Rien ne nous retient... (1/2)

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Tous les matins, depuis une semaine, je me réveille la peur au ventre. Il m'est souvent arrivé d'avoir peur. Peur de ce que j'allais voir et de ce que j’allais devoir faire. Peur de voir mourir un homme, ou de le voir sombrer dans la folie. Mais jamais cette peur n'avait été aussi intime et profonde que ces derniers jours.

Je dors peu. Les journées sont longues. Comme les autres infirmières, je travaille tard. Les blessés arrivent, chaque jour, par dizaines dans des ambulances bringuebalantes. Certains sont restés dans les tranchées plusieurs jours avant qu'on puisse les évacuer à l'arrière. Ils arrivent plus morts que vifs. À nous, infirmières, et à l'unique chirurgien du camp, de les ramener à la vie. À une vie qui n'est plus la leur. À une vie qu'ils n'ont pas choisie. Ou bien, lorsque l’on ne peut plus rien faire pour eux de les accompagner vers leur mort. Chaque jour qui passe, cela me paraît de plus en plus difficile.

Ici, on voit arriver des soldats de presque tous les âges, de presque toutes les régions de France et du monde, de toutes les langues et patois. Dans une autre vie, avant la guerre, ils ont été étudiants, boulangers, paysans, instituteurs, rémouleurs, garçons de café, artisans, artistes, ouvriers, tourneur, charpentiers, crieurs de journaux, cordonniers, facteurs et je ne sais quoi encore... Ils s'appellent Louis, Jules, Henri, Toussaint, Étienne, Maxime, Simon, John, Ethan, Isaïe, William, Thomas, Cecil, Peter, David, Bruno, Günther, Wilfrid, Heinrich, Angelo, Elias, Pablo, Marco, Andreas, Björn, Knut, Morten, Dimitri, Fedor, Anton, Casimir, Ivan, Cosma, Soliman, Mansour... Certains avaient déjà une femme et des enfants avant de partir le fusil en bandoulière pour le front, dans leur pays, ou, pour ceux venus de plus loin, dans ce qui n’était alors qu’une destination romantique, le pays de l’amour et de la liberté. Ils ont tous répondu aux appels patriotiques qui avaient soudainement fleuri sur les murs des maisons des villes comme des villages, sur les panneaux d’affichage des mairies et des écoles, et même sur les portes des églises.

Sur les affiches de recrutement, la guerre ressemble à une promenade de santé. Les hommes y posent beaux avec leurs cheveux courts et leur moustache, le regard brillant de santé, presque amusés du rôle qu'on leur fait jouer. Ils vous regardent comme votre propre image dans un miroir. Mais ce n'est pas seulement cela qui a attiré ces hommes hors de leurs régions, hors de leur pays... Il y a d'abord eu l'ordre de mobilisation générale. Au début personne n'a pensé que cette guerre durerait. Les paysans ont quitté les champs en pleine moisson, laissant les femmes, les vieux et les enfants la terminer et engranger la paille pour l'hiver. Ils pensaient rentrer avant l'automne pour les labours... Mais cela a duré. D’autres sont partis. Ensuite il y a eu la presse qui a glorifié les hommes tombés pour la France, les actes de bravoure du plus petit soldat en première ligne face à l'ennemi. Même les enfants se devaient de glorifier leurs aînés, de montrer qu’eux aussi avaient déjà du courage. Je me souviens bien d'une carte postale... Un petit garçon brun aux yeux noirs de huit ans environ, l’air fier, en uniforme avec son petit pantalon rouge, l'esquisse d'un sourire aux lèvres, sabre à la main prêt à en découdre avec un ennemi que, je l’espérais de toute mon âme, il ne verrait jamais. En bas de la carte, deux petites lignes dactylographiées :

« Vous douteriez encor de ma force invincible ?

Où sont les allemands, je veux être terrible ! »

Des Allemands, mais aussi des Autrichiens et des Hongrois, on en voit au camp, comme on voit des Anglais, des Canadiens, des Américains, des Russes, des Africains, des Bulgares, des Italiens, même des Asiatiques, et bien d’autres en plus des Français. Je n'avais jamais vu autant de couleurs de peau avant la guerre. Mais sur la table en chêne qu’un soldat de passage au camp, menuisier de métier, nous a fabriquée et qui nous sert de table d'opération, ils ne sont rien de plus que des hommes. Lorsqu'on leur retire une balle du corps, lorsque l'on recoud leur chair, lorsqu'on leur ampute un membre ou lorsqu'on leur ferme les yeux pour l'éternité, ils ne sont rien de moins que des hommes façonnés d'un même squelette, d'une même chair, d'un même sang et d'une même âme. Tous prient leur Dieu pour survivre à cette boucherie, tous appellent leur mère, leur père, ou leurs frères et sœurs sur le seuil de la mort. Il n'y a pas besoin de comprendre leur langue lorsqu'ils nous tendent leur dernière lettre... Celle qu'ils ont écrite le plus souvent un soir, dans la boue, la pourriture et l'odeur de la poudre à canon. Ils nous supplient de la poster pour que leurs proches sachent qu'ils ne sont pas morts en héros mais qu'ils ont bien fait leur devoir. Certaines n’arriveront sans doute jamais. Le courrier est étroitement surveillé. Sauf si on le fait passer nous-même, discrètement. Et encore, je n’en suis pas certaine.

Je l'ai fait plus d'une fois. J'ai envoyé leurs lettres aux adresses apposées d'une écriture fine, déliée ou hésitante, sur les enveloppes jaunies, chiffonnées, salies, et parfois ensanglantées. J'ai même envoyé une lettre en Allemagne, il y a une semaine...

Celles d'un jeune soldat... pas beaucoup plus jeune que moi. Vingt ans à peine si j'ai bien compris ce qu'il m'a dit. Je comprends un peu l'allemand. Ma grand-mère paternelle, qui était d'origine alsacienne, m'en a appris quelques notions lorsque j’étais enfant. J'ai l'impression que c'était il y a un siècle. Il n’était pas allemand, mais il avait choisi de se battre pour ce pays parce que c’était celui de sa mère, et parce qu’il avait suivi ses frères aînés.

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