Préface – Le rouleau interdit
J’écris ces lignes à la lueur tremblante d’une lampe à huile, en ce dix-septième jour du sixième mois de l’année Meiji dix-sept, 1884. Le vent de Kyoto souffle encore la cendre des révoltes récentes, et l’odeur des archives brûlées s’attarde dans les ruelles comme une plaie mal cicatrisée.
Ce matin, dans les décombres calcinés du temple Myōren, j’ai trouvé ce que tout historien rêve et redoute à la fois : un rouleau dissimulé, enfermé dans une boîte de cèdre scellée par trois cordelettes de soie. Le bois était fendu, rongé d’humidité. Pourtant, quand je l’ai ouvert, l’encre palpitait encore comme un sang ancien. Les caractères, tracés d’une main ferme, disaient un nom qu’aucun manuel, aucun registre, aucune chronique officielle n’a jamais consenti à conserver : Kuroda Raigen.
Je suis historien, formé à l’Université impériale. On m’a enseigné que les siècles du Sengoku, cette ère de fer et de sang, appartiennent aux Trois Unificateurs : Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, Tokugawa Ieyasu. Trois noms, trois piliers, trois destins. On m’a enseigné aussi que les chroniques monastiques, compilées avec soin, reflètent la vérité, corrigée parfois par l’exagération des poètes, mais vérité tout de même.
Et pourtant, à mesure que je déchiffre ce rouleau, une peur m’étreint : et si l’Histoire que nous récitons depuis trois siècles n’était qu’un masque ? Et si le Japon moderne reposait sur l’oubli volontaire d’un seul homme ?
Car les accusations contenues dans ce manuscrit sont terribles. Elles racontent qu’un rōnin sans maître, errant sans bannière, aurait changé le cours des guerres. Elles murmurent qu’il aurait, à plusieurs reprises, sauvé l’homme qui devait devenir shōgun, qu’il aurait faussé la victoire de Nagashino, qu’il aurait aimé une femme interdite, et qu’il aurait écrit des paroles si dangereuses qu’on les brûla.
« Le sabre ne sert pas un maître. Il libère celui qui le porte. »
Ces mots, si le rouleau dit vrai, sortaient de la bouche de Kuroda Raigen. À eux seuls, ils auraient suffi à condamner un homme à l’oubli éternel. Car à l’époque des Tokugawa, où la loyauté et l’obéissance formaient les colonnes du pouvoir, quiconque osait affirmer que la lame appartient à l’individu et non au seigneur devenait hérétique.
Mais il y a pire. Le rouleau affirme que plusieurs capitaines, plusieurs héros célébrés dans nos livres d’histoire pour leur “mort honorable” au combat, tombèrent en réalité sous la lame de ce rōnin. Que leurs descendants et leurs clans ne survivent que par le mensonge.
Je comprends désormais. Ce nom ne pouvait pas subsister. Chaque clan, chaque shogun, chaque chroniqueur avait une raison de le haïr, de le gommer :
- Les Tokugawa, car ils lui devaient leur survie.
- Les Oda, car sa main obscurcissait leur gloire.
- La cour impériale, car il avait souillé l’honneur d’une femme qu’on disait intouchable.
- Les moines scribes, car il écrivait contre leur dogme.
- Les familles des vaincus, car il avait brisé leur légende.
Ainsi, il fut condamné non pas une fois, mais trois : par le sabre, par l’encre et par l’oubli.
Pourtant, le rouleau a survécu. Et moi, Ishikawa Denzō, fils de scribes et serviteur des archives, je le tiens entre mes mains tremblantes.
J’ai hésité avant d’écrire ces lignes. Car si je les transcris, j’ouvre une porte que les siècles ont voulu sceller. Mais il est déjà trop tard. Le nom résonne encore dans ma tête, martelé comme un tambour de guerre :
Kuroda Raigen.
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