Margzetta

10 minutes de lecture

Je suis née en Italie, à cinq minutes à pied de la frontière française. La petite bourgade qui m'a vue naître porte le nom de Latte, exactement comme le café. Il n'y a pas à dire, c'est assez ironique pour un village qui est incapable de servir autre chose à ses clients que du jus de chaussettes.

Mes parents sont nés dans le sud du pays. Quelques jours à peine après leur mariage, ils ont pris leurs valises et sont partis s'installer près de la France. Ils avaient entendus qu'ici le travail était mieux rémunéré. Ce qui avait pourtant motivé ma mère, c'était les cinémas que l'on trouvait de l'autre côté de la frontière. Alors, elle avait suivi mon père sans y apposer d'objection, rêvant de projection dans des salles aux fauteuils confortables, de films français et de pop-corn.

Elle s'appelait Nicoletta. Fille cadette d'un marchand d'agrumes, elle avait quitté ses parents, ses sœurs et ses amies pour accompagner mon père dans sa quête insensée de richesse. À peine arrivé à Latte, Apostolo Nucci avait loué une petite cabane sur le bord de mer où il avait installé sa femme et son cœur. C'est là que je suis née. Bonaventura Margzetta Nucci, leur première enfant.

J'ai eu une petite enfance heureuse. Toute petite déjà, je servais, la plupart du temps, de traductrice français-italien à mes voisins et aux étrangers ce qui m'apportait une petite somme d'argent de poche. Je n'étais pas dépensière – je ne l'ai jamais été. Aussi, je conservai mon pécule dans un vieux torchon noué, planqué sous une latte de mon sommier.

S'il fallait ranger notre famille dans une case de l'échelle sociale, nous serions sûrement pauvres. Mais les sourires du quotidien nous faisaient nous sentir riches de bonheur et d'amour. Et on l'était.

Le lendemain de mes sept ans, ma mère a accouché d'une petite fille qu'elle prénomma Bella Francia, en hommage à ce pays qui possédait à ses yeux les plus beaux cinémas du monde.

Si avant nous étions trois êtres comblés par la vie, nous sommes devenus quatre petits italiens à la mine triste et au sourire tremblotant. L'argent se faisait rare. Il y avait longtemps que mes petites économies avaient valsé dans la poche de mes parents pour nous nourrir tous. Mon père s'est fait renvoyé du chantier où il travaillait. Maman avait de plus en plus de mal à trouver du linge à nettoyer. Les rires qui nous menaient en dansant jusqu'à l'estran n'était qu'un lointain souvenir de mon enfance.

Maman m'apprenait à lire, la bouche de ma petite sœur appuyée contre son sien. Lulu, une voisine et amie m'enseignait le français et la géographie. Et Papa, lorsqu'il rentrait le soir, courbé et épuisé par sa journée de travail, trouvait toujours le temps de m'instruire quelques notions de mathématiques. Malgré ces leçons douces, je n'aimais pas ça. Mais je me forçais à étudier assidûment, pour lire dans les yeux de ma mère un semblant de reconnaissance, elle qui peinait à faire tenir la maison debout.

Mon père, si triste de n'avoir pu offrir à sa femme la vie promise, se mit à boire. C'est arrivé si doucement que nous n'avons pas eu le temps de nous y préparer. Il commença par rentrer une ou deux heures plus tard que d'habitude. Parfois, il passait la nuit dehors et ma mère, ces jours-là, était incapable de quitter la fenêtre crasseuse des yeux en attendant son retour. Lorsqu'elle lui posait des questions, il se fermait comme une huître et, d'un ton plus sec que d'ordinaire, lui ordonnait de s'occuper de ses affaires. Le bel Apostolo pour qui elle avait tout quitté n'était plus que l'ombre de lui-même.

Parfois, tout en berçant Bella Francia, elle me parlait de ses projets comme si je n'étais qu'un dieu invisible à qui dédier ses prières. Mais j'avais huit ans et j'entendais tous ses mots sans en pourtant en saisir le sens chaque fois. Elle me parlait de retourner au pays, revoir ses parents, retrouver ses sœurs Marcella et Ippolita qui lui manquaient tellement. Elle me parlait de mon père et souvent, oubliant que j'étais une petite fille, elle m'entraînait sur le pente d'idées morbides. J'avais huit ans, et c'était moi qui l'empêchait, chaque soir, de se jeter dans la mer.

Alors que personne ne s'y attendait, ma mère est retombée enceinte l'année suivante. Un semblant de sourire peignait ses lèvres lorsqu'elle caressait ce ventre qui nous avait tour à tour portées, ma sœur et moi, et qui le faisait à nouveau. Mon père lui aussi semblait s'être calmé. Il chantait, avec ma mère, quelque berceuse pour endormir ma sœur en caressant mes cheveux doucement.

Ce fut à nouveau une fille. Sa naissance provoqua la première vraie dispute entre mes parents. Toujours aussi férue de septième art, bien qu'elle n'y ait pas mis les pieds depuis plusieurs années, ma mère voulait lui donner le joli nom dansant de Cinema. Mon père, qui souhaitait faire déménager sa petite famille en France, rêvait d'un nom de reine courageuse. Il voulait l'appeler Aliénor.

Aucun compromis ne fut trouvé et c'est moi qui la baptisa Marie Italia, comme ce pays qui l'avait vu naître et le plus beau prénom français à mes yeux. Ce choix enfantin sembla réconcilier mes parents pendant quelques mois. La vie semblait avoir quitté son voile terne.

Mais mon père retrouva ses habitudes d'alcoolique et ma mère, ses soirées pleurs au pied de la Méditerranée. Puis vint la première gifle. Elle frappa ma mère si fort dans son cœur qu'elle décida de partir. Elle déposa une requête de divorce. Papa eu beau la supplier, elle resta campée sur ses positions, malgré son amour inébranlable pour lui.

Nous sommes parties un mardi, l'année de mes dix ans et nous avons fui vers l'arrière pays. Je tenais la petite main de Bella Francia serrée entre mes doigts et Maman berçait le bébé.

C'est de nuit que nous sommes arrivées, serrées dans un autobus crasseux et branlant, dans le village où ma mère avait grandi. Très vite, elle a appris que ses parents étaient morts quelques temps après son départ. Alors nous sommes allées sonner aux portes des anciennes amies de maman. J'avais déjà vue ma mère pleurer auparavant. Mais ce jour-là, elle est restée digne et droite tandis qu'elle essuyait refus sur refus, nous entraînons derrière elle, toute la nuit, de porte en porte. C'est sa petite sœur, Ippolita,qui a, seule, accepté de nous héberger. Après avoir enlacée ma mère, elle a ajouté un ultimatum : « Une nuit, seulement ! ». Elle l'a respecté et nous a mises à la porte le lendemain matin à huit heures tappantes.

De nouveau, nous n'avions nul part où aller. Nous voguions à travers les rues, sans but réel. Le soleil frappait nos fronts, nos semelles battaient le pavé. Et nous marchions. Puis ma mère s'est souvenue d'un lieu de son enfance. Un vieux moulin abandonné à l'extérieur du village dont elle s'amusait à escalader les débris après l'école. Fortes de cet espoir, nous avons quitté le bourg pour rejoindre cette ancienne ruine.

Elle y était encore, dans le même état où ma mère l'avait laissé en épousant mon père. Nous y avons déposé nos valises et nous en avons fait notre abri temporaire. Mes sœurs, allongées l'une contre l'autre sur l'unique couverture en notre possession, dormaient déjà lorsque j'attendais encore que le sommeil m'attrape.

Nous y sommes restées une semaine, le temps d'épuiser nos victuailles. Puis, il a fallut trouver une solution. Ma tante a refusé de nous héberger à nouveau. Elle a donné un cabas de provisions à ma mère puis lui a claqué la porte au nez.

Lorsque nous sommes revenues au moulin, un homme y patrouillait. On lui avait, braillait-il aux curieux, signalé des mendiants dans cette zone. Impossible pour nous d'y retourner. Nous avons erré sur les chemins, nous couchant sous les porches, quémandant une petite rallonge de nourriture à Ippolita. Elle nous l'offrait toujours en nous menaçant qu'on ne l'y reprendrait plus. Jusqu'au jour où, en plus du cabac, elle donna à ma mère une lettre arrivée chez elle à son nom. Elle provenait de Lulu, cette voisine qui avait parfait mon éducation. Elle proposait à ma mère de la soulager d'une de ses filles en la prenant chez elle. Lulu ne pouvait savoir à quel point cette missive tombait à point nommé. Car ma mère commençait à désespérer de trouver une solution durable pour nous élever.

Elle m'envoya à Latte par le premier bus. Je retrouvais mon ancien quartier, l'endroit où j'avais grandi. Mais à ma grande stupéfaction, mon père s'était évanoui. Trois mois après mon arrivée chez Lulu qui m'accueillit les bars ouverts, elle m'apprit qu'il s'était jeté du haut d'un échafaudage une semaine après notre fuite.

Lulu devint ma Zia Lulu – ma tante Lulu – comme elle me demandait de l'appeler, alors. Je suis restée trois mois sans sortir, effectuant mes leçons, observant les petites filles du village chahuter dans les rues, sans jamais m'approcher d'un autre habitant que ma Zia et le commis qui lui apportait lait et œufs tous les matins.

Puis, un jour, je découvris la danse. Dans un petit studio abandonné, Lulu, ancienne future étoile, m'enseigna les bases de la discipline. J'aimais cette liberté de corps, régit principalement par la posture exacte de mes membres. Mais Lulu voulait plus de précision, elle voulait faire de moi un petit rat de l'opéra. Je voulais être libre de danser quand, où et lorsque j'en avais envie. Elle voulait me cloîtrer dans un moule pré-bâti par des générations de petites filles aux pieds contusionnés.

Je me suis enfuie en pleine journée, à peine mes seize ans fêtés. J'ai franchie la frontière française et je suis partie à l'ascension de ce dont je rêvais secrètement depuis très longtemps : Paris, la ville des mystères... ou celle des déceptions, comme je l’appellerais par la suite.

Après maintes pérégrinations, je mis une quinzaine à atteindre la capitale. Je rencontrais sur le chemin de la gare un italien qui me prit en pitié et m'invita à loger chez lui avec sa femme et ses filles. J'avais beau savoir qu'il « ne fallait jamais parler aux inconnus ni accepter leurs invitations », je n'avais d'autre solution aussi j'acceptais, du moins pour la nuit.

Je restais deux mois. Gianluigi logeait dans un petit appartement avec sa famille. Gwenda, sa femme, m'accueillit de son extraordinaire sourire rayonnant d'espoir. Je partageais ma chambre avec ses filles, Martha et Isabelle, deux presque femmes si semblables et pourtant si différentes.

Martha, l'aînée, avait vue mon arrivée d'un très mauvais œil. Elle ne manquait jamais une occasion de me rappeler que j'abusais de leur hospitalité. Elle me faisait sentir que je n'avais pas ma place parmi ces parisiennes qui n'avaient d'italien que l'accent du père et le nom de famille.

Mais Isabelle était son pôle opposé. Elle avait un physique timide et charmant qui me faisait fondre. C'est avec elle que j'ai expérimenté ma première histoire d'amour. Et c'est à cause de – ou grâce à – ça que Martha a réussi à me faire expulser de leur appartement.

Alors je suis partie, le cœur en miettes. C'est à partir de cette époque que j'ai éludé le Bonaventura de mon prénom pour ne me faire appeler que Margzetta. Ce second prénom avait un charme exotique qui attirait l'attention. J'ai traîné quelques semaines devant un studio de danse que j'avais repéré après être passé plusieurs fois devant avec Isabelle. Jusqu'au jour où un homme m'y a fait entrer. Il parlait doucement, posant chaque mot devant lui avant de former sa phrase complète. Il m'a dit s'appeler Manfred et vouloir que j'intègre sa troupe. J'ai accepté toute suite, sans même réfléchir.

Les mois qui ont suivis ont été les plus durs de mon existence mais aussi les plus heureux. Il fallait travailler dur pour que Manfred soit satisfait le soir et nous propose un job dans un des bars avec scène que possédaient ses amis. Mais je m'étais fait des amis — Eryk, un jeune Polonais et, Lana et Angie, deux filles originaires de Montpellier – dans le groupe de Manfred et je me sentais entourée.

Quand mes vingt-deux ans ont sonnés à mes oreilles, j'ai commencé à postuler aux auditions, sur les conseils d'Eryk qui me soutenait. J'ai décroché un rôle, puis un autre et encore un autre. Cela dura presque quinze ans. Durant toutes ces années, je perdis contact avec Angie, assistai au mariage d'Eryk et Lana, baptisai leurs enfants, rencontrai Maisie, me disputai avec Manfred, repris contact avec Lulu, échangeait avec mes sœurs, louait un appartement et me recueillis sur la tombe de mon père.

Eryk et Lana avaient depuis longtemps quitté l'Europe avec leur petite famille pour la Nouvelle-Zélande et je me retrouvai seule. Je suis montée en Belgique, pour fuir l'atmosphère étouffante de Paname. Et je pense encore aujourd'hui que sans ce choix, je serais encore à galérer dans les rues sales de Paris.

À Bruxelles, j'ai retrouvé Maisie et ensemble, nous nous sommes présentées au casting de KOBSE. On pensait n'avoir aucune chance d'être prises. Nous n'étions que deux filles, sorties de nul part, sans formation professionnelle, venant se présenter pour danser auprès de cinq futures stars de la chanson. Mais les producteurs, après avoir sut saisir la complexité de notre lien, nous ont engagé.

Je pense que Maisie ne regretta jamais cette audition. Grâce à elle, les plus beaux moments d'une vie lui ont été offert. Elle a trouvé l'amour, s'est mariée.

Moi aussi, je continue de me dire que j'ai eu une chance folle. Car KOBSE est plus qu'un groupe de chanteuses hétéroclite. C'est presque une famille.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Angelinnog ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0