Cinq doigts d'une main

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1 mars, Namur, Belgique, Europe.

La détermination d'Ekaterina commençait à faiblir. Elle le sentait. Mais seule face à ce producteur qui lui demandait quelque chose d'ignoble, elle n'était pas capable de résister très longtemps. S'il avait s'agit d'un autre sujet, elle aurait contré, sans aucun doute. Mais le souvenir des mots de Savan était encore trop frais dans sa mémoire pour qu'elle l'élude aussi facilement. Elle s'apprêtait à céder lorsque l'inattendu couru à sa rescousse.

— Vous êtes viré, Girard.

Sun Mei avait parlé le front levé comme pour le défier de dire quoi que ce soit. Malgré la menace qui planait dans les yeux de la chinoise, le producteur lui pouffa au nez.

— N'importe quoi ! Votre blague est très drôle, vous avez trop besoin de moi pour pouvoir me virer comme ça !

Il partit dans un éclat de rire, sûr d'être rejoint par les autres membres du groupe. Mais il fut seul à s'esclaffer et sa gausserie grasse sonnait douloureusement aux oreilles solidaires des filles.

Martjin Girard s'arrêta enfin et essuya une larme de rire imaginaire au coin de l'œil. Il était rouge, essoufflé comme s'il avait couru un marathon. Il ne s'était pas marré ainsi parce qu'il se croyait drôle, loin de là. Il se pensait même très ridicule et il rougirait de honte s'il ne s'était pas comporté de cette manière pour une raison qu'il jugeait de la plus haute importance : il tentait de sauver sa peau.

Il avait entendu la sentence sans appel de Sun Mei mais il ne pouvait se résoudre à être licencié. Qui voudrait encore de lui si la terrible et exigeante Sun Mei Harper-Jiao l'avait renvoyé ? Elle était bien trop respectée dans le monde de la musique et de la mode pour que quiconque n'ose s'opposer à ses choix. Vingt-trois ans à peine et elle tenait la vie de Martjin Girard entre ses mains.

Elle se leva et lui lança un regard si sombre qu'il se ratatina sur place. Ils avaient œuvré ensemble, lui et les cinq chanteuses de KOBSE durant plus de cinq ans, mais là, sous le regard coléreux de la jeune femme, il avait l'impression de ne plus la connaître.

À cet instant précis, il regrettait amèrement les mots prononcés. Ce n'était qu'une idée qu'il avait eu pour augmenter les bénéfices. Il avait pensé que cela ne dérangerait pas Ekaterina de se dénuder un peu en concert – après tout, elle se baladait sur les podiums en tenue de créateur parfois peu couvrantes – mais il aurait du savoir que Sun Mei prendrait sa défense. Et contre la grande prêtresse, il n'avait aucun moyen de se défendre.

Il aurait du déléguer. Il s'en rendait compte maintenant. S'il avait demandé à Julien, il ne serait pas dans cette position à cet instant. Mais il avait préféré s'en charger lui-même de peur que le stagiaire rapporte ses propos à d'autres producteurs. Il ne voulait pas être la risée de tous sous prétexte qu'il avait demandé de vive voix à une des filles quelque chose que tout le monde murmurait au creux des oreilles. Il avait opté pour la franchise plutôt que la discrétion. Il payait son choix maintenant.

Désormais, il suait à grosses gouttes. Son trouble était visible sur sa figure au nez épaté et aux yeux clairs enfoncés. Son esprit cherchait un moyen d'effacer son injure, de racheter le pardon à la fois de Sun Mei et d'Ekaterina.

Les voir ainsi unies le fit frissonner. Elles s'étaient toujours querellées, l'une défiant l'autre de s'en prendre à elle. Mais au fond, KOBSE les liait étroitement. Elles étaient plus proches en ennemies que si elles s'étaient appréciées dès le premier jour. Unies comme elles le paraissaient aujourd'hui, elle pouvaient être redoutables.

Souvent, il s'était amusé à comparer les membres du groupe aux cinq doigts d'une main.

Ekaterina, fière et majestueuse, avait toujours été l'index. C'était celle qui dirigeait, qui ordonnait, qui surplombait tout le monde par son élégance et son regard fier, celle que l'on admirerait toujours. Si aujourd'hui elle avait flanché, c'était quelque chose d’exceptionnel de sa part. Elle serait celle que le monde retiendrait, bien après que KOBSE ne se soit éteint.

Dans toute sa passion pour la provocation, Sun Mei incarnait le majeur. En un doigt d'honneur assumé au monde, elle avait fait ses choix sans le concours de rien ni personne. Qui l'aime la suive ou se taise à jamais, tel était son mantra.

En poursuivant l'analogie, Blake, étoile montante du septième art, pouvait prétendre au trône de l'annulaire. Légèrement en retrait derrière notre leader et sa féroce adversaire, elle brillait elle-même, à sa façon, dans un autre domaine.

Soutien inébranlable du groupe, Honor et son amour presque maternel se maquillaient en pouce pour consolider liens et amitiés qui se tissaient entre les filles. Bien qu'elle fut issue d'une des plus prestigieuses familles anglaises, jamais son ascendance noble ou la réussite ne lui étaient montés à la tête. La fondation qu'elle avait bâtie avec son copain était bien la preuve de sa modestie.

Enfin, Felicia. Certains se demanderont toujours quel était son rôle dans un groupe de femmes influentes et respectées. Elle, si discrète et effacée, semblait ne pas valoir sa place. Pourtant, elle l'avait et elle la méritait. Car sans elle, l'équilibre serait rompu et la balance s'écroulerait. Alors, elle était un auriculaire, dans toute sa modestie, petite de taille et grande de cœur.

Cinq doigts, cinq lettres, cinq filles, si différentes mais complémentaires reliées par leur passion : le chant. C'était ainsi qu'il les avait toujours vues et qui les verraient toujours.

Les cinq filles étaient debout et elles le fixaient méchamment, renvoyant le dégoût qu'avaient provoqué ses mots à leur expéditeur. Il se figea un instant, pétrifié par le regard de ces jeunes femmes. Puis, il quitta brusquement la pièce, le feu aux trousses, courant presque pour leur échapper. Elles avaient gagné.

À peine fut-il sorti, qu'Ekaterina dénigra l'acte de Sun Mei :

— J'aurais pu me débrouiller seule.

Mais chacune des filles présentes dans la pièce savait qu'un mensonge se cachait derrière ces mots. Ekaterina était restée pétrifiée par sa demande. Les propos d'un de ses exs lui étaient revenus en tête. Et si Sun Mei n'avait été là pour rembarrer le producteur, elle aurait accepté sous les supplications de Martjin, comme elle avait accepté les exigences de Savan à l'époque où il l'appelait baby.

Personne ne pipa mot. Chacune se replongeait dans cette triste période où elles étaient allées repêcher Ekaterina au fond du trou creusé par Savan Martinez. Sans les bras de ses amies pour la supporter, la jeune ukrainienne n'aurait pas réussi à s'extirper de cette spirale horrifiante. Pourtant, elle n'avait jamais avoué que c'était presque volontairement qu'elle s'y était plongée, pour tenter d'en oublier un autre. Mais toutes avaient compris. Dans ses regards, dans ses choix, dans sa voix, elle l'aimait toujours. Elle vivait toujours pour lui alors que presque quatre ans séparaient leurs adieux. Il était parti et elle ne l'avait jamais assimilé. Si Savan n'avait pas était là pour lui changer les idées un moment, qui sait ce qui serait arrivé.

Car, si elle paraissait pleine d'assurance, déterminée dans tout ce qu'elle entreprenait, presque hautaine par moments, elle enfouissait en elle toutes ses peurs sous une épaisse couche de caractère que très peu de monde savait déchiffrer. Sous cette muraille, se cloîtrait le véritable cœur d'Ekaterina, tourmenté et ancré dans un passé révolu.

— Je ne laisse jamais une amie en plan, voilà tout, répondit simplement Sun Mei.

Et disant cela, elle haussa les épaules comme si ces mots lui étaient égal. Elle se rassit à sa place et poursuivit le récit des aventures de son mariage en Chine. Blake l'écoutait avec un grand sourire et des questions plein les lèvres.

Ekaterina resta bouche bée par sa réponse. Jamais elle n'avait imaginé ressentir son cœur battre aussi fort. Les joues rouges, elle se posa sur un fauteuil libre et déballa de ses mains tremblantes, un sandwich au thon.

Assise à l'autre bout de la gigantesque table de réunion, Honor la regardait porter le morceau de pain à sa bouche. Elle voyait bien qu'elle était au plus mal : Ekaterina n'était jamais distraite et pourtant, elle s'apprêtait à manger un sandwich au thon. Tout le monde savait qu'elle détestait le poisson !

— Kat, prend celui-là.

Elle lui jeta à travers la table un sandwich au jambon. Ekaterina considéra les deux pour adressa un remerciement silencieux à Honor avant d'entamer à pleines dents son repas.

En quelques secondes seulement, ses yeux s'étaient replongés dans le passé et elle regardait, sans le voir, le paysage citadin de l'autre côté de la fenêtre. De peur qu'elle ne s'englue à nouveau dans cette spirale de souvenirs, Felicia entama la conversation de cette voix douce qui lui était propre :

— C'était ta sœur au téléphone, Kat ?

Ekaterina releva la tête et observa le visage de la cadette du groupe. Des tâches de rousseur réparties aléatoirement sur ses pommettes, un nez délicatement retroussé, des lèvres pulpeuses et gercées par un manque d'entretien, des cheveux ondulés jusqu'aux épaules... Et surtout, elle fixa ses grands yeux verts flamboyants. Elle se plongea dans ce regard hypnotique. Laissant loin au fond de sa mémoire Martjin Girard et Savan Martinez, elle se baigna la tête la première dans le reflet lacustre des pupilles de Felicia. Elle s'enivra du parfum brut de la beauté de son amie, puis elle lâcha prise et revint brutalement sur Terre.

— Oui, murmura-t-elle, c'était Sana. Elle vient me rendre visite.

Sun Mei aussi s'inquiétait pour elle et, bien qu'elles se soient toujours déclarées ennemies, elle a depuis le début vu en elle une alliée. Aussi, pour éviter qu'elle ne se refasse du mouron, elle surenchérit :

— J'ai oublié de vous dire : Maisie vous invite pour son anniversaire chez son frère la semaine prochaine. Et pas moyen de vous défiler, je ne laisserais personne dire non à ma femme !

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