, invita d’un geste les soldats à rentrer lorsqu’il les vit trempés. La maîtresse de maison se leva de son fauteuil sans regarder ces hommes qui ôtaient leurs vêtements; elle ajouta ensuite quelques écuelles sur la table dressée pour le dîner tandis sa fille servait une bouteille de cidre sans dire un mot. Même la soirée se passa dans le silence. Georges s’assoupit sur la paille sèche de l’écurie en compagnie de ses pairs; son ami le précédait déjà dans le sommeil. Parmi les bêtes de ferme qui avaient échappé à la réquisition pour les travaux des champs, une jument mit bas au cours de la nuit. Le sergent, vétérinaire de métier, apporta son aide malgré la fatigue. Tous étaient éreintés.

Marcher.

La paysanne pénétra un matin dans le bâtiment qui abrita plusieurs jours durant les hommes au repos; sur l’un des murs, elle accrocha le falot qu’elle tenait d’une main. Comme sa fille l’accompagnant avec un plateau en argent sur lequel avait été posé un pichet brûlant et quelques tasses, celle-ci vit autrefois les troupes françaises tourner le dos à leurs ennemis – aucun soldat ne se lavait convenablement –; l’odeur dégagée par ces êtres hirsutes et sales l’avait profondément écœurée lorsqu’elle était rentrée sur les pas de sa mère. Georges n’entendit pas son lieutenant, brusquement réveillé, remercier l’hôtesse de servir le café.

— Les Allemands sont sur vos traces! La p’tite va vous conduire au verger. Gagnez l’village avant le l’ver du jour!

Marcher.

Les soldats fuyaient, les Allemands sur leurs arrières; les hommes se sauvaient, l’ennemi aux trousses. Ces combattants connaissaient déjà plus de morts que de vivants. Ils reculaient la tête basse, honteux de ne permettre aucun espoir. Tous les chemins menaient-ils à Berlin?

Marcher.

La nuit venue, Georges dormait souvent en alerte dans un fossé, aux abords d’une route, comme en d’autres fois sur un trottoir ou à même la terre.

C’était le chaos.

Les soldats en disgrâce se sentaient si impuissants face à leurs adversaires; ils avaient le sentiment d’être engagés dans une lutte perdue d’avance. Ces pères de famille épuisés acceptaient néanmoins difficilement de renoncer. À qui le malheur des vaincus ignorant la gloire des vainqueurs? À Paris, les habitants imprudents se pressaient pour voir les taubes allemands menacer la capitale tandis que, sur la ville de Mulhouse libérée, flottèrent durant deux jours les couleurs que des Alsaciens avaient embrassées. Jamais la République ne céderait à l’ennemi! Le gouvernement quitta Bordeaux, emportant les réserves de la Banque de France; en ce même jour, les Allemands célébraient la soumission du défunt Napoléon III à Sedan. C’était la défaite.

Deux cent mille hommes furent conduits vers la Marne.

Les premiers cadavres qu’ils virent furent ceux des chevaux éventrés ou morts d’épuisement; bœufs et génisses complétaient ce tableau morbide d’une retraite précipitée – certains animaux erraient, l’air hagard –. Gisaient aussi en désordre bouteilles de Champagne, violons, tapis, meubles... Les troupes françaises aperçurent des pantalons rouges étendus en masse sur la terre fraîchement bouleversée – aucun soldat n’avait été enterré –; les hommes ne prirent en pitié le corps de leurs ennemis. Se jouait le sort du pays.

— We’re lost!

Deux soldats britanniques s’étaient égarés en prenant un bois que leurs camarades traversèrent, eux, sous le tir des mitrailleuses; ils avaient alors préféré un marécage où plusieurs arbres masquaient des troncs mutilés ici et là, partout. L’eau atteignit leur poitrine; il fallut mettre le fusil derrière la nuque.

Entre les branchages, les Anglais avancèrent prudemment.

Des artilleurs guettaient; même leur officier, pourtant à la retraite, ne quittait ses jumelles. Le lieutenant n’avait-il aperçu de sombres silhouettes? Des hommes dévisagèrent l’un de leurs camarades. Au-dessus des herbes folles, ce soldat avait levé la tête. Il voulait voir la pointe du casque allemand; il voulait voir ses adversaires le menacer. Une balle fendit brusquement l’air de septembre.

*

La victoire?

Un Bulletin des communes mentionna enfin le repli des troupes ennemies, acculées par une offensive des Russes.

La victoire?

Averti par les cris des uns et les acclamations des autres, l’instituteur attrapa chacun des belligérants par le col de leur blouse; en classe, devant son bureau, tous deux durent s’expliquer sous les yeux curieux de ceux à qui le spectacle de l’affrontement avait été ôté – de la buée s’était même formée sur les vitres de la salle de classe –. Le sourire aux lèvres, Séraphin reconnut avoir volé les billes d’un élève du cours préparatoire.

— Ce n’est pas entre vous qu’il faut vous battre! Un bon Français ne lutte pas contre son propre frère... Auriez-vous oublié qui est notre ennemi commun?

Le maître s’exprimait avec calme tandis que, fixant le sol d’un air boudeur, Alban et son rival paraissaient déçus de n’avoir pu porter le coup final. Tous deux reniflèrent bruyamment.

— Pensez à ceux qui se battent fièrement pour vous contre l’ogre germanique! reprit le vieux monsieur. Vos pères sont sous les drapeaux, me semble-t-il?

Les garçons hochèrent la tête.

— Asseyez-vous à vos places. Je vais faire rentrer vos camarades.

Ces derniers se délectaient en cachette des aventures des Pieds-Nickelés; les plus hardis sortaient ainsi de dessous leur manteau les derniers épisodes, résumant à leurs camarades, en échange de leur discrétion, les nouvelles prouesses des trois compères dont certains admiraient la témérité. La proximité des toilettes ne formait-elle pas un havre de paix loin de l’instituteur qui ne pouvait les réprimander?

— Mettez une majuscule, je vous prie.

Circulant entre les pupitres, le maître s’était arrêté soudain, les yeux rivés sur la copie du garçon qui s’exécuta aussitôt, les joues rougies de honte.

— Voyons Martin, il s’agit de la Revanche...

Reims ne fut bientôt plus que ruines. En pierre de taille, rares demeuraient les maisons encore indemnes.

Toute une nuit, la cathédrale gothique construite au treizième siècle avait été la proie des canons ennemis. Des artilleurs français ne surveilleraient-ils pas les mouvements de l’adversaire depuis l’une des tours atteinte par un premier obus? Un échafaudage en bois flamba; les vitraux, brisés, s’amoncelèrent de toutes parts; même la charpente ploya sous le feu, ses tuiles de plomb, que crachèrent les gargouilles écœurées, fondant sur les flancs éventrés; sur les portails de pierre, monarques et saints furent dévorés par l’incendie; la rosace elle-même ne parut que néant. L’eau manquait pour éteindre les flammes dantesques qui brûlèrent la paille sur laquelle s’allongeaient des soldats blessés qu’évacuèrent en hâte les prêtres de la cathédrale! Malgré la fureur à détruire ce haut lieu du culte chrétien, le cardinal, expressément revenu du Vatican qui s’apprêtait en ces heures sombres à couronner un nouveau pontife, lui demeurait fidèle. Comment les Allemands auraient-ils pu agir impunément?

« La cathédrale de Reims! »

Blanche dénoua son chignon; de longues mèches grises tombèrent alors sur ses épaules. Soixante années n’avaient pas gâté sa beauté... Lorsque Constant se glissa sous les draps, la vieille femme, bouleversée, le rejoignit en silence; sa foi lui paraissait impuissante.

« Non des barbares mais, des brebis égarées. »

Le médecin surnommait Blanche, sa colombe.

Élégante et cultivée, cette fille de notaire avait été élevée aux manières qui convenaient à une éducation respectable; sa grâce conquit le cœur de Constant. Tous deux s’étaient rencontrés à la foire de printemps où leurs pères venaient suivre la vente de bétail. Blanche venait d’avoir dix-huit ans; l’étudiant s’apprêtait à en fêter vingtcinq. L’idylle les avait accompagnés jusqu’à la saison suivante. En contrebas de l’église dont ils entendirent sonner les cloches, deux hautes cheminées dominaient les murs en tuffeau et de larges ardoises sculptaient fenêtres et portes de leur demeure que le lierre envahissait; des rosiers grimpaient, eux, le long d’une allée où serpentaient des heuchères. La jeune mariée avait pris soin de faire sécher dans un globe, exposé sur le buffet du salon, la couronne de fleurs d’oranger offerte par sa marraine – l’horloger avait pris soin d’assembler feuillages et miroirs –.

Blanche était la plus douce des femmes.

En la découvrant en chemise le lendemain, Félix prit conscience de la pudeur de sa grand-mère qui, cessant de nouer ses cheveux, le regarda sévèrement et, d’un geste bref, referma la porte devant l’enfant honteux.

— Elle tremblait?

Ulysse hocha la tête.

— Maman a voulu me cacher dans le jardin quand elle a appris par une amie que les Allemands arrivaient. On a entendu les pas des chevaux; les soldats menaçaient nos voisins avec leur sabre. À travers les volets de ma chambre, je les ai vus marcher dans la rue... Ils regardaient partout.

Autour du seul garçon réfugié parmi eux, l’attention des écoliers se mua en curiosité; tous voulaient savoir comment les ennemis se comportaient avec les enfants. Était-il vrai qu’on leur coupait les mains?

Ulysse n’en savait rien.

Ravi de se trouver au centre de l’intérêt de ses pairs, lui, dont les mots n’avaient pu sortir de sa bouche lors de l’invasion de son village par une horde de uhlans, en fit le récit.

— Une nuit, ils sont venus; ils ont frappé à la porte. Maman n’ouvrait pas. Les soldats ont poussé la fenêtre entrebâillée du salon pour voir notre cave. Papa avait pourtant dit qu’ils ne viendraient pas!

Ulysse ferma les yeux.

Nombre de portes et de fenêtres avaient été enfoncées par les crosses des fusils; les familles perdirent ce qu’elles conservaient de plus précieux. À un officier ennemi, l’enfant avait jeté des cailloux amassés sur la chaussée; l’Allemand l’attrapa par le col de sa capeline et le ramena à sa mère qui l’envoya dormir sans dîner, bienheureuse de n’avoir eu qu’à le punir. Des soldats français vinrent et furent massacrés.

— Certains avaient un drap sur le visage... Il a fallu que Maman me tire par le bras pour avancer!

S’affirmait la nécessité du combat des pères dont le départ brusque avait d’abord bousculé le quotidien des écoliers qui écoutaient Ulysse; désormais, ceux-ci portaient une haine sincère aux bourreaux accusés de malmener des innocents.

« Dans les fossés, le long des routes... »

*

Adossé au chêne qui le soutenait de sa lassitude, Georges ouvrit brusquement les yeux. Un gland venait de choir sur son crâne; même le jour terminait sa course. Du ciel, le soldat ne vit qu’une sombre clarté s’évader entre les nuages errants.

— Georges?

Il fronça les sourcils. Debout face à lui, Arsène lui tendait une lettre apportée par le vaguemestre qui, égaré par de nombreux détours afin d’éviter l’ennemi, venait de retrouver le chemin du régiment grâce à des soldats de corvée pour la soupe. Georges endurait la guerre, convaincu que ce n’était pas à l’un de ses garçons de porter l’uniforme tant qu’il l’endosserait; il comprit soudain qu’il les aimait terriblement. Le plus jeune avait la varicelle.

Pauvre petit!

Absorbé par la lumière incandescente qui illumina à l’aube le ciel obscurci de la nuit ainsi chassée, le réserviste sourit, heureux de voir ce spectacle, avant de comprendre que la plaine qu’il voyait au loin était en feu; son visage prit une expression amère. Les Allemands brûlaient des gerbes de foin! Georges inspira puis, dans le miroir qu’il avait sorti de sa musette, vit le reflet d’un uniforme gris; il appuya lentement sur la gâchette et expira. Longtemps, le meurtrier écouta les bruits de la ville assiégée. Des fusils crépitèrent; les hommes, aussitôt, se couchèrent.

La guerre se gagnerait à coups de pelles...

À défaut d’élever des barricades, les combattants se mirent à creuser. Les uns utilisaient la pioche; les autres sciaient les barbelés. Ils se terraient dans ce sol qu’ils défendaient âprement, engagés dans une guerre de tranchées, eux qui n’avaient pu empêcher les Allemands de les prendre à revers par le nord du pays. D’un regard sévère et avisé, leurs officiers veillaient sur eux. Tous maniaient les outils, en chemise et le corps en sueur tandis qu’à l’horizon, de fines franges de lumière esquissaient le jour.

— Quel boulot d’merde! s’exclama l’un des réservistes.

Des ampoules endolorissaient les mains meurtries que Georges couvrait chaque soir, avec une infinie patience, de mouchoirs blancs. Était-il mieux ici qu’à user ses souliers sur les routes? Ne pouvant laver son linge, le soldat avait jeté les chemises emportées de même à la mobilisation; il n’espérait porter désormais que les vêtements pliés dans son armoire. À quelques kilomètres se trouvait le front, mais la canonnade qui parvenait à ses oreilles semblait intense et violente. Les tranchées offraient un abri; les tranchées demeuraient une prison. Hélas, l’eau que Georges buvait le dégoûtait.

— Vous allez ben boire une tasse d’chocolat? insista un paysan inquiet de ces trous creusés à quelques pas de sa ferme. Mettez-leur une raclée à ces Boches! On les a assez vus.

Allongés dans ces fossés ainsi aménagés au plus près des lignes allemandes, les hommes attendaient toute la journée; certains hésitaient tant à se lever vers les latrines, devenant ainsi une cible pour les ennemis, et faisaient sur eux. Georges ne put bientôt distinguer leurs excréments de la terre boueuse qui glissait le long du parapet les protégeant de l’artillerie adverse.

Tant que les obus tombaient à l’horizon des hommes marchant de nuit, tant que les lettres parlaient au cœur des hommes creusant dans la plaine, tant que les armes brûlaient dans les mains des hommes dormant dans la tranchée... Était-il encore temps que les hommes vivent?

À même le sol poussiéreux de la cour d’une ferme, quelques rares volailles se déplaçaient d’une patte sur l’autre. Le réserviste fit signe à Arsène qui l’accompagnait; Georges, lui, surveillerait la maison. Entrant avec méfiance dans la cuisine – même le néant représentait une menace –, il ne trouva rien d’autre qu’une table dressée que les convives n’avaient guère pris soin de débarrasser; déjà, les tisseuses de l’ombre avaient fait leur cet intérieur abandonné en hâte.

Un pot se brisa dans une pièce voisine.

Le fusil pointé devant lui, Georges pénétra dans la chambre à coucher; un animal à quatre pattes, que les propriétaires avaient oublié dans leur fuite, se faufila entre ses jambes.

Grinça la porte d’entrée.

Saisi brusquement au cou par une haine invisible, le soldat suffoquait. Respirer? Les mains qui l’étreignaient serraient avec violence. Une force, plus grande encore, projeta les deux hommes sur le carrelage, brisé. Respirer! Georges cracha la poussière avalée lors de l’explosion et se mit à tousser. Un uhlan gisait à ses pieds, le crâne ensanglanté par l’éclat d’un obus ayant traversé la fenêtre de la chambre – l’Allemand se cachait dans la maison depuis plusieurs heures, guettant la présence d’un ennemi –; il avait reçu la mort. À lui, que Georges aurait pu considérer comme un assassin, le réserviste devait la vie.

Arsène entra, essoufflé.

Lorsqu’il vit son ami vivant, celui-ci abaissa le canon de son fusil. Des obus frappèrent à nouveau l’habitation.

Fuir.

Effrayées, même les volailles couraient en tous sens. Arsène en prit une sous son uniforme; l’oie cuit le soir-même sur une branche de bois vert tendue au-dessus de hautes flammes. À quelques pas, veillaient les batteries de l’armée française. Georges paraissait soucieux. Quelles femmes lutteraient pour enterrer dignement les soldats?

— Couchez-vous! hurla le lieutenant.

Un obus éclata soudain sur une charrette de foin abandonnée. Georges ne sentit pas ses paupières se fermer; son corps tomba lourdement sur celui de ses camarades...

*

L’automne était arrivé; Aurélie le craignait.

Avec lenteur, les nuages se dissipaient. Des arbres brillaient alors à la lueur des réverbères – sur leurs branches, s’allumaient comme des cierges –. Que la jeune fille appréciait ce parfum humide laissé par la pluie!

L’automne était arrivé; Aurélie le sentait.

Rien ne rompait la valse des feuilles mortes initiée par les derniers orages de l’été. Sur la chaussée, même les passants glissaient.

L’automne dansait sous sa fenêtre; Aurélie le savait.

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