Chapitre 5 : Les Berceuses de Fer

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La pluie tambourinait doucement sur les pierres du vieux relais. Ils avaient trouvé refuge dans cet abri oublié, à mi-chemin entre forêt et falaise. Un lieu hors du temps. Le feu, cette fois, ne leur avait pas tourné le dos.

Obryn reposait à l’entrée, paisible, mais éveillée, ses yeux suivant les ombres au-delà des murs.

Marche-Rune affûtait sa lame par habitude, non pour se préparer mais pour se distraire. Ses gestes étaient lents, précis et silencieux.

Naël, un peu plus loin, regardait les flammes. Son manteau séchait à peine, mais elle ne tremblait pas. Ses pensées, elles, semblaient ailleurs.

— Tu ne dors jamais, hein ? dit-elle, la voix presque basse.

— Dormir, c’est risquer de rêver.

Elle acquiesça. Pas de moquerie, juste une compréhension amère.

— Je faisais souvent des cauchemars aussi, avant.

Il ne répondit pas. Elle se rapprocha un peu, laissant la chaleur du feu caresser son visage.

— Tu sais, quand je t’ai vu la première fois dans les bois… j’ai cru que tu allais me tuer. Tu avais ce regard… vide, froid. Comme un animal qui aurait oublié qu’il fut un homme.

Il ne répondit toujours pas mais ses gestes ralentirent.

— Et pourtant tu m’as laissée vivre.

Un silence, long et épais.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

Il fixa les flammes. Sa voix fut rauque, presque murmurée.

— Je ne sais pas.

Elle le regarda longuement, puis souffla :

— Tu ne t’en souviens pas, hein ? De ce jour-là. Ni de ce que tu étais avant. Ni… de pourquoi tu es là.

Il leva les yeux. Pour la première fois depuis des heures.

— Non.

Elle inspira, un peu plus fort, comme si elle pesait ses mots.

— C’est peut-être mieux ainsi parce que ce que j’ai vu ce jour-là, ce n’était pas un tueur, c’était quelqu’un… qui se retenait. Quelqu’un qui avait déjà trop perdu pour continuer à arracher.

Elle s’accroupit, tout près de lui, mais sans le toucher.

— Tu m’as vue, pas comme une proie, pas comme une cible mais Comme quelqu’un… que tu aurais pu être avant qu’on te brise.

Il ne répondit pas mais ses doigts lâchèrent enfin la pierre à aiguiser.

Naël étendit lentement la main, sans geste brusque, pas pour consoler ni pour dominer. Juste pour poser deux doigts sur son poignet, un contact simple, humain.

— Tu n’es pas que ce qu’on t’a fait, Marche-Rune.

Obryn leva la tête, doucement. Elle aussi semblait écouter.

La pluie continuait, dehors, mais à l’intérieur, quelque chose avait changé.

Un fil invisible venait d’être tissé, entre une mémoire absente et une vérité partagée.

La route s’étirait entre des collines basses, ponctuées de champs secs et de fermes à moitié abandonnées. L’air avait changé, plus chaud, plus lourd. Et plus bas, nichée entre deux crêtes, la silhouette d’une ville se dessinait.

Un mur de pierre grossier, taché de mousse et d’algues séchées. Une herse levée, gardée par deux hommes à l’armure rouillée, aucun drapeau ou de blason visible. Rien qui indique la fierté ou l’accueil.

Ils s’arrêtèrent un instant à la lisière de la route, observant.

— Comment s’appelle cet endroit ? demanda Naël.

— Falkenspire, murmura un marchand qu’ils avaient croisé plus tôt. « Vous pouvez y dormir, si vous fermez les yeux. »

Un avertissement détourné, mais réel.

Marche-Rune ne dit rien. Il avança.

Obryn marchait à ses côtés, silencieuse comme l’ombre d’un monde ancien. Les gardes se raidirent à leur approche, mais ne bougèrent pas. Ils évitaient leurs regards. Comme tous ceux qui avaient vu des choses qu’ils ne comprenaient pas.

Ils entrèrent dans la ville au pas lent, les pavés humides craquant sous leurs bottes.

La ville n'était pas morte, mais elle ne vivait pas vraiment. Des femmes passaient sans lever les yeux. Des enfants jouaient sans rires. Et à chaque coin de rue, un soldat. Même tenues, même casques opaques, tous armés de hallebardes émoussées, et d’un regard creux.

Les murs portaient des marques.

Anciennes flagellations ? Symboles effacés ? Certaines pierres semblaient avoir été changées récemment, comme pour masquer quelque chose.

Une cloche sonnait au loin, trois coups pour un signal.

Naël chuchota :

— Ils ont peur, mais pas de nous.

— Non, répondit Marche-Rune, ils ont peur de ce qui écoute.

Ils passèrent devant une place vide au centre, un pilier de bois noirci, entouré de cendres anciennes. Un bûcher… trop récent pour appartenir à l’histoire.

Une femme en haillons balayait la poussière avec une précision mécanique. Elle ne leva pas les yeux.

Pas un mot, même pas un regard.

Dans les hauteurs, un manoir, perché sur les rochers, surplombait toute la ville. Des vitraux sombres et une silhouette de pierre. Un domaine fait pour regarder, jamais pour accueillir.

— Le maître des lieux ? demanda Naël, l’ironie à peine voilée.

Marche-Rune hocha la tête.

— Et la source du pourrissement.

Ils prirent une ruelle à gauche. Cherchant une auberge, ou quelque chose qui y ressemblait. Le froid s’était estompé, remplacé par une chaleur collante, presque fétide.

Obryn renâcla, ses cornes frôlant les lanternes ternies. Un enfant, depuis une fenêtre, la fixa un instant. Il leva la main et disparut, tiré en arrière par une main adulte. Pas un cri, juste une peur ancienne.

Ils trouvèrent enfin un bâtiment où pendait une pancarte : « Le Repos du Fer ». Une auberge. Ils entrèrent.

Et cette fois, ce fut le silence qui parla.

Des visages tendus, un feu qui ne craquait pas mais des clients qui buvaient sans parler. Et, dans un coin, un homme à la capuche rapiécée, qui les regarda un peu trop longtemps.

Le tenancier, un homme massif à la barbe sale, s’avança.

— Vous n’êtes pas d’ici, dit-il d’une voix grave.

— On cherche un toit pour la nuit, répondit Naël.

Un regard à Marche-Rune, puis à Obryn.

— J’ai une chambre. Mais fermez vos volets. Et… dormez vite.

Il tendit la clé sans plus de mots.

Marche-Rune la prit. Naël regarda la salle, puis souffla à voix basse :

— Il y a quelque chose qui pue ici.

Il hocha lentement la tête.

— Et on vient de mettre les pieds dedans.

Ils avaient refermé la porte de la chambre, mais le silence dehors… n’avait pas suivi.

Quelque chose l’avait remplacé.

Naël, en train d’ôter sa ceinture, s’arrêta net. Elle pencha la tête, fronça les sourcils.

— Tu entends ?

Marche-Rune se redressa sans bruit. Il se dirigea vers le volet, l’ouvrit d’un doigt. Pas complètement. Juste assez pour regarder sans être vu.

Il resta figé.

— Quoi ? demanda-t-elle en approchant à son tour. Il s’écarta lentement pour qu’elle voie.

Dans la rue étroite, éclairée par les lanternes ternes, une procession silencieuse avançait. Une quinzaine d’enfants. Entre cinq et douze ans, tous pieds nus, en vêtements de nuit. Certains tenaient des poupées, d’autres des morceaux de bois, un caillou ou rien.

Aucun ne parlait. Aucun ne pleurait. Et leurs yeux… Leurs yeux étaient ouverts. Mais ne voyaient pas.

— Ils dorment ? murmura Naël.

Marche-Rune secoua la tête.

— Pas comme on dort.

— On les contrôle ?

— Non. Pas comme ça.

— Ils avancent comme s’ils répondaient… à un appel oublié.

Il s’accroupit un peu pour mieux observer.

— Regarde leurs pas. C’est trop fluide. Trop… ancien.

— Comme une danse ?

— Non. Comme une mémoire qui ne leur appartient pas.

Un des enfants s’arrêta un instant. Un petit garçon, aux cheveux bruns, maigre. Il leva la tête vers leur fenêtre. Et son regard, vide mais tendu, croisa celui de Naël. Elle eut un sursaut.

— Il m’a vue.

Le garçon ne bougea pas. Puis il leva lentement un doigt… et le posa sur ses lèvres.

Un geste muet non un “chut” enfantin, un avertissement comme unpacte de silence.

Naël recula brusquement. Ferma le volet d’un coup sec.

— Ce n’était pas un enfant, dit-elle à voix basse.

Marche-Rune fixait le bois.

— Je crois qu’il nous a parlé. Pas avec la voix mais avec ce qu’il n’a pas dit.

Obryn grogna près de la porte. Ses cornes frémissaient doucement.

Naël se tourna vers lui.

— T’as vu ça, déjà ?

Il hésita. Puis :

— Pas exactement. Mais… j’ai déjà vu des corps marcher sans âme, pas comme ça, pas avec autant de silence.

Elle croisa les bras, serra les dents.

— Et on fait quoi ? On les suit ?

Il secoua la tête.

— Pas cette nuit. Ils ne voulaient pas être suivis.

Elle le regarda, plus longtemps.

— Tu penses qu’on a été choisis pour les voir ?

Il ferma les yeux une seconde.

— Ou piégés pour s’en souvenir.

La nuit passa, sans rêve et sans bruit, mais pas sans poids.

Quelque chose était entré dans la chambre avec eux, pas une présence mais une question.

Le jour s’était levé, mais le ciel restait gris. Un gris sans nuance, sans promesse. Dehors, la brume avait perdu sa couleur. Elle n’était plus mystique, elle était… collée.

Naël descendit la première. Le parquet grinça sous ses bottes, mais personne ne leva les yeux.

La salle commune avait retrouvé ses clients ,du moins, leurs silhouettes. Des hommes discret, une chope à la main. Des femmes qui mangeaient sans parler. Une ambiance d’auberge normale… si on ne prêtait pas l’oreille. Car ici, rien ne débordait, pas un rire, pas une dispute. Même les couverts s’entrechoquaient sans bruit.

Marche-Rune la rejoignit. Il ne dit rien. Il n’avait pas besoin.

Le tenancier s’avança, lentement, le visage mal rasé, les yeux cernés.

— Quelque chose pour vous ?

Naël hocha la tête.

— Deux cafés. Et des réponses.

Un temps. Puis :

— Je sers l’un. Pas l’autre.

Elle posa les coudes sur le comptoir, sans sourciller.

— Cette nuit, vous n’avez rien entendu ?

— Je dors profondément.

— Vous n’avez pas d’enfants, ici ?

Un silence, très court, mais très dense.

— Plus depuis longtemps.

Marche-Rune pencha légèrement la tête.

— Les vôtres sont partis… ou on vous les a pris ?

Le tenancier serra la cafetière un peu trop fort. Un liquide noir déborda sur le bois.

— Je vous ai dit : je ne réponds pas.

Naël ramassa l’une des tasses, laissa le silence s’installer et enfin :

— C’est étrange, non ? Une ville où les enfants marchent seuls la nuit… et où personne ne pose de question.

Le tenancier releva enfin les yeux, pas de colère ni par peur.

Juste de la fatigue, une fatigue lourde, usée et ancienne.

— Ici, poser des questions… c’est le premier pas pour disparaître.

Naël soutint son regard.

— Et le deuxième ?

— C’est de croire qu’on obtiendra une réponse.

Le jour avait avancé, mais le soleil n'était jamais venu.

Ils avaient quitté l’auberge sans bruit, à pas lents, comme des intrus dans un rêve qui ne leur appartenait pas.

La ville ne bougeait pas, elle attendait. Pas comme une ville endormie, mais comme un cadavre encore tiède.

Les pavés luisants n’étaient pas mouillés par la pluie, mais par une moiteur sécrétée par la pierre elle-même. Un suintement glauque, qui collait aux semelles, au souffle, à la gorge.

Les murs des bâtisses montaient raides vers le ciel, écaillés, fendillés, couverts de moisissures pâles comme des veines qui n’avaient plus rien à transporter. Les toits d’ardoise, tranchants, semblaient prêts à s'effondrer, mais ne le faisaient jamais. Ils tenaient, par habitude ou par malédiction.

Chaque maison avait un soupirail. Ils étaient étroits. Discrets. Mais si l’on passait trop près, on sentait un souffle tiède, lent et humide.

Comme si la ville respirait par la peau.

Les rues se tordaient sans logique. Droites d’abord, trop droites. Puis, sans transition, elles s’étranglaient dans des culs-de-sac où le silence s’épaississait en couches. Des recoins où la lumière hésitait à entrer. Des recoins où quelque chose d’ancien avait reculé pour survivre.

Les portes, hautes et nues, n’avaient pas de heurtoirs, rien pour frapper, Rien pour appeler. Elles semblaient dire : si tu dois entrer, c’est que tu appartiens déjà à ce lieu.

Et les fenêtres… Pas de rideaux, juste des vitres opaques. Elles ne regardaient pas dehors mais guettaient.

Et puis il y avait les gardes, plantés aux coins des rues, immobiles, non pas des soldats mais des statues armées.

Tous portaient le même plastron noirci, cabossé, orné de marques indéchiffrables. Leurs visages étaient cachés sous des casques sans fente, lisses comme de l’obsidienne ternie. Leurs hallebardes, longues et émoussées, n’étaient pas levée, mais elles étaient trop prêtes.

Ils ne regardaient pas les passants, Ils ressentaient le moindre détour de pas, le moindre murmure trop haut.

Et quand ils tournaient la tête, c’était d’un seul geste, synchronisé et déshumanisé.

Naël s’était figée à l’angle d’une venelle.

— Ils n’appartiennent pas à une armée, dit-elle à mi-voix.

— Non, répondit Marche-Rune. Ils appartiennent à la ville. Comme des dents dans une bouche qui ne parle plus.

Ils croisèrent un marchand de chandelles, assis sur un tabouret bancal. Il ne criait pas, Il ne proposait rien. Il était là, c’est tout.

Marche-Rune s’arrêta.

— Vous vivez ici ?

Le vieil homme ne releva pas les yeux.

— J’y meurs doucement, si c’est ça votre question.

— Cette nuit… les enfants.

Un silence, puis :

— Vous n’avez rien vu.

Naël s’avança.

— On sait ce qu’on a vu.

Le vieillard leva enfin le regard, deux yeux pâles, éteints mais pas vides.

— Alors vous êtes perdus.

Elle s’agenouilla devant lui.

— Ils marchaient, sans bruit et sans but visible, comme… appelés.

— Ils le sont.

— Par qui ?

Le vieillard serra un peu plus fort la chandelle entre ses doigts tremblants.

— — Ce n’est pas lui le danger, c’est ce qu’on a laissé grandir ici, à force de se taire.

— Et ce qui est au sommet du rocher ? C’est ça, l’appel ?

Le vieux haussa les épaules.

— Le manoir ? Il ne commande rien, Il garde.

— Quoi ?

— Ce qu’on a enfermé quand on a compris trop tard.

Ils restèrent là, un moment, à regarder la brume se faufiler entre les murs. Une brume sans vent, sans origine.

Puis, sans se consulter, ils reprirent leur marche d’un pas plus lent.

Marche-Rune dit enfin, à voix basse :

— Cette ville ne cache pas ses secrets mais les fait vivre à découvert. Et on est censés les ignorer.

Naël acquiesça.

— Et si on les regarde trop longtemps, ils te regardent en retour.

Elle s’arrêta devant un mur. Sous le lichen, une gravure : un cercle vide. À l’intérieur, un œil. À l’intérieur de l’œil… rien.

— Tu crois qu’on est les premiers ?

Il secoua la tête.

— Non. Mais on est peut-être les derniers à vouloir comprendre.

Leurs pas étaient lents, mesurés, non par prudence, mais parce que le corps refusait d’accélérer dans un air aussi poisseux.

Naël avait la bouche pâteuse, les tempes lourdes. Chaque respiration semblait lui voler quelque chose. Et cette odeur…

Elle n’avait rien de précis, pas de charogne, pas de fumée. C’était un fond persistant, une nappe de relents chauds, rances et désespérants. Un peu de graisse froide, un peu de cave fermée. Naël avait connu des camps de guerre, des ruines et des égouts. Mais ici, c’était autre chose. L’odeur ne venait pas des choses mortes, elle venait de ce qui restait vivant contre toute logique.

Marche-Rune avançait en silence, plus raide que d’habitude. Elle le savait, il n’était pas à l’aise, pas inquiet, pas encore. Mais en tension, comme un fil prêt à casser sans qu’on sache quand.

Elle regarda autour, Les façades se ressemblaient toutes, pas un signe même pas un nom. Et pourtant, elle sentait que chaque rue les observait.

Elle s’arrêta, sans prévenir.

— T’as remarqué ? — Quoi ? — On est suivis. Pas par des pas. Par… le lieu. Marche-Rune ne répondit pas, mais sa mâchoire se crispa. Il le sentait aussi.

Et c’est là qu’ils les virent. Deux gardes, à l’angle d’un entrepôt vide. Armures ternes, visages visibles, tirés par la fatigue plus que par la colère. Deux hommes debout dans un décor qu’ils n’avaient pas choisi.

Le plus âgé haussa les sourcils en les voyant approcher. Il ne bougea pas, mais ses doigts se crispèrent légèrement sur le bois de sa hallebarde.

— Vous n’avez pas l’odeur d’ici.

Naël croisa les bras.

— Et vous non plus, j’espère. Parce que si vous êtes nés dans cette pourriture, j’vous plains.

Le second garde, plus jeune, grimaça. — C’est pas la ville qu’est pourrie.

— Ah non ? Et ça, c’est quoi ? Elle pue la peur à chaque ruelle.

— C’est pas elle. C’est ce qu’on lui a foutu dans les veines, répondit le plus vieux.

Marche-Rune fronça les sourcils.

— Le Seigneur ?

Un silence.

Le plus jeune détourna les yeux.

— Faites pas ça. Posez pas ce genre de question à voix haute.

— Pourquoi ? demanda Naël. Il vous entend ? Elle haussa le ton. — Il contrôle même vos silences ?

Le plus vieux soupira longuement ,comme quelqu’un qui aurait voulu dire bien plus, depuis longtemps.

— Il possède ceux qu’il paie. Il enferme ceux qu’il loge. Il détruit ceux qui parlent. Et les enfants, vous croyez quoi ? Qu’ils jouent la nuit pour le plaisir ?

Un frisson parcourut Naël.

— Qu’est-ce qu’il leur fait ?

— J’sais pas. Personne sait. On les voit plus une fois qu’ils montent là-haut. Et quand ils reviennent… ils sont différents, calmes.

—Ils montent là-haut en enfants…Et ils redescendent autrement

Le garde le fixa, sans nier.

— Dites ça devant d’autres, et vous tiendrez pas deux jours ici.

— Tu viens de le dire, toi.

Le garde souffla par le nez. Un rire court, vidé.

— J’le dis parce que j’en ai plein le dos. Mais j’le dis en coin d’rue, à deux types de passage. Et dans deux heures, j’aurai oublié que j’ai parlé.

— Tu veux qu’on parte, c’est ça ?

— Je veux qu’on ne réveille pas ce qu’il tient en laisse. Ils restèrent un instant sans bouger. Pas d’hostilité ni de défi. Juste deux hommes qui n’avaient plus la force de prétendre que tout allait bien.

Puis les gardes tournèrent les talons, sans menace, sans salut.

— Tu les crois ? demanda Naël. — Oui. — Et tu crois qu’ils savent ce qu’il fait, vraiment ? — Je crois qu’ils préfèrent ne pas trop comprendre.

Elle serra les dents.

— Alors c’est à nous de le faire.

Et ses yeux remontèrent lentement vers le manoir.

Un colosse d’ardoise et de pierre noire, juché au bord du précipice comme une cathédrale oubliée bâtie pour vénérer l’oubli. Ses tours effilées, asymétriques, griffaient le ciel gris d’un zèle maladif, comme si l’architecture elle-même cherchait à se déchirer hors du monde. Les murs, suintants de pluie ancienne, étaient couverts de veines d’humidité pâle, telles des cicatrices gravées par les siècles. Chaque vitrail était obstrué de crasse, figé dans un verre morne où aucune lumière n’osait entrer ni sortir. Au sommet, une flèche tordue semblait osciller à chaque bourrasque, mais ne tombait jamais.

Le bâtiment ne dominait pas Falkenspire : il l’écrasait.

Et Naël, droite, tendue devant les marches fendues, une main sur la garde de son épée, les yeux levés vers les vitraux aveugles.

Marche-Rune s’arrêta derrière elle., le silence pesait et ce soupir râpeux. Comme un souffle retenu de justesse.

— On y va ? demanda-t-elle, sans se retourner.

Il répondit après un temps, la voix basse, grave :

— Non.

Elle se figea. Tourna lentement la tête. L’incrédulité flottait dans ses yeux.

— Pardon ?

Il évita son regard.

— Ce n’est pas notre guerre.

Elle le dévisagea. Puis lâcha un rire bref, presque amer.

— Tu réalises ce que tu dis ? des enfants !

— Ce n’est pas ce qu’on est venus chercher, répondit-il, pas aujourd’hui.

— Pas ce qu’on cherche, ou pas ce que tu veux risquer ?

Il ne répondit pas. Mais ses épaules s’étaient tendues et son poing, crispé, tremblait à peine.

Elle s’approcha.

— Tu choisis encore tes combats ? Tu fais encore la différence entre ce qui mérite qu’on tue et ce qui mérite qu’on protège ?

Il leva enfin les yeux vers elle. Son regard était calme, mais voilé.

— Il y a des endroits d’où on ne revient pas. Et toi… tu vas toujours vers eux.

Un silence mais juste assez long pour qu’elle entende ce qu’il n’avait pas dit.

Elle fronça légèrement les sourcils. Une ride de trouble sur son front.

— Tu crois que j’ai besoin qu’on me retienne ? souffla-t-elle.

— Non, dit-il. Il marqua une pause. — Je crois que moi, j’ai besoin de ne pas te perdre.

Elle ne répondit pas, pas tout de suite.

Elle détourna les yeux. Comme si elle ne savait plus s’il fallait fuir… ou s’attendrir.

Puis, lentement, elle se détourna. Le vent soufflait entre les pierres.

— Alors on les suit ce soir, dit-elle. Quand ils marcheront.

Il hocha la tête.

Elle ne se retourna pas, mais ses épaules avaient changé et la suivit, sans un mot.

Ils les suivaient dans l’ombre, à pas couverts, retenant leur souffle comme des voleurs de nuit.

Les enfants glissaient entre les murs, procession spectrale, pieds nus sur les pavés luisants. Leurs ombres semblaient plus réelles qu’eux. Puis, sans un mot, ils s’arrêtèrent face à un mur. Nu, brut etcouvert de mousse pâle et de taches noires. Mais au centre… une fissure, haute d’un homme, étroite comme une entaille dans la pierre.

Un garçon s’avança. Son bras tremblait à peine. Il posa sa paume contre la lézarde, comme on toucherait un sanctuaire vidé de ses prières.

Alors, le mur respira et la fissure se mit à frémir. Un frisson remonta le long des pierres, ondulant comme une peau. Puis un craquement sourd, profond, mouillé. Les pierres ne s’écartèrent pas mais se déchirèrent.

Une fente s’ouvrit, pas une porte mais une gueule, irrégulière et Inégale. Tapissée de veines noirâtres et de coulures anciennes.

Un souffle tiède s’en échappa. Il portait une odeur fauve, métallique. L’odeur du sang ancien, pas celui des batailles… mais celui qu’on a laissé couler, goutte à goutte, dans l’indifférence. Mêlé à celle du sang figé, d’humidité crue, et… d’un cuir brûlé.

Naël chancela d’un demi-pas. Rien de visible, mais son ventre se noua aussitôt. L’odeur s’était glissée sous sa langue comme une écume noire, piégeant sa gorge. Son esprit, d’abord rétif, tentait déjà de repousser ce que son corps comprenait trop vite : ce qu’il y avait derrière cette ouverture n’était pas fait pour être vu. Elle ravala sa salive, lentement, elle avait le goût du fer et du rance.

Marche-Rune, lui, resta droit, mais ses paupières clignèrent deux fois, trop vite. Il connaissait ce parfum-là, non en mémoire, mais dans la moelle. Son souffle se raccourcit. Il aurait voulu reculer d’un pas. Il ne le fit pas. Quelque chose en lui grattait la surface. Comme si son corps, en silence, se souvenait d’un carnage qu’il n’avait pas choisi de vivre.

Une vapeur basse s’insinua sur les pavés. Et le silence, jusque-là épais, devint tendu, comme un souffle qu’on attend.

Obryn, en retrait, émit un grondement sourd, pas un grognement d’alerte mais un investissement Ses naseaux s’ouvrirent en grand, puis se plissèrent brutalement. Elle recula d’un quart de pas, ses griffes raclant la pierre. Ses cornes frémirent, sa gueule entrouverte, figée, semblait vouloir dire ce qu’aucun mot ne savait porter.

Derrière, un couloir incliné. Les murs, rongés d’algues séchées, semblaient faits de roche… ou de quelque chose qu’on avait tenté de pétrifier. Des tâches sombres parsemaient le sol. Anciennes, diffuses… mais trop rouges pour être innocentes. Et trop nombreuses pour être un accident. Une chose, au fond, battait, on ne l’entendait pas mais on la sentait, comme un cœur oublié dans une tombe scellée.

Les enfants entrèrent. Sans peur, comme si l’intérieur les appelait par leur nom.

Naël s’approcha, les yeux rivés à la déchirure. Elle murmura, plus pour elle que pour lui :

— On dirait… une cicatrice.

Marche-Rune hocha lentement la tête.

— Non.

— Alors quoi ?

Il observa les rebords du seuil, irréguliers, tachés de croûte minérale. Une coulée s’échappait lentement d’un interstice, noire comme de l’huile ancienne. Elle sentait la chair brûlée.

— Une blessure.

— Faite à quoi ?

Il ne répondit pas, Ils entrèrent.

Et la fente se referma dans leur dos, dans un bruit de gorges mouillées et de pierre qu’on recouse. Derrière eux, le monde cessa d’exister.

Ils descendirent en silence.

Le couloir s’étranglait à mesure, comme s’il refusait leur passage. Les murs, de plus en plus proches, se boursouflaient par endroits, gonflés de suintements jaunâtres et de boursouflures calcifiées. Des coulées sombres striaient la roche, ni tout à fait moisissures, ni tout à fait sang. Les torches jetaient des ombres trop longues, trop mouvantes, sur les parois, révélant par éclats des visages sculptés à même la pierre… ou ce qui aurait pu l’être. Certains étaient fondus, d’autres arrachés, d’autres encore grimaçants, comme surpris dans l’agonie.

Naël s’arrêta brusquement.

— Attends. Écoute, plus un bruit même pas un souffle, plus de pas nus sur la pierre.

Les enfants avaient disparu.

Ils s’élancèrent jusqu’à la dernière bifurcation, mais rien, aucun mouvement. Seule la moiteur et l’odeur.

— Ils ne peuvent pas être loin, dit-elle.

Marche-Rune ne répondit pas. Il observait les pierres, les recoins. Pas même une trace de tissu ou de poussière déplacée.

Obryn s’agita. Elle tournait sur elle-même, lente, tremblante. Ses griffes raclaient le sol. Ses naseaux tremblaient, comme si quelque chose la heurtait de l’intérieur.

— Tu les sens ? demanda Naël.

La bête leva lentement la tête. Puis, hésitante, elle avança. Son museau frôlait le sol, remontait les murs. Elle grogna doucement, puis tourna à droite. Un renfoncement, discret. Un passage en pente douce, que la lumière n’atteignait pas.

— Elle les suit, souffla Marche-Rune. Mais c’est confus. Trop d’odeurs.

— Elle peut continuer ?

Obryn marqua une pause. Elle renifla encore, puis gronda.

— Elle peut. Mais elle n’aime pas ce qu’elle sent.

Naël inspira, tendit la main vers son épée.

— Nous non plus.

Ils reprirent leur marche.

Le sol, désormais, était inégal, fendu, par endroits souple, comme si quelque chose, un jour, avait ramolli la pierre. Chaque marche émettait un son différent, comme si la crypte jouait sa propre dissonance. L’air était moite, chargé de cendres et de poussière rance. Et l’odeur… elle était partout.

Un mélange épais, saturé, de sang vieux, de graisse humaine, de champignons trop mûrs et de peur. Un relent qui collait à la langue comme une prière moisie.

Obryn haletait faiblement, son souffle court et rauque. Ses naseaux s’agitaient sans rythme et désorientés. Elle grogna, un râle bas, presque douloureux.

— Elle ne supporte pas l’odeur, murmura Naël.

— Elle la connaît, répondit Marche-Rune, le regard dur. Mais elle ne la reconnaît pas, parce que ce n’est pas du sang de mort, c’est… autre chose.

Obryn s’arrêta net. Secoua la tête et Ses cornes cognèrent le mur. Elle gémit, un son rauque, primal. Puis elle tourna brusquement sur elle-même, comme si l’odeur tournait autour d’elle.

Naël s’agenouilla près d’elle, une main sur son flanc.

— Obryn. Calme, respire. Tu peux le faire, hein ?

La bête s’immobilisa, trembla. Puis, lentement, elle pencha la tête. Ses griffes raclèrent la pierre. Et elle avança. À pas lourds. Son museau frôlant les fissures du sol.

— Elle les suit ? demanda Naël, les yeux fixés sur le couloir tordu.

Marche-Rune acquiesça.

— Il y a des traces. Mais faibles, trop noyées dans le reste.

— Le reste ?

Il tendit la main, effleura le mur. Ses doigts revinrent rouges.

— Le sang n’est pas sec, Il n’a jamais eu le temps de sécher.

Naël sentit son estomac se tordre. Le métal tiède de l’air, la moiteur stagnante, tout s’acharnait à dissoudre sa pensée. Il n’y avait plus de haut ni de bas. Seulement l’avancée et l’oubli.

Ils progressèrent, sinueux, à travers des galeries qui n’étaient pas faites pour qu’on en sorte. Des os émergeaient parfois des murs, mêlés à la roche comme si on les avait moulés là exprès. Des crânes, fondus dans le calcaire, les orbites tournés vers l’intérieur. Jamais vers la sortie.

Parfois, une flamme s’éteignait sans raison. Parfois, une odeur nouvelle, plus sucrée, surgissait, l’odeur de la chair cuite. Et parfois, ils croisaient un jouet, un morceau de bois, un chiffon déchiré. Naël s’agenouilla une fois devant l’un d’eux. Une petite poupée de chiffon, maculée, oubliée.

— Ils sont passés par là, souffla-t-elle. Mais on ne sait pas s’ils sont revenus.

Obryn grogna à nouveau. Elle avait pris une direction. Une rampe plus basse, presque une gueule. Là où les murs transpirent davantage, là où les traces étaient… plus épaisses.

Naël leva les yeux vers Marche-Rune.

— On y va ?

Il hocha lentement la tête.

— Tant qu’on les sent… ils sont peut-être vivants.

Mais même lui ne semblait plus y croire. Ils s’enfoncèrent dans les ténèbres, la chaleur montante, la pierre ruisselante. Et derrière eux, le couloir se refermait peu à peu sur la lumière, comme un couvercle sur une tombe encore tiède.

Ils poussèrent la porte.

Une odeur les frappa, douceâtre et lourde. Ni pourriture, ni sueur, quelque chose de trop propre. Trop clinique. Comme un linge taché, lavé trop tard, mais encore hanté par la souillure. La salle était voûtée, éclairée par des lampes à huile tremblantes. L'air ne bougeait pas, comme si la pierre elle-même retenait son souffle. Sur des lits de pierre, des enfants. Certains inertes. D’autres... conscients, les yeux écarquillés, perdus dans un ailleurs. À peine humains et leurs corps étaient lacérés de symboles à même la peau, tracés à vif, certains encore saignants, d’autres cautérisés à vif, déformant la chair. Certains bavaient, d'autres murmuraient dans une langue morte. Et leurs poignets étaient enchaînés, non pour les retenir, mais pour... maintenir quelque chose en eux. Au fond, trois gardes. Ils se retournèrent lentement, pas surpris ni armés mais leur regard était vide et Calme. Trop calme pour une telle scène. Et leurs mains... Tachées, oui. Mais ce n’était pas du sang de combat.

Marche-Rune s'arrêta net.

Naël, elle, avança. Pas en héroïne, ni en guerrière. Elle marchait comme une cloche qu'on aurait enfin libérée de son carcan.

— Écartez-vous, dit-elle.

Ils ne bougèrent pas. L'un d'eux esquissa un sourire, un de ces sourires creux, qui n'appartiennent plus à un homme, mais à une bête qui croit encore dominer.

Il ne finit pas son mouvement. Le sang jaillit d’un angle impossible. Sa gorge s’ouvrit sans bruit, et sa tête suivit presque gracieusement, comme si la mort avait dansé avec elle. Et Naël entra dans sa danse. Ce ne fut pas un combat mais une sentence.

Sa lame tourbillonnait, étincelante, précise. Chaque coup était une punition comme un cri muet. Une rage contenue depuis trop longtemps, déversée dans la chair.

Elle évita une dague, fendit un flanc, enfonça son genou dans un sternum, et trancha en remontant, de bas en haut, dans un jet de sang tiède. Les os cédèrent, les poumons se vidèrent dans un gargouillis obscène.

Pas un mot, ni un cri mais juste la grâce macabre d’une femme devenue ouragan.

Marche-Rune abattit le troisième. Sans hésiter. Non par défense mais par nécessité. Il ne devait plus jamais parler, ni toucher.

Quand tout fut terminé, Naël resta figée. Du sang sur le visage. Son regard croisé par celui d’un enfant. Un garçon, vif encore, mais brisé.

Il la fixait sans vraiment la voir. Et elle comprit. Ce qui avait été fait ici ne partirait jamais.

La salle frémissait légèrement. Comme si quelque chose, sous la pierre, respirait encore, ou écoutait. Ils avaient tué les gardes. Mais la salle n'était pas vide.

Les enfants étaient toujours là. Et certains étaient... éveillés. Mais plus tout à fait présents. Certains pleuraient sans larmes et d’autres se grattaient la peau comme si elle leur était étrangère. Et ceux-là... Murmuraient des mots sans langue, des prières sans dieu.

Naël s'était accroupie. Une fillette l'observait. Cinq ou six ans, les yeux noirs était Injectés d'ombres, la bouche entrouverte, chaque souffle un arrachement.

— Tu m'entends ?

Pas de réponse. Mais ses doigts tremblaient, et elle grattait... Sa propre gorge.

— Elle veut que ça sorte, dit Marche-Rune, derrière elle.

— Quoi ?

— Ce qu'on lui a mis dedans.

Un garçon, couché, se mit à convulser, lentement et Sans cris. Ses os remuaient sous sa peau. Quelque chose... se réécrivait.

Naël recula. Ce n'était pas de la peur mais l'horreur de l'impossible.

Un autre enfant s'effondra. L'écume noire à la bouche, sa main se tendit. Pas pour appeler ni pour supplier. Elle la prit et comprit.

— Ils ne reviendront pas...

Marche-Rune hocha la tête.

— Pas comme ils étaient.

Elle leva les yeux vers lui, les larmes déjà là. Mais elle ne pleurait pas, son visage s'était figé.

La réalité éclata, tout devenait trop. Trop précis. Trop d’odeurs. Trop de sons. Trop de détails.

Le gémissement d’une petite fille. Les doigts qui se tordaient comme des racines. L’odeur d’urine et d’excrément, de peur.

Et cette fillette. Celle qui la regardait, qui la transperçait.

« Tu sais. » disaient ses yeux.

Naël recula. Son dos heurta le mur froid et moite. Et son esprit... se referma.

Elle n'avait plus de place pour contenir tout ça. Alors elle coupa net. Le cri du monde se mua en bourdonnement sourd. Son souffle devint régulier et son regard vide, elle décrocha.

Elle s'enfonça quelque part, loin. Dans un refuge désert., un endroit sans murs, sans sang, sans souvenirs. Elle n'était plus Naël. Plus maintenant.

Ses mains bougèrent, elles levèrent la lame, lentes et précises. Comme dans un cauchemar sans fin. Un craquement mou. Une première déchirure, puis deux autres, comme un écho sanglant."

Chaque geste, un mot qu'on ne voulait pas dire, mais qu'elle disait.

Quand ce fut fini, elle revint, pas d'un coup mais Comme un soupir qu'on ne voulait pas relâcher. Le silence n'était plus vide. Il était rempli de ce qu'elle avait fait.

Et elle sut quelle ne se relèverait plus jamais tout à fait.

Ils quittèrent les catacombes par un escalier en colimaçon dissimulé derrière un autel oublié. La pierre suintait encore d’humidité, et l'air s'alourdissait à mesure qu’ils s’élevaient, comme si le monde au-dessus pesait sur leurs épaules.

Lorsqu’ils atteignirent la demeure, le contraste fut brutal.

Le couloir s’ouvrit sur une galerie somptueuse, un contraste brutal. Le sol était en marbre noir veiné d’or. Les murs, tendus de draperies pourpres brodées à la main, semblaient flotter sous la lumière vacillante. Aux plafonds, des fresques mythologiques, magnifiquement conservées, montraient des dieux couronnant des rois à genoux. Partout, la richesse éclaboussait la pierre comme un outrage. Mais c’étaient surtout les tableaux qui dominaient.

De gigantesques toiles encadraient le chemin. Hautes de plusieurs mètres, larges comme des murs, elles représentaient des scènes d’apparat : un banquet royal baigné dans l’ombre, un seigneur au regard noir entouré de visages flous, une chasse à l’homme figée dans un éclat de gloire sanglante. La peinture, ancienne mais éclatante, semblait vivante. Les yeux peints suivaient les intrus, les silhouettes exhalaient une majesté dérangeante.

Certaines œuvres n’avaient ni titre, ni cadre. Juste la brutalité suspendue d’un moment figé. Une main tendue, un sourire trop large. Une silhouette agenouillée, et toujours, en fond, le même homme, inlassablement glorifié : le seigneur de la demeure, jeune ou vieux, mais toujours triomphant.

Des statues de bronze et d’obsidienne jalonnaient leur progression, certaines couvertes d’un voile de poussière dorée, d’autres si bien entretenues qu’on aurait dit qu’elles respiraient encore. Elles représentaient des héros morts, des vierges idéalisées, des lions, des dragons. Toutes avaient le même regard : vide et fier.

Des chandeliers en cristal taillaient la lumière des torches comme des diamants en fusion. Le silence n’était plus silence, mais murmure. Celui de tapis épais qui étouffaient les pas, celui d’une présence rampante, invisible, presque sacrée.

Au fond, des portes doubles d’ébène gravées à la main. Un arbre renversé, des serpents entrelacés, un trône.

Naël ralentit. Elle toucha la paroi du bout des doigts. La pierre était tiède, comme si la demeure respirait encore sous ses murs. Ce n’était pas une maison mais corps, une bête domptée par le faste, tenue en laisse par l’argent.

Et tout ici le criait : le pouvoir ne protège pas, il s’affiche. On sentait la pourriture sous le vernis, l’orgueil maquillé en art et l’impunité sculptée dans l’or massif.

La richesse suintait de chaque surface, chaque recoin. Et tout cela, chaque pièce de monnaie, chaque pierre précieuse provenait du silence des enfants.

Naël avança, tendue comme une corde. Elle effleurait les murs du bout des doigts, comme si le contact lui permettait de garder pied. Marche-Rune, lui, observait et scrutait.

Ils ne savaient pas ce qu’ils cherchaient exactement, une preuve, un indice, un sens. Quelque chose pour comprendre les abominations vues plus bas. Les livres de comptes, les grimoires, les lettres… tout était en ordre, trop en ordre.

Puis, un détail attira leur attention. Une des statues, au coin d’un couloir, représentait une femme voilée tenant une balance. Jusque-là rien d’étrange, mais la balance était faussée, inversée. Naël s’arrêta, le cœur battant. Elle posa la main sur la base. Le socle vibra légèrement.

— Là, dit-elle simplement.

Un déclic discret. Une partie du mur pivota lentement, révélant une petite pièce dissimulée.

Un bureau mais différent du reste, sobre et sans dorure, éclairé par une unique lanterne suspendue. Des feuilles soigneusement rangées. Un encrier encore humide.

Sur le bureau, une lettre posée à part. Son sceau n’était pas celui du seigneur… mais celui du Conseil de la capitale.

Marche-Rune la prit, brisa le cachet, le silence était total.

La lettre n'était pas un message mais un rapport.

Un compte-rendu détaillé des expériences, des cycles de transformation, les effets secondaires observés, des schémas et des annotations cliniques, sans émotion.

Et surtout, au bas de la page, un cachet officiel. Celui d’un Émissaire du Conseil. Avec un retour signé : « Approbation partielle, prolonger l’essai. Nouvelle dotation de fonds en cours. » Naël sentit le sol se dérober. Ce n’était pas l’œuvre d’un fou isolé mais un projet approuvé et financé, supervisé.

Elle serra les poings, son souffle s’accéléra. Mais ce n'était pas encore le moment, pas encore. Ils savaient maintenant à qui ils avaient affaire. Et ce qu’ils devaient faire.

ls avancèrent, guidés par l’architecture elle-même, comme si chaque colonne, chaque marche, chaque dorure les menait irrévocablement vers le cœur nécrosé de la demeure. Un silence d’opéra régnait, presque sacrilège, comme si les murs étaient trop anciens pour s’écrouler, trop fiers pour frissonner.

Les portes de la grande salle s’ouvrirent d’elles-mêmes, la salle du trône,

Immense. Trop vaste pour un seul homme. Des vitraux colorés parsemaient les murs, projetant des teintes surréelles sur le marbre. Des statues veillaient, figées, comme des juges aveugles. Et au fond, sur un siège d’obsidienne ornementé d’or et de gemmes, il était là, Le seigneur Valhen. Déjà installé, attendant.

— Vous avez vu, murmura-t-il en les regardant approcher. Vous avez entendu leurs souffles, leurs voix étranglées. Et pourtant, vous êtes encore debout.

Il souriait. Un sourire de philosophe, pas de monstre.

— Ce que vous appelez cruauté, je l’appelle clairvoyance. L’ordre, voyez-vous, n’est pas le fruit du hasard, Il faut le bâtir et l’imposer. Le monde est un animal fébrile dont Il faut en fixer les membres, en briser quelques os pour qu’il cesse de se débattre.

Naël ne répondit pas. Elle avançait, les poings serrés, ses pas plus lourds qu’à l’accoutumée.

— Nous avons essayé les mots, les lois et les sermons. Et les peuples ont continué à hurler, à piller et à violer. Alors j’ai cherché autre chose.

— Et tu as trouvé ça ? souffla-t-elle, la voix rauque. Les chaînes, les cris et le sang des enfants ?

Il leva les mains, presque théâtral.

— Le libre arbitre est un poison. Il est doux en bouche, mais ronge le monde à petit feu. Alors, j’ai travaillé à une solution. Un remède !

— Un remède... répéta-t-elle. Tu parles de torture comme d’un élixir. Tu fais des enfants des cobayes, et tu oses appeler ça une œuvre ?

Il inclina la tête, lentement.

— Ce que j’ai fait aux enfants… n’était pas un caprice. C’était une expérimentation. Pour extraire le mal à la racine. Comprendre les mécanismes de l’âme et réécrire la volonté.

— Tu les as détruits ! rugit-elle, un tremblement dans la gorge. Leur volonté, leur esprit, leur chair... tout !

Il ferma les yeux, un instant, comme savourant un souvenir.

— L’un d’eux a imploré que je continue, que je le perfectionne. Il était si... réceptif.

Un silence tomba.

Naël s'immobilisa. Son souffle se coupa net.

Et puis sa voix claqua, basse, tranchante.

— Tu n’as PAS le droit de dire ça !

— Si. J’ai pris ce droit, parce que personne n’en avait le courage.

— Tu n’as pas juste pris leur vie… tu leur as arraché leur lumière ! Leur humanité ! » hurla-t-elle, sa voix brisée par la fureur. « Et tu oses appeler ça de l’ordre ?!

Elle avança encore, chaque pas frappant le sol comme une lame tombant.

— Tu veux qu’on t’écoute ? souffla-t-elle, d’un ton glacé. Elle s’avança d’un pas. Ses yeux ne clignaient plus. nAlors écoute-moi bien… Sa voix n’était plus un cris mais une promesse. « Je vais te faire payer pour chacun d’eux, un à un et lentement. » Le silence, juste après, fut pire qu’un hurlement.

Elle s’élança.

Ce ne fut pas une attaque mais un ballet, Une symphonie de lames.

Naël dansait autour de lui, avec lui. Chaque mouvement précis, élégant et mortel. Le sang jaillissait en traits fins, comme peints à la main. Le seigneur tenta de réagir, mais elle était déjà ailleurs. Dans un autre espace, un autre temps. Elle n'était plus une femme. Elle était une tempête.

Un dernier mouvement, une torsion du poignet, une lame qui s’enfonce droit dans la gorge. Et le seigneur Valhen s’effondra.

Elle resta figée un instant devant le corps, le silence suspendu et enfin la rage.

Une onde de violence la traversa, fulgurante. Elle hurla, et ses coups pleuvèrent sur le cadavre, sur ce qu’il avait été.

Elle le frappa encore et encore. La lame s’écrasa dans la chair morte, tranchant, éventrant, défigurant. Le sang giclait en gerbes épaisses, les viscères se répandaient sur le marbre en éclaboussures grotesques. Les os cédaient, se brisaient, craquaient.

Naël n’était plus là. C’était une bête, une douleur brute, une haine pure, sans mots. Elle hurlait, mais c’était un cri sans souffle. Une tempête intérieure projetée sur ce reste d’homme.

Marche-Rune s’élança vers elle, lentement d’abord, puis à grandes enjambées. Il posa une main sur son épaule. Elle pivota brusquement, sa lame traça un arc, et le heurta. La lame le frôla, Pas un coup destiné. Juste un débordement de sa tempête.

Une entaille fine, nette, longeant la ligne de son œil, traçant une balafre rouge sans percer le globe mais juste assez pour marquer

Le sang coula sur la joue de Marche-Rune, chaud, brutal, mais il ne broncha pas. Il passa un bras autour d’elle, puis l’autre.

Il l’enlaça par derrière, avec cette force calme, silencieuse, irrévocable. Elle lutta une seconde, deux, puis s’effondra contre lui.

Les sanglots la prirent, saccadés et brisés. Comme si son corps ne savait plus comment respirer.

Obryn, lui, s'était rapproché, les yeux luisants d’une douleur qui n’était pas la sienne. Il ressentait, Il vibrait et surtout il comprenait.

Et dans ce silence enfin réel… quelque chose de plus ancien que la colère se brisa. Quelque chose qui avait attendu trop longtemps.

Naël pleurait.

Et le monde autour d’elle s’effaçait enfin.

Le silence n’était plus le même.

Il n’était plus celui d’un lieu déserté, mais celui d’un monde après le chaos.

Naël était restée là, figée, les bras en sang, le souffle haché. Ses yeux ne quittaient pas le trône brisé, ni les lambeaux de chair qui s’y accrochaient encore. Tout en elle tremblait, mais aucun son ne sortait.

Derrière elle, Marche-Rune, la joue fendue, gardait ses bras autour d’elle. Sa main plaquée contre sa plaie, son regard fixé dans le vide.

Obryn, en retrait, émettait une lueur étrange. Comme s’il absorbait leur douleur.

Puis, lentement, ils reculèrent. Aucun mot. Juste les pas qui les menèrent hors de la salle du trône. Ils traversèrent les couloirs de marbre comme des spectres.

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