Dans les coulisses d'Agnès I - Tata Malice

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7 mai, Zinal, Suisse, Europe.

Les pieds surélevés, Blake attendait que sa migraine s'évapore. Le tournage avait commencé depuis trois jours et elle se sentait déjà exténuée. Pour ne rien ajouter, le chauffage de sa caravane était cassé, sans possibilité de réparation dans l’immédiat, et bien qu'il ne fasse pas moins sept degrés dehors, les nuits étaient fraîches. Elle attrapa son texte qui trônait au pied du lit de camp dans l'espoir de réviser ses répliques du lendemain. Les mots dansaient devant ses yeux. Vraiment, c'était le bon moment pour que ses migraines à répétition refassent surface ! Elles étaient là depuis qu'elle avait commencé l'école, l'emprisonnant dans sa tête sans clé pour s'échapper. Avec le temps, elle avait réussi à éviter de se retrouver l'esclave de sa douleur mais il arrivait par moments qu'elle ne puisse pas le contrôler. Comme ce jour-là.

Un médecin qu'elle avait consulté lui avait dit que c'était le stress. Mais éliminer le stress de sa vie était impossible. Elle était une star mondialement connue et reconnue. Elle avait une tonne d'admirateurs partout autour du globe qui ne manquaient jamais de l'arrêter dans la rue pour lui demander un autographe ou un selfie ; elle avait aussi des détracteurs. Moins nombreux que ses fans, ils savaient pourtant être bien plus créatifs dans leurs attaques que n'importe qui. À une époque, la menace de ses haters était telle qu'elle avait engagé un détective pour les protéger, elle et les quatre de KOBSE. Bien sûr, ses amies n'en avaient jamais rien su. Cela valait mieux pour elles.

Incapable de comprendre un traître mot de ce texte qu'elle connaissait pourtant par cœur, elle rejeta le feuillet sur sa table de chevet. Pour tromper le temps, elle saisit son téléphone. Mauvaise idée. La lumière du rétroéclairage que lui renvoya l'écran lorsqu'elle l'alluma lui brûla la rétine. Elle baissa la luminosité au minimum et ouvrit le groupe où elle était la plus active. Il n'y avait que trois membres au total : Blake, Honor et Felicia.

Il y a de cela sept ans, elles avaient été les premières à répondre à l'annonce pour la formation du groupe. Les trois premières à être retenues. Ce n'est que quelques mois plus tard que Blake avait compris que Felicia et Honor se connaissaient d'avant.

De ce qu'elle avait glané au fil des ans, elle avait compris qu'elles avaient été correspondantes durant un échange scolaire entre la France et l'Angleterre. Puis, Felicia avait passé deux semaines à Stonesby où Honor avait découvert qu'elle avait une voix formidable que, par moments seulement, sa timidité ne réussissait pas à masquer entièrement. Honor avait convaincue son amie de s'inscrire avec elle au concours. À l'origine, elle pensait n'avoir aucune chance d'être retenue pour plus d'un tour d'audition. Elle pensait que seulement à faire sortir Felicia de la coquille dans laquelle elle était recroquevillée depuis la mort de ses parents. Mais elles avaient réussi. Toutes les deux.

Le dernier message en date était d'Honor. Elle lui demandait comment elle allait. Le message n'était pas personnel mais Blake savait qu'elle s'adressait à elle. Honor et Felicia étaient toutes deux, avec Sun Mei et Ekaterina, en Belgique pour continuer l'enregistrement et la post-production de leur album. Seule Blake avait obtenue une autorisation exceptionnelle pour s'absenter afin de se rendre sur le tournage du film Agnès. Elle avait pris cet engagement depuis longtemps et Cecil n'avait pas pu refuser.

Elle tapota une réponse rapide.

« Tata Malice est de retour. » suivi d'un émoji triste.

C'était une sorte de code qu'elles avaient créé toutes les trois pour parler des migraines de Blake. Tata Malice était parfaitement trouvé car, lorsqu'ils étaient là, ses maux de tête la rendaient aigrie et parfaitement désagréable.

Trois coups sur la porte de la caravane résonnèrent.

— J'avais dit que je ne voulais pas être dérangée ! cria-t-elle.

Rien que ces mots provoquèrent une secousse dans ses terminaisons nerveuses. Le battant qui fermait sa caravane aux regards curieux s'ouvrit quand même. Viola passa la tête par l'embrasure.

— Sylvette m'a demandé de vous dire que le repas était servi.

Viola était une jeune femme qui avait peut-être trente ans mais qui en paraissait quinze de moins lorsqu'elle parlait à un acteur. Sa petite voix déjà aiguë se perchait alors dans une tonalité douloureuse pour n'importe quel tympan humain. Elle vivait à Zinal, chez son père, lorsque l'équipe du tournage avait débarqué et on l'avait rapidement recrutée pour transmettre des messages d'un bout l'autre du plateau. Parfois, quand elle pensait que personne ne la regardait, elle souriait, affichant un sourire béat sur son visage marqué par l'acné. Elle réalisait ici un de ses rêves de petite fille : côtoyer les célébrités.

Blake n'avait rien contre Viola. Elle la trouvait même très sympathique. Mais elle ne supportait pas la voix de la jeune suisse lorsque Tata Malice s'emparait d'elle.

— Oui, oui, j'arrive.

Sylvette, désignée cheffe cuisinière sur le plateau – même si sa capacité à faire à manger laissait la plupart du temps à désirer – détestait qu'on ne vienne pas lorsqu'on appelait. Se mettre à dos la femme la plus coriace qu'elle connaissait n'était pas dans les plans de Blake. Elle se leva péniblement, enfila une paire de baskets – des chaussures modernes, pas comme celle en toile qu'elle devait porter toute la journée durant les tournages et qui lui filaient des ampoules – et sortit de sa caravane. Même si elle était végétarienne depuis ses neuf ans, et que cette femme mettait de la viande dans chacun de ses plats, Blake ne ferait pas la fine bouche. Le restaurant le plus proche était à trois kilomètres de sa caravane et le menu n'avait rien d’appétissant. Même si ça ne pouvait pas être pire que les plats de Sylvette.

Durant le trajet qui la mena de sa caravane à la gigantesque tente où ils prenaient leurs repas, elle regretta de ne pas avoir pris de pull. Les quatorze degrés qu'elle avait vus s'afficher sur le thermomètre extérieur de sa caravane n'étaient pas là pour la rassurer. Elle était plus habituée aux dix-huit, vingt, qu'elle ressentaient habituellement à cette période de l'année.

Elle poussa la bâche qui masquait l'entrée aux vents venus des montagnes et pénétra dans la tente. Des tables longues de quinze places au moins étaient alignées au centre, entourées d'une rangée de bancs en bois. Les deux tiers des places étaient déjà prises : comme elle, personne ne voulait être l'ennemi de Sylvette. Elle s'installa à une table où deux de ses collègues acteurs étaient déjà installés.

Abraham Beckham, qu'elle était censée embrasser dans la scène du sur-lendemain mais avec qui elle n'avait pas dû échanger plus de trois mots en dehors du script, était à sa gauche. Il avait l'air gentil, lorsqu'il sortait de son costume de montagnard qu'il prenait pour le rôle. Blake songea que ce repas à ses côtés était sûrement une occasion de se rapprocher de lui.

En face d'elle, et cela était plus gênant, se trouvait Amy Hermann. Blake et Amy avaient déjà joué ensemble dans Localisation: Inconnue, un film américain. Elles ne s'étaient jamais vraiment appréciées, dans la réalité du moins, car leurs personnages étaient toujours proches d'une manière ou d'une autre – sœurs dans le dernier film, amies dans celui-ci. Elles s'étaient quittées en froid, sans que Blake ne sache vraiment pourquoi. Le regard noir qu'elle lui lança lui fit comprendre qu'elles ne s'entendaient toujours pas. Si seulement Blake savait pourquoi, elle aurait pu y remédier.

Elle attrapa un café sur le buffet derrière elle. Peut-être le breuvage caféiné aurait-il la capacité de faire fuir Tata Malice... Une assiette pleine atterrit brusquement devant elle. C'était Lyle, un des assistants que Sylvette martyrisait qui l'avait jetée là. Elle contenait une sorte de bouillie amère et grasse que Blake s'empressa de manger avant que la silhouette effrayante de Sylvette n'apparaisse derrière elle pour la réprimander. Ses voisins de table en firent autant et on n'entendit pendant dix longues minutes seulement le raclement des cuillères sur les assiettes et les mastications forcées ponctuées de quelques murmures.

Lorsqu'arriva le dessert, se fut une autre paire de manches. Par malheur, la préparation de Sylvette était ratée et elle avait envoyé un de ses pauvres commis au village commander de quoi ravitailler la troupe entière. Ce malheur ravit les occupants de la tente qui purent enfin se remplir le ventre avec quelque chose de bon et nourrissant. Les conversations reprirent et les sourires réapparurent. Finalement, ce repas n'était pas une horreur lorsqu'il se terminait par des tartelettes aux fruits.

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