Chapitre 2

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Je retins un grognement de fatigue alors que je m’affalais sur ma table. Le professeur venait à peine d’annoncer une courte pause que le brouhaha reprenait déjà ses droits dans l’amphi. Et les grincements ne plaisaient pas du tout à mes tympans. Il n’y avait pas à dire, je regrettais sincèrement les bâtiments de droit, qu’on avait squatté au premier semestre par manque de place dans nos propres amphis. Depuis janvier, je me demandais sans cesse pourquoi le département de psychologie était aussi petit et mal éclairé, sans compter les sièges grinçants et le matériel à la qualité déclinante. Apparemment, rénover la bibliothèque universitaire paraissait plus important aux yeux de l’administration…

J’entrouvris les yeux et vis les élèves se pressaient vers les portes de sortie, laissant leurs affaires en plan. Ca non plus, je ne comprenais pas. Comment pouvaient-ils être certains de les retrouver à leur retour, et intactes ? Depuis que j’avais découvert mon trieur entaillé à coup de ciseaux en seconde, après un rendez-vous dans le bureau de la CPE, je n’osais plus les laisser sans surveillance. Pourquoi s’en être pris à mes affaires lors de mon absence, ça encore, je l’ignorais. Aussi loin que je m’en souvienne, il y avait toujours eu cet étrange fossé entre moi et autrui. Comme si une barrière invisible nous séparait. Comme si j’étais condamnée à les observer de loin sans jamais pouvoir les atteindre. Je passais mon temps à les étudier en silence, passant au crible leurs moindres faits et gestes, leurs moindres mots, leurs moindres expressions faciales, dans l’espoir de réduire cette distance entre nous. En vain.

Les hauts-parleurs grésillèrent tandis que le professeur reprenait son cours. Cela eut au moins le mérite de ramener un semblant de silence dans la salle. Seul le grattement des stylos sur le papier et quelques murmures demeurèrent. Sur ma feuille, ma main écrivait machinalement les informations données par l’enseignant. Mais dans mon esprit, le vide régnait en maître. Mon regard s’était perdu dans le vague. Mon corps était toujours assis dans cet amphithéâtre blindé mais moi, j’ignorais où je me trouvais. Quelque part entre le passé et le futur, sans pour autant être dans le moment présent. Quelque part piégée dans la toile du temps.

- C’est tout pour aujourd’hui, conclut le maître de conférence. A la semaine prochaine !

Je laissais tomber mon crayon pour porter mes mains à mes oreilles. Mais trop tard. Les discussions, les sacs qu’on ferme, les grincements, les bruits de pas, les portes qui s’ouvrent et se referment sans cesse. Les bruits rebondissaient contre les murs et se frayaient un chemin jusqu’à mes tympans. Je rentrai la tête dans mes épaules tout en me mordant la lèvre inférieure pour ne pas crier. Mes paupières closes chauffèrent, s’humidifièrent. Je suppliai mentalement pour que cette torture s’arrête. Et quand ma prière fut enfin exaucée, il ne restait de moi qu’une enveloppe tremblante comme une feuille, les yeux larmoyants, la poitrine écrasée par ce qui semblait être le poids du monde entier.

Je traversais le hall d’un pas chancelant, mes affaires sous le bras. Un mot, un vœu tournait, tournait et retournait dans ma tête : sortir. M’échapper de cette marée humaine bruyante et étouffante qui me bousculait dans tous les sens. Fuir loin de cet enfer. Une fois le campus derrière moi, je pus marquer une pause et apaiser mes battements de cœur erratiques. J’avais envie de m’écrouler. Pourtant, je restai debout et me traînai jusqu’à mon appartement. C’est ce que j’avais appris petite : ne pas faiblir pour ne pas devenir un poids pour autrui. Encaisser, peu importe le prix. Masquer la douleur, la fatigue et toutes traces d’émotions négatives. Toujours dépasser ses limites pour ne jamais s’effondrer. Pour ne pas être un poids.

Ce ne fut qu’une fois enfermée à double tour dans mon studio que je m’autorisais à baisser ma garde. Aussitôt, mes jambes me lâchèrent, je tombai à genoux le long de la porte d’entrée. Mon corps ne tremblait plus, il n’en avait même plus la force. Je ressentais seulement ce sentiment de vide terrifiant. Et la peur, tapie quelque part au fond de moi, qui attendait le moindre moment d’inattention pour me submerger de nouveau.

Mon téléphone vibra dans mon sac. Je le sortis. Un message s’afficha sur l’écran de verrouillage :

“On se retrouve toujours à 14h au centre ville ?”

Je me remis debout, non sans mal, avant de répondre à Layacna.

“Comment pourrais-je refuser une sortie shopping ?”

J’époussetai mon pantalon. J’avais envie de me rouler sous la couette et d’y rester une semaine complète minimum. Mais à quoi cela servirait-il de ruminer à part entretenir ce cercle vicieux ? Au contraire, une distraction était la bienvenue et je n’aurais qu’à grignoter quelque chose de sucré pour recharger mes batteries.

- Oui, ça ira, comme toujours… murmurai-je pour moi-même en balayant mon appartement d’un regard absent.


*

Je me collai le plus possible contre la vitre, en retenant mon souffle par réflexe. Le bus était bondé, rempli d’étudiants. Je m’étais cantonnée dans un petit coin, mais à présent, ça ressemblait davantage à une prison qu’à un refuge. “Pourvu que le trajet passe vite…” Je retins un frisson en sentant un contact physique dans le virage qui suivit. “Ils n’ont pas fait exprès… Ils ne savent pas…” me répétais-je sans cesse en serrant les dents. Je tordis mon cou pour observer l’extérieur. Alors que le bus tournait de nouveau, j’aperçus mes deux amis, reconnaissables entre mille, assis sur une grosse pierre taillée. Dès que le véhicule s’immobilisa, je me frayai un chemin vers la sortie, la tête dans les épaules et le ventre rentré au maximum. Mais le poids qui pesait sur ma poitrine ne s’envola qu’une fois à bonne distance de ce troupeau d’étrangers.

- Beaucoup de monde dans le bus ? Me demanda Layacna.

J’acquiesçai. Puis je donnai un léger coup de menton dans la direction du centre commercial. En réponse, nous nous mirent en chemin. Une minute s’écoula. Je finis par me racler la gorge :

- Tu veux passer dans une boutique en particuliers ou on fait notre petit tour habituel ?

- Qu’on fasse l’un ou l’autre on sait très bien comment ça va se terminer : avec une pile de livres imprévue.

- Et notre portefeuille pleurant à chaudes larmes.

Nous échangeâmes un regard, mimant un air dépité avant de sourire, amusées. La tension dans mes épaules se relâcha un peu. Ma respiration ralentit. C’était comme je l’avais prévu, tout se passerait bien. Sur la route, nous plaisantâmes tous les trois, comme à notre habitude, ce qui ne fit que renforcer cette idée. Arrivés à destination, cette dernière fondit cependant comme neige au soleil.

A peine eus-je fait quelques pas à l’intérieur qu’une alarme me transperça les tympans. Juste quelques secondes. Mais ces quelques secondes me laissèrent tremblotante et vacillante. Mes amis me questionnèrent en silence. Je hochai la tête en esquissant un petit sourire. “Ne gâche pas cette sortie.” Nous montâmes au premier et seul étage. L’objectif : la librairie. Tandis que nous parcourions les rayons, une vague de chaleur désagréable m’envahit petit à petit. Je la repoussai, concentrant toute mon attention sur les ouvrages devant moi. A plusieurs reprises, je stoppai ma main alors que je la tendais instinctivement vers le mur, comme pour me rattraper. “Ne les inquiète pas.” Je répondis à chaque taquinerie, avec le sourire, et la seconde où ils tournaient la tête, je fermais les yeux pour dissiper mes vertiges. Dans la file d’attente pour les caisses, je battis des paupières et détaillai la couverture de ma nouvelle acquisition, ignorant le flou qui gagnait mon champ de vision.

Je descendais les escaliers quand l’alarme retentit de nouveau. Je serrai les dents, les mains sur les oreilles pour atténuer le raffut. Je pris une profonde inspiration dans l’espoir de calmer les fourmillements qui gagnaient ma joue gauche. “Ne gâche pas tout.” Je fis un pas en direction de la sortie quand le cillement reprit. Je me sentis partir en arrière. Je reculai d’un pas, puis deux, pressant mes paumes sur les tympans. “Ne sois pas…” Les ténèbres m’avalèrent. "... un poids..."

Des bruits lointains me parvinrent. De l’huile frétillant dans une poêle. Des pas résonnant sur le carrelage. Un journaliste listant les nouvelles de la journée à la télévision. Dehors, les dernières lueurs du crépuscule disparaissent pour laisser place à la nuit. Une silhouette se découpe en travers du canapé. Elle écrit frénétiquement sur son téléphone, sourit quand ce dernier vibre. Je la connais suffisamment pour deviner les rêves qui fusent dans sa tête à cet instant précis.

- Liserli, viens mettre la table.

Mon sang se glaça dans mes veines. Une goutte de sueur glissa le long de ma colonne vertébrale.

- Maman…

Ma voix s’étrangla dans ma gorge tandis que mon regard se posait sur elle. Mais ses yeux étaient rivés sur l’adolescente.

- Liserli !

- J’arrive.

- Laisse Everett deux minutes et viens mettre la table. Comment tu feras en septembre ?

- On ne sait pas où je serais en septembre. Si ça se trouve je serais avec lui à la capitale.

- Je t’ai déjà dit que j’étais contre. En seconde, tu n’étais qu’à une heure et demie de route et c’était déjà galère à chacune de tes crises d’angoisse. Je ne réitérerai pas l’expérience.

- C’était y a deux ans. J’ai évolué depuis.

- Et si tu en fais une à la capitale, où il y a bien plus de bruits et de monde ? C’est qui qui va devoir gérer ? Everett ? Tes frères ? Ta tante ? Ta marraine ? Ce n’est pas à eux d’être responsables de toi.

- Je serais majeure, je serai ma propre responsable.

- Ça n’empêchera que ça sera à eux de te récupérer à l’hôpital à chaque fois !

- Je n’irai pas à l’hôpital.

- Mais t’auras dérangé une équipe de secours et il faudra bien que quelqu’un te ramène chez toi ! Ils ont des choses bien plus importantes à faire !

Je serrai les poings. Même un an après, ces mots eurent l’effet d’un coup de poignard dans le cœur.

- Arrête… murmurai-je, le corps tremblant.

- Et encore une fois tu as laissé Cirillo faire tout le travail alors qu’il a bossé toute la journée ! Tu laisseras Everett se charger de tout dans votre appart, en plus de ses cours ?

- J’ai étudié toute la journée aussi !

- Tu es en distanciel, tu peux arranger ton emploi du temps comme tu l’entends et te reposer dès que tu en as envie ! Ça va te faire tout drôle en septembre quand tu reprendras en présentiel !

Mes ongles s’enfoncèrent dans ma paume. J’avais envie d’hurler, de jeter le premier objet qui me tomberait sous la main, de cogner dans l’armoire, de renverser le canapé mais… je n’esquissai pas le moindre geste. Je restai paralysée par toutes les émotions qui ressurgissaient sans crier gare. Colère, injustice mais aussi tristesse, désespoir, culpabilité. Des mots, d’une époque encore plus lointaine, me revinrent en mémoire : “Liserli, arrête de pleurer et souris pour la photo.” Quelque chose enfla dans ma poitrine. “Arrête de pleurer et souris pour la photo.” Cette chose remonta dans ma gorge. “Arrête de pleurer et souris.” Les mains plaquées sur mes oreilles, les paupières serrées l’une contre l’autre, je laissai enfin ce sentiment s’exprimer en un cri puissant :

- ARRÊTE !!!

Les effluves du dîner, les couverts qu’on entrechoque, le raclement des chaises sur le sol, l’image de ma mère furieuse, tout s’effaça. Comme une réponse à ma supplication. Pendant un court instant, je demeurai suspendue dans le néant. Là où personne ne pouvait me voir, où personne ne pouvait m’entendre, je laissai libre cours à ma rage, hurlant à plein poumon, jusqu’à m’étouffer par manque d’air. J’aurais voulu que cet instant dure une éternité, pour que puisse sortir toute la haine, toute la rage, tout le désespoir. Je sentais déjà le contact froid et dur du carrelage contre mon dos. Je voyais la lumière aveuglante à travers mes paupières. Un épais brouillard atténuait les voix de mes amis :

- L…er…i… Li…ser…li… Liserli ?

Mon esprit reconstitua lentement le puzzle. Quand je compris enfin ce qui s’était passé, le poids familier de la culpabilité m’écrasa la poitrine, me broya le cœur entre ses mains sans pitié. Je voulais fuir, repartir dans cette obscurité statique, m’y cacher pour le reste de l’éternité. Mes paupières s’entrouvrirent. La lumière me poignarda les yeux. Je les refermai aussitôt. Une larme glissa sur ma tempe.

- Ne la touchez pas, vous ne ferez qu’aggraver les choses.

Des doigts s’enroulèrent autour de mon tibia gauche. Mes muscles se crispèrent par réflexe. Mon estomac se tordit tandis que les rires de mes camarades de lycée résonnaient à mes oreilles. L’instant d’après, mes jambes valsaient dans tous les sens, pour chasser l’intrus et le dissuader de m’approcher à nouveau. Je me recroquevillai sur moi-même. Une main pressa doucement la mienne.

- Liserli, c’est moi, Layacna. On se trouve au centre commercial, tu es tombée inconsciente suite aux alarmes répétées. Un agent de sécurité est venu voir mais Alden s’en charge.

Ma respiration se calma peu à peu. Et je me risquai hors de ma coquille. Je me réhabituai à la vive luminosité, avant de me redresser à l’aide de Layacna.

- On peut… sortir… dehors ?

Je ne reconnus pas ma voix, trop rauque et faible. En silence, Layacna m’agrippa la taille et me soutint alors que je remettais debout. Nous nous dirigeâmes en clopinant vers les portes automatiques. Je fixais le sol tout du long, évitant au mieux les regards intrigués des passants. Quand je fus assise à l’une des tables extérieures, mes jambes furent prises de soubresauts incontrôlables. Je tentai de masquer les violents tremblements en les pressant de mes mains, en vain. Alden, accompagné de l’agent, ne tarda pas à nous rejoindre.

- Ça va mieux mademoiselle ?

J’acquiesçai. Mes amis échangèrent quelques mots avec lui, le remercièrent et il repartit enfin.

- Désolée…

Je retins mes larmes à grande peine, tête résolument baissée vers mes jambes. Ils ne dirent rien mais je devinai leur compassion. Et je leur en fus reconnaissante. Aucun mot n’aurait pu gagner contre les voix, les pensées qui m’assaillaient. Pourtant, une petite lueur d’espoir flamboyait toujours en moi. Ridicule mais présente. Je voulais encore croire à l’existence d’un lendemain heureux, perdu quelque part parmi les milliards de possibilité à venir. Je voulais encore croire que je ne me résumais pas à mes difficultés et à mon passé. Je voulais encore croire.

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