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C’était l’hiver à Massiges.

Les arbres dévêtus offraient leurs branches nues et les champs, comme les routes, se couvraient d’un manteau blanc souillé par les hommes en uniforme qui marchaient; la neige recouvrait même les cadavres qu’aucun d’eux ne pouvait voir sans baisser les yeux. Chacun espérait enterrer un camarade et n’y plus penser. Les défunts ne voulaient être oubliés; ils disparaissaient des préoccupations de ceux qui les avaient connus puis se rappelaient à leur regard écœuré par les bombardements soulevant d’épaisses fanges de terre. Une nuit, Jacques tint compagnie aux corps enterrés dans la tranchée les semaines passées – le front n’avait bougé depuis et les hommes mouraient toujours –; un casque émergeait du parapet comme pour se rappeler aux soldats attendant la prochaine attaque. Jacques l’observa longtemps, puis l’ignora. Dans l’obscurité silencieuse se firent alors entendre des voix ennemies. Le jeune homme posa la main sur son fusil. Allait-il mourir en cette nuit d’hiver? Des rires familiers résonnèrent, bercés par le tintement de bouteilles ouvertes en chœur à quelques pas. Sans dire un mot, Jacques laissa sa place et, à peine débarrassé de son fin manteau blanc, se coucha auprès de ses frères d’armes. La fatigue le gagnait déjà.

— Un bonhomme de neige! se moqua Barnabé.

Toute la nuit, Athanase remua; les poux qui infestaient ses vêtements l’obligèrent à frotter contre sa peau ses longs ongles sales. Fermant les yeux à l’aube, Jacques entendait encore son camarade en lutte avec ses démangeaisons. À le voir étendu entre les barbelés quelques jours plus tard, son visage tourné vers lui, le jeune homme le regarda, amer. Athanase ne bougeait plus lorsqu’un corbeau de mauvais présage se disputa avec ses congénères les morceaux les plus gras.

— On a toujours des morts aux avant-postes, remarqua Joseph.

— Comment le sais-tu? s’étonna Antoine.

— Y a qu’à r’garder veiller la charogne.

— Chez moi, poursuivit Ewen, les hommes retrouvent les corps de ceux qui ont fait naufrage grâce aux oiseaux... Quand le marin ramènerait-il le thon au port? Ewen regrettait le fracas des canons, lui qui s’éveillait au son du clapotis d’un bateau de pêche en mer. Les vagues salées se fracassant sur les rochers forçait sa ténacité; certes, il savait les tempêtes déchaînées, le danger du large... La menace vint un jour de la terre. Jamais Ewen n’aurait renoncé à prendre la mer; d’ennemis, il ne connaissait que les créatures déchirant ses filets de pêche.

— Manqu’rait plus qu’on ramasse un Boche, grommela un brancardier trébuchant dans l’obscurité sur les corps enchevêtrés dont il ne distinguait pas l’uniforme.

User l’adversaire, chaque jour davantage...

Les boyaux gagnés, aussitôt perdus, passaient ainsi aux mains des uns ou des autres – même les Alsaciens n’avaient autant changé de nationalité en plus de trois cents ans depuis le traité que Richelieu signa contre de nouvelles provinces –; la stratégie militaire héritée des villes assiégées se perdait désormais dans le vingtième siècle. Grignoter, grignoter encore et encore... Marius posait des pièges ici ou là; les rongeurs étaient devenus ses proies. Un rat, gros et gras, avait grimpé une nuit le long de son dos comme pour s’assurer de sa mort – cette vermine, toujours plus nombreuse, affluait dans les tranchées –. Lorsqu’il en prenait un, le chasseur le pendait par la queue sur une corde tendue entre deux murs de boue, tel un trophée. Étaient offerts cinq centimes par rat tué!

Les morts avaient le goût de l’aubaine.

Le ravitaillement arriva sur les bras et les épaules lourdement chargés de deux soldats harassés mais soulagés.

— Alors, quoi qu’vous nous ram’nez comme tinettes, c’te fois? interrogea Toussaint.

— Rien d’nouveau, répondit l’un des hommes de corvée. Vous allez encore crécher là...

Des soldats adoptèrent un épagneul breton égaré depuis le bombardement de la maison de ses maîtres et que chacun soignait de son mieux. La mascotte refusait de manger ce que les hommes chargés du ravitaillement servaient à ses nouveaux amis; seules les conserves de bœuf trouvaient grâce à son palais.

— Pas bête, l’animal! remarqua Joseph dont le chien, mort de vieillesse l’an passé, fut nourri avec l’eau de vaisselle et quelques légumes desséchés.

— Au moins, ajouta Barnabé, on lui f’rait pas bouffer n’importe quoi...

Toute l’escouade avait accordé sa confiance à ce compagnon à quatre pattes dont les pairs chassaient les rats dans les tranchées adverses; lui rapportait un képi lorsqu’il reniflait le corps meurtri d’un camarade blessé, donc encore vivant. L’épagneul se redressa soudain, puis ses oreilles s’animèrent telle une girouette bousculée par le vent. Qu’entendait-il?

Une réponse vint de la tranchée.

— Les taupes creusent! conclut Gaston d’un air tranquille.

Des hommes collèrent aussitôt une oreille sur le sol humide: les soldats du génie allemand aménageaient des galeries sous les tranchées ennemies. L’animal baissa la tête, le museau entre ses pattes.

Manger. Dormir.

Jacques essayait de n’y plus penser; la faim qui le tenaillait quelques instants plus tôt avait cessé, insatisfaite, tandis que le sommeil semblait ne plus vouloir l’emporter. Veiller alors que la nuit avait jeté un voile pudique sur la guerre, se réveiller d’un songe profond... Le jeune homme détestait faire le guet lorsque l’horizon se dévoilait peu à peu, laissant découvrir l’aube qui s’annonçait; un autre jour sans se laver, un autre jour sans se raser. Que d’heures à demeurer sale et repoussant! Jacques avait renoncé à l’hygiène depuis longtemps. L’eau stagnait dans de répugnantes et nauséabondes flaques chargées de gaz et de corps en décomposition...

Il ne lui restait plus que la tranchée pour patrie.

Une nuit, Jacques secoua l’épaule d’une sentinelle qui somnolait, la tête penchée sur son fusil – l’un et l’autre ignoraient qu’on passait par les armes des soldats pour ce que le conseil de guerre considérait comme un abandon de poste –; de curieux mammifères virevoltèrent au-dessus de lui. Leurs ailes ne cessaient de battre, décrivant un cercle dont il semblait être le centre. Ces chauves-souris ne se nourrissaient heureusement guère de chair humaine. Lorsque les Allemands ne venaient pas en patrouille jusqu’aux lignes ennemies, lorsque le crépuscule n’obligeait hommes et bagages à partir prestement sur l’instant, la nuit était à ceux qui pouvaient l’étreindre. À Jacques, le silence offrait le temps de sa pensée; pendant de maigres heures, il se sentait ainsi exister et redevenir lui-même.

Le ciel mêlait à sa plénitude les adieux du soleil puis, l’obscurité gagnant, le couvrit de ses regrets.

*

Aurélie sortit de son lit; elle chaussa ses pantoufles puis abaissa délicatement la poignée de sa porte de chambre. Le chat miaulait avec insistance. Tout le jour, il avait semblé nerveux, irrésistiblement attiré vers cette porte menant au jardin. Sa maîtresse craignit d’avoir à le suivre dans l’obscurité qui régnait. Qu’avait-il donc? Le vent s’était levé, annonçant un orage. La jeune fille se souvint des toiles d’araignée qu’elle avait vues, petite; la remise dont l’intérieur était sombre, ne laissait deviner que des étagères poussiéreuses – Aurélie avait toujours cru qu’il s’agissait de l’abri d’une sorcière cachée des hommes pour mieux les ensorceler –. Le félin sortit précipitamment dehors. Un cierge à la main, sa maîtresse le suivit; celle-ci sursauta.

Félix marchait d’un pas assuré dans le couloir puis, descendit l’escalier qui menait à l’étage au-dessous. Depuis la mort de son père, l’enfant ne cessait d’avoir des accès de somnambulisme; il errait ainsi dans la maison jusqu’à la porte du bureau où travaillait Georges avant de retourner se coucher, sans bruit.

Un Allemand était assis sur une caisse qui servait à ranger les outils utilisés par Eugène. Lorsqu’elle vit cet inconnu dans la cave, Aurélie esquissa un mouvement de recul devant la terreur soudaine que lui inspirait l’homme; Félix l’avait laissé s’installer dans le réduit poussiéreux, lui apportant ce qu’il pouvait car on n’avait guère de restes en ces temps de disette – l’enfant avait pourtant dessiné à la demande de son instituteur dont le pantalon cachait honteusement une prothèse deux soldats français allongés sur le dos qui mettaient en joue une foule de combattants anonymes quittant la tranchée allemande –. Comment des chrétiens pouvaient-ils se rendre coupables des crimes odieux dont on les accablait?

Edith Cavell.

Cette infirmière anglaise avait été exécutée par ses ennemis, l’an passé, révélant à Aurélie sa propre fragilité; l’adolescente sentit néanmoins l’étranger plus effrayé qu’elle et parvint à employer quelques rudiments de langue allemande. Ce soldat semblait si jeune, presque autant que Jacques. Ne plus combattre, ne plus servir son pays par les armes... Certains habitants crachaient au visage des prisonniers autant de douleur que de haine. Aux yeux de ses grands-parents, Aurélie s’efforça à son tour de cacher la présence de Rudolf. Manger du pain jeté dans la boue putride par ses cruels gardiens... Quelle humiliation! Las de se contenter de quelques restes de cuisine ou même des os laissés par les geôliers, le soldat avait faim. Rudolf s’était évadé, une nuit.

La jeune fille pensa à une lettre écrite par Rose qu’un prisonnier allemand aidait aux champs. Comme la paysanne avait eu du mal à accepter la présence de cet inconnu dans la maison de son père absent! Rose avait observé l’homme derrière les chevaux qu’il emmenait aux champs; or, ce n’était pas un monstre. Contre qui les soldats se battaient-ils si l’ennemi ne paraissait pas aussi méchant et cruel qu’on le disait? À l’aube du second printemps, Rose avait senti le découragement la gagner avant de trouver en elle la force de lutter encore. Des voisines esseulées abandonnaient leurs terres, vaincues; certaines n’avaient pu que laisser leur dos s’incliner jusqu’à l’épuisement.

« Quand la guerre cessera-t-elle? » s’inquiéta Aurélie.

Alban écrivit le sujet de la rédaction sur son cahier d’écolier puis amena l’extrémité de son porte-plume à ses lèvres. En le voyant ainsi rêver, son instituteur fit l’erreur de penser que l’enfant se laissait emporter vers un idéal auquel lui-même croyait.

Dans son appartement situé au-dessus de la mairie dont il était également secrétaire, le cœur de ce digne hussard palpitait d’émotion joyeuse face aux compositions de ses chers garçons. Qu’il se sentait fier d’instruire les futurs citoyens de la République, lui qui avait été honoré par le préfet au nom de la France lors de sa prise de fonction! Sa mission fut, dès lors, tout pour lui. Les parents étaient reconnaissants envers cet homme de conduire avec succès leurs fils au certificat d’études; tous respectaient ce vieux dévot sans reproche. Chaque dimanche, il emportait à l’église un livre écorné dont il avait hérité par sa mère et priait pieusement. Ce célibataire souriait peu et portait des vêtements austères; sous sa redingote à carreaux gris, une chemise noire pincée au col raidissait même son allure. Sa vue faiblissant, le vieil homme arborait une paire de lunettes sans monture qui se posait en équilibre sur son nez aquilin. Il n’était plus en âge de porter les armes mais, avait autrefois lutté pour la France contre des soldats ennemis venus piller et incendier la maison de ses parents – la campagne actuelle encourageait son cœur de patriote avide de vengeance –; devant ses élèves, le maître défendait ainsi son honneur plus que son pays. En classe, il lisait avec ardeur Les Trois Mousquetaires et se sentait galvanisé par le courage de d’Artagnan lors du siège de La Rochelle.

Le cadet faisait fi du danger; avec ses amis, celui-ci repoussait les assiégeants en prenant les armes sur les corps des soldats laissés pour morts sur les remparts. Volontaire autant qu’imprudent, le fier Gascon ne craignait de se distinguer par son attitude au combat et sa fidélité au roi.

Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, Madame, dit l’homme au manteau rouge en frappant sur sa large épée; c’est le dernier juge, voilà tout.

Le maître interrompit sa lecture, cédant à son orgueil de citoyen. Ces mots écrits par Alexandre Dumas évoquaient à ses yeux les Allemands. Les élèves du cours moyen attendant la suite du récit, il reprit.

C’est bien, dit le bourreau, et que maintenant, à son tour, cette femme sache que je n’accomplis pas mon métier mais mon devoir.

Le vieil homme ferma le livre qu’il tenait entre ses mains.

— Qui parmi vous peut dire ce qu’est le devoir?

Une main se leva; fièrement, Séraphin précisa.

— Il faut, comme nos pères, prendre l’arme à la main et tuer tout ennemi.

— Distinguez-vous aux yeux de votre pays, cher enfant, comme les Mousquetaires à ceux de Monsieur, frère du roi Louis le Treizième.

Tout au récit des Trois Mousquetaires qu’avait lu son instituteur, Alban s’endormit le soir-même au souvenir des balles des mousquetons. Les soldats dans les tranchées étaient-ils aussi peu raisonnables que d’Artagnan tenant conseil et déjeunant avec ses amis dans un bastion de la ville attaquée par l’ennemi?

*

— Sortez les marmites! s’exclama Blaise. C’soir, on va bouffer du Boche aux pruneaux.

Un genou appuyé sur la banquette de tir qu’il avait dû aménager à sa haute taille, le soldat ajusta le fût de son canon sur la tranchée qui lui faisait face. Deux silhouettes ne tardèrent pas à s’avancer.

« C’est par là qu’ils sortent, les cochons! »

Le brouillard ne se dissipait pas; dense était la brume suspendue au-dessus du no man’s land. Les Allemands empruntèrent une brèche dans les barbelés. Comment se douter qu’un guetteur les observait? Blotti dans une cagna toute proche, Jacques sommeillait lorsque deux coups de feu l’éveillèrent.

— Pourquoi avez-vous tiré, soldat?

— Deux porcs en jambe s’amenaient vers nous, mon lieutenant.

Blaise ne ratait jamais sa cible. Seuls quelques-uns de ses camarades le savaient libéré de prison pour prendre les armes contre l’ennemi; son propre pays fermait ainsi les yeux sur le crime dont il était accusé.

Ainsi, pouvait-on tuer sans honte!

*

Tel le perce-neige émergeant de la blancheur hivernale, Aurélie sortait la tête de ce voile d’impuissance et de misères que la guerre avait charrié à ses pieds. L’entrée dans le monde des adultes l’entourant depuis sa naissance était soudain passée par le sang pudique de celle qui ne s’était pas vue grandir; son corps venait de lui révéler sa féminité dans la discrétion de son foyer. Ni Mathilde ni sa grand-mère n’avait su le faire jusqu’alors.

La vie aime le sang; elle se nourrit de sang.

Vêtue d’une chemise de lin, l’adolescente entra dans la baignoire. Elle lava ses longs cheveux bruns dénoués qui touchaient le creux de son dos; enfin, elle savonna ses bras puis ses jambes nues.

Aurélie avait appris à baisser le regard devant un inconnu.

D’abord, la jeune fille soutint celui des soldats en convalescence, puis se mêlèrent les mobilisés allant vers la gare... Elle surprenait une lueur dans leurs yeux, un sourire; certains lui adressaient même un clin d’œil timide.

Aurélie avait découvert le regard des hommes sur elle.

Résignée à attendre celui qu’elle n’avait laissé partir que pour mieux espérer son retour, Madeleine endossa la blouse des ouvrières qui, par des gestes sûrs et rapides, assuraient aux soldats toujours plus de munitions au sein d’une fonderie. Enfant unique d’un fleuriste, la jeune fille admirait Marie Curie dont le courage né de son combat pour la science, au prix de son exil lui semblait magnifique. Avec d’autres élèves de l’institution qu’elle fréquentait depuis l’âge de six ans, Madeleine avait commencé par faire des pansements destinés aux hommes blessés. De la savoir à l’usine, son fiancé se mit à espérer la fin de la guerre, même sans la victoire de la France. Ses mains délicates avaient-elles conçu ce déluge qui s’abattait sur les lignes allemandes? Tant que les canons français hurleraient de rage et d’acier, le soldat pensait à Madeleine.

« Si je fabrique des obus comme toutes ces femmes autour de moi, écrivit-elle à Aurélie, peut-être aurons-nous enfin battu les Allemands... »

Madeleine semblait impatiente que des pays neutres ne prennent parti; son amie pensait au contraire que les jeunes filles ne devraient pas se mêler de politique.

Cinq mille employés travaillaient à l’effort de guerre.

Vouée à la défense nationale, la fonderie produisait chaque jour quinze mille obus. Elle avait été contrainte de fermer en août 1914 avant de rouvrir, quelques semaines plus tard, avec des employés plus âgés que ceux qui avaient été mobilisés; tous honorèrent les commandes de l’Etat ainsi que des appareils destinés au chauffage – deux nouveaux fours, nommés cubilots, furent aussi achevés –.

Madeleine logeait chez une femme trop âgée pour assurer le remplacement de son défunt époux dont elle ne portait plus ni le nom ni le prénom. La veuve Longeot Onésime, née Maraux Jeanne, était pour tous Madame Longeot.

Une chemise claire se terminait à ses poignets par deux manches noires; attachée à sa taille fine, la jupe qui la gênait dans ses mouvements prit l’allure d’un pantalon. La jeune fille était chargée de mesurer des munitions dans toute leur hauteur et, quelquefois, assise devant un établi, elle roulait entre ses mains des pièces de petit calibre pour les marquer de rainures noires.

Madeleine enchaînait les obus.

Le canon couvrait les voix des ouvrières qui revendiquaient une égalité. Que de jalousie envers celles qui bénéficiaient d’un salaire jugé satisfaisant! Main d’œuvre peu qualifiée, les femmes ne recevaient qu’une partie du revenu des soldats renvoyés vers l’usine ou déclarés inaptes au combat; d’autres étaient réfugiés ou encore, exilés des colonies. Ces derniers se rendaient-ils compte que leurs rivales pouvaient bien vivre sans eux, les remplacer dans les usines et élever leurs fils vers l’âge adulte? Ensemble, toutes brisaient des chaînes que leur silence resserrait. Les hommes appelés, on avait bien espéré qu’elles suivraient; certaines ouvrières confièrent à la pouponnière leur petit. Étaient-elles ingrates de ne lui consacrer de temps? Ces mères les nourrissaient de leur lait, vêtues d’une blouse blanche dont elles s’habillaient après avoir soigneusement lavé leurs mains. Un photographe ouvrit ses yeux. Chacune était à sa mission; les unes soudaient, une paire de lunettes protégeant leurs yeux, tandis que d’autres assemblaient les obus qui leur arrivaient sur un tapis... Culot, corps et ogive étaient l’œuvre de ces femmes. Sept kilogrammes à soulever au moins deux fois avant de les livrer, prêts à tuer.

Que d’accidents au nom du devoir!

De jour, comme de nuit, les heures défilaient; les journées de dix heures n’avaient plus cours, même le repos hebdomadaire.

La guerre, rien que la guerre.

— Martin, veuillez conjuguer le verbe souscrire à tous les temps!

L’instituteur ne s’inquiétait aucunement de la durée de la guerre: contre d’autres ennemis, des hommes avaient porté les armes pendant trente ans et ne voyaient les leurs. Au service de l’armée comme de l’Eglise, le couvert assuré, chaque famille était satisfaite; même les filles occupaient une place au sein de la société auprès de leur époux.

— Alors, vous n’avez rien retenu des leçons que la guerre nous enseigne? s’était étonné le maître. Vous ne voudriez pas être considéré comme déserteur...

— Non, monsieur.

L’enfant n’était pas un cancre; il se plia à la consigne, s’efforçant de ne pas commettre d’erreurs, ce qui l’aurait amené à porter le bonnet des ânes comme ce jour où il avait mal récité un poème. Il recevait déjà souvent des coups de règle sur les doigts! Hélas, Martin était le seul à ne pas avoir déposé de sou dans la somme amassée pour les petits Alsaciens. Sa mère morte à sa naissance l’avait laissé à un père mobilisé au premier automne et dont la sœur luttait chaque jour pour assurer la subsistance, ne possédant guère d’économies; malgré ses rhumatismes, celle-ci nourrissait le petit garçon des produits de la terre qu’elle cultivait dans la douleur.

— Dictée.

Le cahier ouvert, l’écolier trempa sa plume dans l’encre violette dont Alban avait rempli les pots.

— Les chairs se disloquent.

*

Une odeur écœurante émanait de l’horizon vers lequel des hommes marchaient dans la nuit; avaient combattu d’autres soldats dont le corps pourrissait sur le champ de bataille.

— Nous sommes arrivés, affirma Antoine.

Vers V. se portaient, depuis trois mois déjà, les espoirs de la France agressée. Les canons hurlaient avec rage. Sous le déluge incessant de l’artillerie allemande s’exposaient les brancardiers; la nuit ne durait jamais assez longtemps pour évacuer tous ces soldats abandonnés à eux-mêmes. Six obus par mètre carré. À l’aube, le charnier se dévoila aux yeux impuissants de la relève; il avait fallu déplacer les cadavres.

— Faut qu’ils en aient dans l’ventre pour nous arroser comme ça! s’indigna Marius.


Verdun désarmé,

Verdun assailli

Mais Verdun défendu!


Jacques attendait de revoir le ciel, fût-il embrasé; tout le jour, ni ses camarades ni lui ne pouvaient sortir de leur refuge. À l’odeur de l’urine s’ajouta celle des excréments... Tavannes serait-il un tombeau? Dans ce tunnel long de mille cinq cents mètres qui abritait la compagnie en réserve se côtoyaient le génie et l’état-major.

— Ça m’fait quéqu’chose d’prendre d’l’âge ici! avoua Joseph.

Le paysan n’avait pu embrasser l’enfant restée auprès de sa mère lorsqu’un jeune homme du village était venu lui annoncer la mobilisation. Joseph n’avait peur des Allemands que, d’ailleurs, il ne voyait pas; même les obus ne l’effrayaient guère, lui qui s’était habitué à leur sifflement lorsque, prêts à éclater dans l’air ou au sol, ceux-ci percutaient le silence, seule paix désormais possible... Il ne craignait que de ne recevoir aucune parole de sa famille.

— Tu s’ras toujours assez jeune pour monter au casse-pipe, conclut Toussaint.

Au matin du vingt-deuxième jour de mai fut lu l’ordre d’attaque envoyé par le général Nivelle.

Officiers, sous-officiers, soldats, commença le capitaine, le moment est venu où vous allez achever l’œuvre que vous avez brillamment entreprise.

Ainsi que sa sœur alsacienne, Verdun était une terre française depuis un traité signé par Richelieu au dix-septième siècle; celle-ci ne devait pas tomber entre les mains des Allemands.

Avec votre élan et votre bravoure habituels, poursuivit l’officier, vous irez droit au but assigné à chacun de vous, sans regarder en arrière, confiants dans l’appui qui vous sera donné sans défaillance par vos camarades et par vos canons. Le Kaiser et ses soldats ont eu l’audace de dire: « Nous avons pris Douaumont, la plus grande forteresse de France! Nous avons pris Vaux! » Vous allez leur faire rentrer ces paroles dans la gorge, à coups de canon et de baïonnette.

Lorsque la terre jaillit du ventre de la Woëvre, explosant non loin de Jacques qui trébucha, le jeune homme n’eut que le temps de se rendre compte que sa bouche mordait la terre; aussi se releva-t-il. Le lieutenant Honnot maintenait l’avancée. Cinquante mètres à parcourir par heure; cinquante mètres jonchés de cadavres. Une grenade trouvée dans les positions reconquises explosa en un cri effroyable. Jacques ne pensait plus; ses jambes avançaient pour lui. Courir. Nul soldat n’aurait pu distinguer les tranchées aux noms de villes alsaciennes ou allemandes qui se confondaient en entonnoirs peu profonds où l’eau inondait les repères; même le bois Fumin n’était plus qu’un nom sur une carte. Jacques avait franchi le seuil du néant.

— À l’aide!

Ewen s’enfonçait. Ses camarades eurent pu reconnaître le cri de celui qui glisse dans un trou d’obus rempli d’eau, toujours plus profond, sans pouvoir se relever; hélas, leurs oreilles n’entendaient plus ce que leur cœur ignorait.

C’était Verdun.

Jacques avançait sur le champ de bataille, ignorant même les hommes qui couraient à ses côtés; le bruit de sa respiration haletante bourdonnait dans ses tympans. Il n’était plus qu’une bête au souffle rauque parmi l’immensité brune couvrant l’horizon entre fumée et éclats. Jacques vit les nappes qui se déplaçaient vers lui et se terra dans un entonnoir. Pourquoi enfouit-il son visage? Avides, les émanations d’oxyde de carbone emplirent ses narines; l’air lui manqua. Ses yeux se comblèrent de larmes amères.

— Ah, les fumiers! s’écria le sergent.

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