Un manque à combler

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3 mars, Sainte-Clotilde-de-Beauce, Québec, Canada.

Cerise courait entre les jambes de sa tante, l'éclat d'un rire suspendu à ses lèvres de petite fille.

— Tata Suny va venir ! Tata Suny va venir !

Son babillage n'avait pas arrêté depuis qu'elle s'était levée et Maisie commençait à sentir la migraine lui tenailler les tempes. Les couverts dans la main, elle s'arrêta entre la cuisine et la salle à manger pour se passer une main sur le front. Oui, c'était bien un mal de tête qui commençait à l'envahir.

— Laisse ta tante tranquille.

Maisie sursauta en entendant la voix de sa belle-sœur derrière elle. Elle ne l'avait pas entendue arriver. Khloé June prit entre ses bras sa fille aînée et la cala au-dessus de son rein. Maisie observa la mère et la fille s'embrasser tour à tour sur la joue avec tendresse puis échanger un sourire complice. Khloé June reposa ensuite Cerise à terre et la petite s'enfuit vers sa chambre, sans doute pour retrouver ses petits frères qui s'y reposaient.

Un instant, le cœur de Maisie se serra. Elle repensa à son grand amour à elle qu'elle n'avait pas vu depuis plusieurs semaines. Malgré les appels téléphoniques incessants et les messages échangés à longueur de journée, Sun Mei lui manquait horriblement. Elle avait un besoin non comblé de la voir chaque jour, de passer la main dans ses cheveux encore et encore, d'observer inlassablement son sourire, de la serrer dans ses bras pour ne plus la lâcher...

D'un bond, elle se replongea dans le passé, à l'époque où elle commençait tout juste à sortir avec Sun Mei. Elle avait toujours douté d'elle et cette fille, digne et belle comme la grande prêtresse qui lui valait son surnom, lui faisait se remettre en question depuis le premier sourire qu'elle lui avait offert. Elle n'avait qu'un an de moins qu'elle mais elle paraissait si sûre d'elle – bien plus que Maisie ne l'avait jamais été – qu'elle en avait été troublée. Des sentiments réciproques, c'était plus qu'elle n'avait jamais espéré au fond de son cœur et elle se sentait radieuse chaque jour. Et lorsque Sun Mei avait poser un genou à terre, en plein milieu d'un concert, elle avait presque hurlé son Oui retentissant. Elle-même en avait été la première surprise. Elle avait été toujours timide et peu sûre d'elle. Voilà que devant une foule immense, elle hurlait son bonheur. Le sourire resplendissant que Sun Mei lui avait offert était si pur qu'elle lui avait sauté dans les bras. Puis elle l'avait épousée. Deux fois.

Leur premier mariage avait été célébré au Québec, dans la même mairie où ses parents s'étaient épousés et où Andy avait pris Khloé June pour femme. Le caractère traditionnel de l'événement avait d'abord étonnée Maisie de la part de Sun Mei qui semblait haïr les convenances puis elle avait compris : elle l'avait fait parce que Maisie avait toujours voulu d'une célébration traditionnelle et qu'elle se réjouissait de savoir qu'elle en serait heureuse.

Puis, Sun Mei l'avait emmenée en Chine, sur les berges du lac Dian où elle avait passé son enfance, pour rencontrer ses parents. Si Maisie avait été impressionnée par l'autorité naturelle que dégageait Sun Mei lors de leur première rencontre, elle fut totalement effrayée par sa mère, cette impératrice de la mode qui s'était construite en même temps que sa fille et qui régnait comme une dirigeante des temps anciens. Puis, elle avait appris à la connaître et la terreur qu'elle ressentait en sa présence s'était muée en simple appréhension. Le père de Sun Mei, à l'exacte opposé de sa femme et de sa fille, était un homme timide, introverti et obéissant, pêcheur de profession. À les voir côte à côte, les parents de Sun Mei donnaient la sensation d'être mal assortis. Mais ils semblaient s'aimer malgré tout. Exactement comme Maisie et Sun Mei.

— Maisie, tu veux bien sortir les bouteilles du frais ? demanda Khloé June. Je pense qu'ils devraient bientôt arriver.

Andy, le frère unique et aîné de Maisie, s'était chargé d'aller les récupérer à l'aéroport Jean-Lesage. Elle savait qu'elle n'aurait pas été capable de conduire sur le chemin du retour une fois qu'elle aurait sauté dans les bras de sa femme.

Elle hocha la tête, aligna les couverts autour des assiettes sur la table puis retourna en cuisine. Alors que sa main s'apprêtait à se saisir de la poignée du frigo, elle entendit les graviers crisser juste devant la maison, comme sous l'écrasement d'un pneu, le bruit s'accompagnant d'un ronronnement de moteur familier. Des portières claquèrent puis des voix se firent entendre, une se détachant du lot avec délice dans les oreilles de Maisie. Oubliant à l'instant même la tâche confiée par sa belle-sœur, elle sortit en courant de la cuisine tandis que la porte d'entrée s'ouvrait. Elle s'arrêta à quelques mètres du vestibule, un pied suspendu au-dessus du tapis, la main sur la chambranle de la porte, le cœur battant. Elle passa son regard sur son frère sans le voir. Il avait la tête tournée vers l'arrière, et répondait à une interrogation de Blake qui le suivait de près en le questionnant sur les horaires d'un boulanger. Puis, Felicia leur emboîta le pas, silencieuse comme à son habitude. Elle offrit un sourire discret à Maisie en la voyant plantée dans l'entrée, le regard fiévreux. Elle sut sans peine ce qu'elle attendait, aussi elle ne s’embarrassa pas à la saluer et suivit simplement les autres dans la salle à manger. Le caractère discret et effacé des deux jeunes filles les avait souvent rapprochées lorsque leurs amies riaient aux éclats avec des inconnus producteurs, chanteurs ou autres danseurs. Elles s'entendaient bien, le silence respectueux ponctuant chacune de leurs rencontres. Si certaines personnes se sentaient obligées de combler le vide, les deux femmes restaient muettes sans aucune gêne et cela leur convenait.

Enfin, la tant attendue se présenta dans l'entrée, le sourire hésitant, comme si elle aussi trépignait avec une impatience mêlée d'angoisse et de plaisir.

À peine Maisie l'eut-elle vue qu'elle se jeta dans ses bras et personne ne put l'en dégager avant le lendemain matin. Sun Mei ni songea même pas car elles avaient toutes les deux la puissante sensation que c'était ici et nul part ailleurs que se trouvait leur place : dans les bras l'une de l'autre.

Pourtant, secrètement, chacune se posait la même question : pourraient-elles continuer ainsi longtemps ? L'amour qu'elles se portaient ne risquait-il pas de pâtir de leurs vies passées loin l'une de l'autre ?

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