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— Votre fou... votre frou... Oh ! Zut ! Votre frère ! parvenez-vous à articuler enfin. Est devenu frou ? Non, fou ! J'y arriverai...

— Oui, mais je ne veux pas vous déranger. Pardon, vous avez sûrement mieux à faire qu'écouter mes peines...

Il est encore temps, en effet, de vous esquiver. Car vous sentez l'insupportable monologue poindre déjà en dehors de sa bouche, près à vous encombrer. N'hésitez pas, allez-vous-en ! Saluez-le et allez au 42

Si, contre toute attente, vous vous sentez enclin à écouter un long discours aigri et barbant, loin de vos livres (pleins de longs discours aigris et barbants), alors écoutez donc la suite. N'oubliez pas qu'à la moindre pointe d'ennui, il vous reste loisible de filer en bégayant quelques excuses.

— Non, monsieur, allez-y, lui murmurez-vous.

Ses yeux s'allument, un halo de reconnaissance commence à briller alentour. Votre B.A. est faite.

Vous êtes prêt ?

Allons-y !

— Mon frère, vous savez, est un universitaire brillant. Un homme reconnu par ses pairs et par ses étudiants. Il a contribué au succès de ce campus, le propulsant parmi les plus emblématiques lieux de savoir du Commonwealth. Mais, malgré ce prestige et cette autorité qui le caractérisent, cet homme a toujours caché au monde ses troubles et ses noirceurs. Je me rappelle, petits, à Providence... Vous connaissez Providence ? Non ? Vous devriez y aller, c'est très joli – sauf quand il pleut, bien sûr. Enfin... Quand nous étions petits, à Providence, notre mère nous préparait toujours des tourtes au poisson. J'adorais ça, vous savez. Nous adorions cela tous les deux. Elle les posait sur la table, nous souriait et clamait « À table, bande de flibustiers ». Vous connaissez les flibustiers ? Oui... Ce sont des pirates. Enfin... Ses tourtes étaient bonnes, on les dévorait. Mon frère a commencé à s'assombrir vers nos huit ans – nous sommes faux-jumeaux, vous l'avais je dit ? –, il ne souriait plus, ne chantait plus. Il n'avait d'ailleurs plus aucune expression. Chose qui n'a jamais changé depuis, il est même réputé pour ça (l’homme se mit à rire aigrement). Je me rappelle de lui, un soir, sombre, il se balançait devant le miroir. Il me semble l'avoir entendu marmonner des choses dans un dialecte étrange et terrifiant. J'ai eu si peur que j'ai quitté la maison, à toutes jambes. Ses yeux étaient sombres, comme la mort. A compté de ce jour, je ne me suis plus trop approché de lui. Il me faisait peur. Un matin, notre mère nous avait préparé une tourte et avait dit « À table, mes flibustiers » – vous connaissez les flibustiers ? Oui... Ce sont des pirates. Enfin... ce jour-là, la préparation avait un gout bizarre. J'ai demandé à ma mère si elle avait changé le poisson qu'elle y mettait toujours. Elle s'en était défendue, formellement. Voyez-vous, en ce temps-là on ne remettait pas en cause ses parents. J'avais eu droit à la fessée. Plus tard, dans ma chambre, assis sur mes fesses endolories, mon frère m'a rendu visite. D'un air sombre, il m'a dit « C'est notre père qui était dans la tourte, flibustier ». J'ai hurlé. Que voulez-vous ? C'était terrifiant ! Hélas, ma mère, en m'entendant n'a pas tenu compte de mon accusation et j'ai reçu une nouvelle volée. Mon père est rentré deux jours plus tard, j'en fus rassuré... jusqu'à ce qu'il clame, en s'installant à table, qu'il avait trouvé le cadavre d'un chat devant notre porte, éventré. Mon frère s'est alors glissé dans mon dos et m'a murmuré « Bon appétit, flibustier ». Cette fois, je me retins de crier. J'ai vécu dans la terreur jusqu'à ce qu'un jour notre mère découvre le pot aux roses. Elle l'avait trouvé, en pleine nuit, en train de fourailler dans le cadavre d'un blaireau, avec le pot où elle entreposait les morceaux de poisson. Mes parents ont alors fait ce qu'on faisait toujours dans ces cas-là. Mon frère a filé à l'internat. Nous fûmes séparés pour longtemps. Bien sûr, il est rentré dans les rangs. Vous connaissez les internats... c'est presque l'armée ! Le voilà, quelques années plus tard, universitaire, ici à l'AMU, à l'académie d'Histoire. Un homme brillant, mais austère. Je le croyais sauvé. Belle erreur, jeune homme, il ne faut jamais présager du bien, sinon il vous fuit ! Il y a quelques semaines, il a sonné à ma porte. Lui qui était d'ordinaire inexpressif semblait allumé comme un brasier infernal, il parlait comme un fou furieux, ajoutant des mots d'une langue étrangère dans son anglais habituellement parfait. Il parlait d'un livre, un ouvrage terrifiant, censé ouvrir les portes de l'enfer. Je me rappelle son nom... De Vermis Mysteriis. Il parlait d'un sacrifice, un holocauste censé réveiller une créature venue du fond des âges. Il parlait d'un vieil alchimiste, nommé Ludvig Prinn. Un homme qui résidait soi-disant dans sa cave, et qui le guidait. Un homme vieux de près de mille ans...

Pendant qu'il reprend son souffle, vous avez perdu le vôtre. Vous parvenez, malgré tout, en un soupir pénible, à lui demander :

— Monsi...ieur... quel... est... le ... nom d...e votre... frère ?

— Alastair Beck. Vous le connaissez ?

Bien sûr que vous le connaissez. C'est votre prof de dernière. Un sale type, effectivement. Mais vous n'imaginiez pas à quel point. Finalement, vous l'imaginez volontiers éventrer des chats.

Outre ce récit qui vous rappelle furieusement le genre de lecture qu'on trouve dans Weird Tales, l'information la plus intéressante reste la mention de Prinn et de son livre.

Un vrai universitaire va toujours au bout de ses recherches. Au péril de sa vie. Si vous voulez en savoir plus sur la figure mythique de Prinn et que vous êtes-vous même un peu dérangé, demandez l'adresse d'A. Beck à son frère et, comme un inconscient, filez chez lui, au 92

Si, tout bien réfléchi, vous crevez de trouille. Rentrez pleurer dans les jupes de votre propre mère, ou plutôt ce qui en fait office : votre logeuse, Mrs Flemmington. Elle habite au 93 (et donc vous aussi)

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