Le Café des Noyés

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20 mars, Liège, Belgique, Europe.

Ekaterina était déjà installée en terrasse lorsque Nik arriva devant leur point de rendez-vous. Le Café des Noyés était un petit établissement liégeois abrité par une arcade de peupliers. Il fallait vraiment le chercher pour le trouver sous cette cachette feuillue. Mais Nik savait le trouver car, la dernière fois qu'il était venu en Belgique, c'était à Liège, dans ce même café, qu'il s'était rendu. C'était il y a trois ans, presque jour pour jour.

Il s'avança et franchit la barrière de verdure. Ekaterina l'attendait, dos à lui. Il eut un pincement au cœur. La dernière fois qu'il l'avait vue à cet exact endroit, elle lui apprenait qu'Andris et elle venaient de rompre. Il s'arrêta un instant pour regarder la chevelure blonde d'Ekaterina. S'il se fiait à ses souvenirs, ils avaient poussé. Faisait-il quelque chose d'honnête ? Andris était son ami mais Ekaterina aussi. Et elle avait besoin de lui. Il laissa là ses ruminations pour la rejoindre. Il tira la chaise devant la jeune femme et s'y installa.

— Nik, dit-elle seulement avant d'ajouter : Je ne savais pas si tu viendrais.

Il ne répondit rien. Car ce serait mentir que de dire que puisqu'il avait promis, il viendrait fatalement. Plusieurs fois dans le train qui l'avait emmené de Cologne à Liège, il avait manqué de faire demi-tour.

— Je suis heureux de te voir, répondit-il simplement.

Pour la première fois, elle leva les yeux de sa grenadine. Son regard paralysa Nik. Il n'avait pas changé d'une demi-teinte. Ce bleu polaire était si familier qu'il n'arriva pas à prononcer un mot pendant un instant. Son cerveau tournait en boucle sur une seule phrase : « Bon sang, Nikita, qu'est-ce que tu fais ? »

— Moi aussi.

Nik aussi avait changé, tout en restant parfaitement le même. Ses cheveux étaient plus courts, cette pseudo-moustache qui lui avait valu tant de moqueries s'était volatilisée. Regarder Nik en face, c'était comme jeter un coup d'œil au passé et se rendre compte que presque rien n'avait changé. Elle n'avait pas osé lever les yeux tout de suite, de peur de voir la même angoisse sur le visage de son ami que celle qu'elle avait contemplé dans la vitre du train qui l'avait emmenée de Bruxelles à Liège.

Ils se fixèrent du regard tous les deux sans prononcer une autre parole. Mais dans chacun des deux esprits se rejouait la même scène.

C'était trois ans plus tôt, sur la terrasse du même café. Ils étaient tous deux un peu plus jeunes, et plus triste. Ekaterina avait les yeux rougis d'avoir pleuré. Elle essuyait la morve sur la manche de son pull et, à cet instant, elle ne ressemblait en rien à la star hautaine et froide que montraient les magazines people. Elle était si vulnérable que Nik s'était levé de sa chaise pour la serrer contre son cœur. La jeune fille avait beau avoir dix-sept ans, elle semblait n'en avoir que huit entre ses bras. Il l'avait entendue murmurer, enfouie sous sa mèche de cheveux, cette phrase qu'il n'avait pas crue au premier abord : « Il m'a dit qu'il ne m'avait jamais aimée. » Il avait tenté de la rassurer en démentant ses affirmations. Cependant, quelques minutes après l'avoir quittée en lui promettant de l'appeler, il avait reçu un texto d'Andris. « Je suis qu'une szar*.» Et il avait compris, en parlant tour à tour à ces deux têtes de mules, qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible.

Une serveuse, la même exactement qui était passée trois ans plus tôt pour prendre leur commande, s'arrêta devant eux et les regarda d'un air étonné. Un sourire s'étala lentement sur ses lèvres tandis qu'elle prenait la commande de Nik :

— Je savais que vous vous remettriez ensemble ! finit-elle par avouer lorsqu'elle eut finit de noter la bière dans son petit calepin.

Puis elle repartit en trottinant vers l'intérieur du café. Cette interruption avait sortit les deux amis de leurs pensées nostalgiques et il s'offrirent chacun un mince sourire.

— Alors, qu'est-ce que tu deviens ? questionna Ekaterina.

— Je navique par-ci par-là. Je suis quelques potes dans toute l'Europe. Je les accompagne aux castings, au podium... J'ai même réussi à me trouver un petit rôle dans le nouveau Kingston Yoe qui sort dans deux ans. Et toi, comment vont les affaires ?

— Et bien, Cecil, notre producteur, nous a donné presque un mois de vacances. Mon agent m'a dit qu'elle n'avait pas de travail pour moi avant trois semaines. Les filles sont parties retrouver leur famille, il n'y a plus personne à la maison.

— Et Savan, comment va-t-il depuis la dernière fois ?

Nik faisait allusion aux gros titres des journaux qui avaient été placardés dans tous les recoins du monde : Un jeune photographe de talent arrêté pour trafic de drogue. C'était trois semaines à peine après leur séparation.

Ekaterina se redressa sur sa chaise et regarda un pigeon qui battait le sol à ses côtés à la recherche d'un petit quelque chose à manger.

— Aucune idée et autant d'envie de le savoir.

— Excuse-moi. Je n'ai pas réfléchi. L'humble serviteur qui se tient devant toi se repend.

Il descendit de sa chaise et se mit à genoux, la suppliant de ses mains.

— Arrête ton cirque, Nik. Tout le monde nous regarde.

Elle avait basculé en russe, presque instinctivement. Si son ton était implacable, le doux sourire qui flottait sur ses lèvres montrait au jeune homme qu'elle appréciait sa tentative d'humour. Il se rassit sur son siège et s'épousseta les genoux.

— Bien, gente dame.

Ekaterina leva les yeux au ciel.

— Et Monsieur le serviteur a-t-il une femme dans sa vie ? Ou un homme ? ajouta-t-elle en anglais, haussant les sourcils.

— Ni l'un, ni l'autre, répondit-il en riant. Je suis libre comme l'air.

Il ouvrit les bras, et imita un avion en plein vol, comme un enfant qui joue. Il manqua de frapper un homme en plein rencard à sa droite et frôla la joue de la serveuse qui lui apportait sa commande. La fille au tablier gloussa mais l'homme ne fut pas du même avis.

— Faites attention, voyant ! Vous avez failli me gifler !

Il mima le geste de se lever pour s'expliquer avec ce garnement, mais Ekaterina, avec force persuation, réussit à le convaincre que ce n'était qu'un accident. Lorsqu'il se furent tous rassit, Nik avait un petit air penaud. Il ouvrit la bouche pour la remercier mais elle l'interrompit en russe :

— Range tes mains, la prochaine fois. Je ne serai pas toujours là pour te sauver la mise.

Elle jetta un coup d'œil en coin à l'homme qui reprenait son tête à tête avec la jeune femme en face de lui en pestant sur les jeunes qui se croyaient tout permis.

— Même si, des fois, je me demande qui sont ces gens qui m'entourent. On dirait presque que des extraterrestres ont kidnappés la totalité des humains pour les remplacer par des monstres de colère.

Nik plissa les yeux.

— J'ai déjà entendu cette théorie...

— Oui, c'est Kristof, mon parain qui me l'a apprise.

— Le Kristof Farkas ? Tu crois que tu pourrais m'obtenir un rôle dans son prochain film.

— Oh, tu sais, une offre comme ça se mérite.

— J'en serai digne, gente dame.

Et il recourba la tête en signe de soumission chevaleresque.

Lorsqu'ils se quittèrent, une heure plus tard – chacun avait un train à prendre – ils étaient devenus de très bons amis, plus qu'ils ne l'avaient été avant. Car, il n'y avait plus, au-dessus d'eux, l'ombre d'Andris qui plânait en silence.

Les jours suivants furent suivis d'une cascade de messages. Mais, si leur relation avait depuis toujours été uniquement textuelle, elle s'accompagnait désormais de photos, d'encouragements, et d'appel à tout heure. Ekaterina en avait presque oublié ce lui qui se trouvait souvent dans la même pièce que Nik. Mais Nik ne l'avait pas oublié. Il y pensait même en permanence. « Bon sang, Nikita, qu'est-ce que tu fais ?» Depuis le Café des Noyés, il avait une réponse : « Je fais sourire une amie. »

szar (hongrois, prononcer sar) : merde

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