Dans sa tête

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Dans sa tête - Les ordres de la nuit

L’enfant patientait, à demi-cachée derrière un coin de mur. Sa silhouette fine et immobile n’attirait pas l’attention : elle se confondait avec le motif flou et neutre de la peinture murale de l’établissement. Ses cheveux pâles, mi-longs, ne semblaient pas avoir rencontré de brosse depuis quelques jours. La robe, d'un bleu délavé par les multiples lessives, couvrait à peine ses genoux et semblait trop petite pour elle malgré la maigreur de l’enfant. Rien ne la distinguait des autres ombres du lieu. Rien ne retenait le regard vers elle.

Les heures passaient. Debout, obstinée, Lilya attendait sans mot dire. Toutefois, certains la regardaient, comme par hasard.

- Coucou petite. Que fais-tu ici ? Retourne dans ta chambre. Tu ne peux pas traîner ici.

- Bonjour Lylia. Tu vas bien ?

- Tu n’as rien à faire ici, la môme. File dans ta chambre.

Une caresse esquissée sur la joue, un sourire, ou un regard désapprobateur, puis, sans attendre même la réponse, ces grandes personnes affairées poursuivaient leur chemin dans la ruche qu’était l’hospice Saint-Jean-De-Dieu. Le sort d’une enfant, d’une patiente d’à peine dix ans, ne pouvait les occuper plus de quelques secondes, quelque soit la part d’humanité qu’ils abritaient. Les minutes défilaient, les heures aussi et les ombres reprirent leurs places dans le grand hall de l’hospice.

À vingt heures, le va-et-vient incessant des visiteurs, des patients agités et des hommes et femmes en blouses blanches ralentit, puis cessa. Le bruissement constant du monde extérieur disparût alors que les grandes portes en bois, donnant sur l’avenue, claquaient sourdement. Elles isolaient pour quelques heures le monde réel et vivant de celui des résidents, déjà embrumés dans leurs sommeils.

Dans le silence enfin rétabli, Lilya se détacha de son mur. Avec précautions, tournant la tête de gauche à droite, elle fixait de ses curieux yeux pâles le hall de réception, vidé de toute présence. Plongée dans la pénombre de cette soirée encore hivernale, la pièce prenait un nouvel aspect, assez lugubre, qui ne perturbait nullement la petite fille. Elle resserra autour d’elle le châle en tricot gris pâle que sa maman lui avait donné, il y a si longtemps. Dans sa main gauche pendait un bout de tissu informe, qui avait dû être, un jour lointain, un doudou. Un réconfort, ou, plus probablement, une habitude.

Lilya inclina la tête comme si elle écoutait quelque chose. Après quelques secondes, l’enfant se dirigea sans hésiter vers la porte-fenêtre ouvrant sur la cour intérieure. L’hospice était un bâtiment parisien typique du dix-huitième siècle : la grande façade prétentieuse de calcaire blanc, s’imposait au visiteur, lui intimant qu’il était chanceux de pouvoir pénétrer en ce noble lieu. Les deux ailes perpendiculaires au corps principal, hautes de trois étages, ceignaient une cour étriquée et triste, où un rachitique platane tentait, en été, de faire un peu d’ombre aux bancs ancrés sur le sol pavé.

Le plus intéressant se trouvait plus loin. Derrière.

Au fond de la cour, barrée d’un mur aveugle recouvert de lierre, se cachait une petite porte ancienne toujours fermée à clé. Lilya, que nous avons oubliée un instant, était déjà devant cette porte en bois, entrouverte ce soir.

La main droite de l’enfant poussa sans hésitation le battant vermoulu et le petit corps se faufila derrière. L’hospice possédait un jardin, presque un parc, vestige du temps où le bâtiment hébergeait un petit couvent discret.

Derrière la porte, les ombres devenaient reines. L’enfant glissa, furtive, sous celle du chêne bicentenaire qui s’enorgueillissait d’avoir porté les cocardes de la Liberté, en 1792. Il était un peu le roi du parc. Elle poursuivit son chemin, guidée par une voix intérieure, en direction de la petite mare abritée par une rangée de saules pleureurs.L’endroit était calme, apaisant. Au siècle précédent, ce refuge était déjà celui des nonnes en quête de réconfort.

En cette saison, pendant la nuit, les grenouilles se taisaient et, évidemment, les moineaux dormaient. Seul le silence ondoyait autour de la silhouette enfantine.

Soudain, la petite s'arrêta. Elle écouta de nouveau, pendant quelques secondes, avant de sourire et de s’agenouiller doucement dans l’herbe humide. Le temps de suivre du regard une luciole s'égarant au loin, elle était allongée sur le dos, sa robe étalée telle une aube autour d’elle, le doudou serré contre son cœur.

Quelle vue curieuse que ce petit corps immobile dans le velours silencieux ! Encore une fois elle attendait, patiente et soumise.

La nuit était de plus en plus obscure, désormais il n’était plus possible de distinguer l’enfant.Seules deux fenêtres bleues pâles, ouvertes sur son âme et sur la nuit, mangeaient son doux visage. Au-dessus d’elle, se révélait l’immensité céleste, la sombre et écrasante voûte étoilée, piquetée de joyaux scintillants et vibrants.

- Tu as réussi ma petite. Bravo. Tu es digne.

La fillette sourit aux paroles qui résonnaient en elle, heureuse de l’approbation, et chercha du regard quelle étoile avait la chance d’héberger la gentille voix de Dame-Ange, celle qui la guidait à chaque seconde de sa vie.

- Ce n’est que le début, il lui reste bien des efforts à accomplir pour être digne.

La seconde voix, plus profonde, moins rassurante, semblait venir à la fois de nulle part et de partout en même temps. L’enfant frissonna, plus sous la puissance de la tessiture que sous le poids des mots. Lylia savait qu’elle avait des efforts à faire. Toute petite déjà, sa maman lui avait expliqué que la Vie était un effort continu, qu’il fallait être méritante et digne de ce que Dieu nous avait accordé.

- Bien sûr, je… sais faire des efforts.

C'était ses premiers mots depuis plusieurs heures et ils grincèrent dans sa gorge sèche lorsqu’elle les prononça. Elle eut soudain peur que la voix ne la trouve pas assez… décidée, et reprit très vite.

- Je saurais faire tout ce que vous m’ordonnerez.

- Je n’en doute pas

Soulagée, l’enfant contempla les étoiles. La dernière fois qu’elle était sortie la nuit, poussée par la voix de la Dame, l’Autre Voix avait exigé qu’elle compte tous les merveilleux points scintillants de la voûte céleste. Tous. Certes, la nuit fut à peine assez longue et le Soleil pointait déjà ses rayons blanchâtres pour lacérer le Ciel lorsqu’elle acheva enfin la tâche prescrite. Évidemment, le nombre merveilleux fut ôté de son esprit humain trop étroit, si bien qu’aujourd’hui elle avait à peine conscience d’avoir réussi ce miracle.

Que lui commanderait la Voix ce soir ? Lilya connaissait ses qualités. Sa maman lui avait inculqué le silence, le respect des adultes, l’acceptation de la souffrance, l’obéissance à Dieu. Elle pouvait le faire.

Le vent se leva et les longues lames traînantes des saules frémissaient encore alors que la Voix se manifestait à nouveau. L’ordre tomba.

- Lilya, tu ne vois maintenant que le Sombre, le Noir. Tu dois trouver l'Étoile de la Guerre.

- Oui.

La réponse de l’enfant fusa rapidement. Claire, sans hésitation.

- Tu sais de quelle étoile Je parle, n’est-ce pas ?

L’enfant soupira, c'était presque trop facile.

- Oui l’étoile rouge, celle qui pique.

- Qalb al aqrab, en effet. C’est très bien, petite Lilya. Repose-toi encore un peu ici, puis, avant le lever du jour, tu chercheras et trouveras l’Etoile rouge. Elle brillera en vert si tu réussis.

- Bien…euh…

La phrase était hésitante cette fois-ci, elle ne put l’achever ; suspendue dans l'atmosphère, elle flotta. Lylia ne savait pas vraiment comment appeler la… Chose qui lui donnait des ordres, la nuit.

Les voix lui parlait souvent.

Le matin, au réveil, pendant qu’elle se lavait le visage, s'habillait et faisait son lit. La Dame-Ange était là à chaque repas et dans chaque personne qu'elle rencontrait. Bien sûr, la voix agréable était la dernière à lui parler chaque soir, avant qu’elle ne se glisse entre les draps de lin rugueux. La Dame-Ange l’accompagnait à chaque seconde. C’est elle qui lui montrait le chemin dans le labyrinthe de l’hospice, elle qui lui expliquait les insectes, ou bien qu’il fallait tenir sa fourchette de la main droite, quand Lylia oubliait et saisissait l’os goûteux avec sa petite menotte à peine propre. La Dame-Ange la consolait aussi. Souvent. Quand, par exemple, elle pensait à Maman, qui ne pouvait plus venir. Quand le docteur…

L’Autre, la Grande, n’était présente que la nuit. Dans le silence.

Les deux voix faisaient partie de sa vie depuis si longtemps qu’elles étaient les seules à véritablement lui tenir compagnie.

Au début, il y a bien longtemps, l’enfant avait eu peur de la grande et belle voix sombre. Qui était-ce ? Puis, Maman lui avait expliqué que c'était Sa Voix. Alors, l’enfant avait cessé d'être effrayée. Maman avait dit aussi qu’il ne fallait pas parler de cette voix, ni aux petites filles avec qui elle jouait dans le parc Montjoie, le jeudi après-midi, ni à la préceptrice de M. Simon, ni évidemment à Madame Le Gall, la maman de Simon. Alors, la petite Lilya avait gardé le silence, même si sa jolie tête blonde s’emplissait de plus en plus souvent des Voix.

Lorsque Mme. Le Gall l’avait amenée à l’hospice, le Docteur Blanchard voulut qu’elle lui parle des Voix. Mais Maman avait dit qu’il ne fallait pas, alors Lylia s’était tue, grimaçant et fermant son esprit à l’image du Docteur Blanchard.

- Ma Dame ?

D’une petite voix hésitante, elle appela l’Ange.

- Oui jolie Lilya ? Que se passe-t-il ?

- Je voulais juste savoir si vous étiez encore là, ou si vous étiez partie avec Lui.

Un merveilleux son cristallin résonna longtemps dans la froideur de la nuit.

- Evidemment que je suis avec toi. Je suis toujours là. Et lui aussi, tu le sais.

Rassurée, Lylia ferma ses paupières et son corps se détendit enfin. Ici, seule parmi ses amies les étoiles, l’enfant pouvait mettre la peur de côté. Elle ne se souvenait pas d’une époque où la peur ne l’avait pas habitée. Des angoisses continues, nuit et jour, de celles qui réveillaient l’enfant :elle hurlait, les joues couvertes de larmes. Bien sûr, Maman n’était jamais là : elle travaillait. Parfois, la préceptrice, agacée, entrait dans la pièce minuscule réservée à la bonne et à son enfant, puis, furieuse d’avoir été dérangée par les cris, attrapait la gosse et la tirait sans ménagement dans le petit placard du fond du couloir.

- Ici, tu peux crier ! Tu ne dérangeras personne.

La porte claquait et l’obscurité terrifiante entourait Lylia.

C’est à peu près à cette époque que les Voix se manifestèrent , l’aidant à supporter la solitude et la peur.

L’étoile rouge deviendra verte. Se concentrant sur l’ordre de la nuit, Lylia réfléchit. Chaque nuit, une tâche devait être accomplie. De cet accomplissement dépendait la journée. Si elle réussissait – et elle réussissait très souvent – elle évitait les problèmes dans la journée. Le docteur ne l'embêtait pas avec ses questions et son… enfin, la chose quoi. Si elle ne réussissait pas, elle savait qu’elle serait punie. Et ça, il était hors de question que cela se reproduise. Plus jamais. C’était trop… mal. Presque plus dur que de regarder la boite avec Maman dedans être recouverte de terre noire et sale.

Alors, elle se mit au travail et ouvrit grand les yeux. A cette période de l’année, l’étoile rouge n’était pas facile à repérer. M. Simon lui avait appris. Elle était petite et l’adolescent disait qu’elle ne pourrait pas se rappeler. Cependant, les quelques nuits où, sur le toit de l’immeuble haussmannien, elle avait rejoint le garçon passionné d’astronomie, il avait consenti à partager son savoir. Plus par ennui que par compassion.

Antarès était rouge, brillante et au cœur de la constellation du Scorpion. Elle pouvait le faire ! Ses yeux papillonnèrent, concentrés, cherchant dans les limbes laiteuses la géante rouge, si minuscule dans l’immensité du ciel terrien. Mais les nuages arrivaient, cachant à l’enfant l'hémisphère où elle devait se trouver. Reconnaissant l’odeur aigre de l’angoisse naissante, Lilya se concentra et reprit son observation de la voûte, plus attentive et ordonnée cette fois-ci.

La casserole. La grande ourse.

Plus au Sud, elle devait la trouver.

Elle était rouge.

Un nouveau nuage prit place au premier rang du spectacle, alors que les petits poings de l’enfant se serraient d’appréhension.

Antarès était un astre d’un beau et magnifique rouge flamboyant. Très visible.

Il ne restait plus que quelques minutes pour la repérer.

Lilya devint fébrile.

Le serpent de la peur arriva. Rampant tranquillement dans l’herbe autour de la silhouette allongée.

L’étoile polaire voyait ses scintillements décliner à l’apparition des frêles rayons de soleil. Une goutte de pluie se posa sur la frimousse frissonnante. Puis une autre. Et les nuages déversèrent finalement leur contenu aqueux dans le jardin de l’hospice.

L’étoile rouge était restée cachée.

Lylia n’avait pas réussi.

- Enfin je te retrouve ! Que fais- tu ici ? Tu vas attraper la mort, fillette ! Franchement, tu cherches les ennuis.

La voix de la femme était grinçante et piquante. Elle n’avait pas apprécié que la chef du service de jour arrive et réclame la fugueuse, qui, comme toutes les nuits, était introuvable. Le Docteur Blanchard était arrivé en avance, on ne sait pourquoi. Il voulait probablement tester le nouveau traitement dont il n’avait cessé de parler toute la semaine. C’était une bonne idée. La femme ne comprenait pas trop, mais les chocs électriques n’avaient pas fait progresser la petite, qui parlait toujours toute seule, comme une folle, comme les autres quoi.

Peut-être que la lobotomie serait efficace ? De toute façon, il fallait essayer. Si Dieu soufflait à ses grands médecins de nouvelles méthodes, il devait bien y avoir une raison ?

La femme attrapa le corps trempé et tremblant de l’enfant, puis la tira sans ménagement vers le grand bureau, au fond du couloir.

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