Au matin, la nuit vainc

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— Lève-toi.

Un ordre. Simple. Impérieux. J’étais bien, pourtant, dans les songes cotonneux d’un néant apaisant.

Lève-toi.

La voix se fait insistante. Impossible de s’y soustraire. Mes membres s’agitent d’une vie propre, comme parcourus des frémissements grouillants de vermisseaux. Cette carcasse se dresse, se courbe, se tord dans un craquement dérangeant. Ma carcasse. Un corps sur lequel je n’ai pas la moindre prise. Mon abdomen gonflé à outrance gargouille de flatulences répugnantes, tandis que mes sphincters oublieux lâchent une cargaison putride à mes bottes. L’inconvenance m’étouffe d’embarras — de honte ! — lorsque je découvre l’assemblée spectatrice à mes pieds.

Des mots veulent s’échapper de ma gorge — des excuses, sans doute. Une litanie de borborygmes dyspnéiques les remplace. Rien qu’un souffle qui meurt avant d’avoir vécu.

Dans le public, personne ne semble s’offusquer de mon laisser-aller obscène, quand bien même les effluves putrides de mes miasmes cavalent entre les rivages d’obscurité.

Où suis-je ?

Difficile d’en avoir le cœur net : la nuit règne ici ; conquérante. Des torches éclairent de leurs halos souffreteux les reliefs de colonnes effritées. Les pierres moussues s’élèvent en soutien d’une voûte harassée par les ans. Une magie fielleuse semble étirer ses rets pour supplicier un édifice qui n’aspire qu’au repos des ruines. Par les déchirures de la nef, un coin de ciel s’invite. Sombre, souillé de nuages agités, une toile oppressante sur laquelle crépitent quelques étoiles à l’agonie.

— Ce qui a été éparpillé est un. Entends ton nouveau maître et attends les ordres.

Je reprends conscience de cette présence, de cet amas de silhouettes pullulant dans la chapelle lépreuse. Parterre enténébré, adeptes encapuchonnés ; leur nombre s’égare dans l’invisible de la nuit. Seul indice du décompte : cette litanie qui communie de leurs lèvres figées. Un bourdonnement qui martèle mes tempes, ceint mon être d’entraves et asservit mon esprit.

Et quoi encore ? Attend-on de moi que je courbe l’échine ? Que je me plie aux exigences sibyllines de ces sectateurs impies ? Car ce n’est certainement pas Valgrian que cette messe célèbre sous le couvert de la nuit et de masques ! Je suis peut-être dépossédé de mon corps, mais mon esprit se refusera à ployer face à cette hérésie.

Au bas de l’autel, un cercle de torches se dresse et illumine un homme. Ou plutôt une forme, car je ne distingue rien de ses traits sous le couvert de son capuchon rouge.

Obéis.

Encore cette voix impérieuse. Ces syllabes ont le tranchant d’une lame. Trois coups de couteau en pleine poitrine. Mes mains se portent à la blessure imaginaire… et s’échouent sur le vide. Mon torse n’est qu’un abîme béant, un affaissement de côtes éclatées et de poumons crevés. Nul cœur pour animer ce carnage.

Mort. Je suis mort.

Je devrais m’en affoler, hurler d’horreur et m’effondrer sur le cimetière de mes espoirs. Une pâle résignation délave ma hargne. Je ne suis plus. Je ne suis plus qu’un outil entre des mains tachées. Mon sort a déjà été tranché ; d’autres décideront de la suite. Le marionnettiste tire les fils et moi, pantin, je m’anime d’une vie qui n’est plus la mienne.

Mon cadavre cahotant clopine et descend, malhabile, la stèle de l’autel. Derrière, se découvre l’ampleur glaçante de cette abominable cérémonie. Ce que je prenais pour une chapelle n’est qu’une aile minuscule d’une cathédrale aux limites intouchables. Où que mon regard se perd, des dalles similaires sur lesquelles la magie noire viole le repos des trépassés. Déjà, sur la mienne, une paire de soldats, claquemurés d’une armure aux reflets de nuit, convoie un nouveau cadavre. Et la litanie reprend. Lancinante, pénétrante, douloureuse.

Les corps arrachés au sommeil éternel convergent vers la sacristie ; bétail sagement entreposé ; charnier profanant ce qui avait un jour été sacré en ces lieux. Cinquante, cent, mille ? Combien d’âmes égarées et damnées leur faudra-t-il encore ? Ô, Valgrian, si tu te soucies du sort des pauvres hères qui te prient, ramène-nous à la terre !

Las, les prières sont inaudibles dans le brouhaha des impies.

Alors je quête le réconfort parmi mes camarades d’infortune. En vain. Leurs corps s’alignent en une mosaïque d’angles improbables. Squelettes cacochymes, dermes décharnés ou craquelés sous une morsure incendiaire, entailles béantes, coagulées d’une boue noirâtre, membres brisés aux échardes d’os apparents ; seules les mouches et la vermine s’ébaudissent dans ces stigmates sordides. Mais ce sont leurs traits qui me frappent d’horreur. Leurs bajoues laxes, blêmes, livides tombent sur des lèvres crevassées, si sèches qu’on les dirait prêtes à s’effriter au premier vent. Plus aucune flamme ne luit derrière l’humeur vitrée de ces regards délaissés.

Est-ce le portrait que je renvoie ?

Alors que ma mémoire s’efforce de creuser dans le vestige de mes souvenirs, je réalise que ces derniers m’ont quitté en même temps que la vie. Étais-je bel homme, avant ? Croyant, sans doute ; guerrier, peut-être. Mon enquête s’approfondit sur les lambeaux de vêtements rescapés sur nos chairs. Des uniformes d’un bleu sali et au liseré doré ; les couleurs de Valgrian, le dieu de la lumière ; un signe qui m’aurait rasséréné s’il n’avait pas été souillé d’un sang immonde.

Ainsi, nous étions une armée. Décimée. Aujourd’hui redressée. Dans quel but ? Je redoute de le savoir.

Dans la nef, les sortilèges ont cessé, la brouette de cadavres vidée. Les prêtres en rouge ont rassemblé les bancs encore intacts et fait un feu des débris des autres. Rires et boutades ont substitué les incantations infamantes, et des odeurs de grillades cherchent à concurrencer la putréfaction alentour. Cette soudaine accalmie m’accable davantage alors que je réalise que la vie, même des êtres les plus abjects, se poursuit, quand la nôtre stagne dans l’obscurité.

Le son fantomatique d’un thérémine vibre dans l’air électrifié de magie macabre ; des chants griphéliens inondent les pierres usées. Je ne devrais pas, et pourtant, je me laisse emporter par ces échos fascinants.

Quand je reviens à moi, l’aube guette dans le ciel. Ses éclats rosés n’ont pas encore point, je le sens seulement dans l’humidité qui se condense entre les mousses et le lierre. Notre armée n’a pas bougé, mais les profanateurs ont éteint les braises et empaqueté leurs victuailles. Les soldats qui les accompagnent se tiennent au garde-à-vous, quoiqu’encore ensommeillés. Ils s’intéressent alors aux légions moribondes parquées et distribuent à chacun une arme.

Je reçois une épée souillée, ébréchée sur la tranche. Les flammes semblent avoir léché la garde dont le cuir s’effrite sous ma poigne cadavérique. Cette lame a une histoire, des exploits guerriers à conter, peut-être a-t-elle accompagné la mort héroïque de son ancien possesseur. Je me sens ignoble de profaner ainsi sa mémoire.

En route.

L’ordre crisse dans mon crâne. Les engrenages d’une manivelle rouillée n’auraient pas tant protesté. L’armée des morts se met en marche, comme un seul homme.

La nuit sans lune me fait l’effet d’une toile d’encre. Sans horizon, ni haut ni bas, juste un néant spongieux dans lequel enfoncer nos bottes. À plusieurs reprises, mes frères de malheur trébuchent ; mais se relèvent toujours. Quel obstacle est assez vain pour se dresser devant la mort elle-même ?

Même le temps est vain. Effet secondaire de ma condition immuable ? Je ne sens plus les minutes m’éprouver et serais bien en peine de savoir depuis quand notre armée a quitté la chapelle. Toujours avancer, jamais ne s’arrêter. De part et d’autre de la cohorte des morts, les chevaux renâclent ; des cavaliers nerveux leur font presser le pas.

Ils veulent arriver avant le jour.

La pénombre périclite et dévoile dans sa retraite les contours d’une nature bénie. Les couleurs sont affadies, mais je crois reconnaître les corolles de fumeterres et de bourraches le long d’un champ de millet. Du jaune, du rose, du mauve… Du gris. De la cendre. Des faubourgs brisés, calcinés.

Une guerre a eu lieu ici. Peut-être est-ce là que j’ai péri ? Je ne vois aucun corps pourrir entre les venelles pourtant rougies de sang. Et un silence de plomb habite les lieux.

C’est un clocher noirci qui achève de souffler mes espoirs délités. Un temple de Valgrian mis à sac ; le soleil autrefois doré de son frontispice repose, cassé, dans une boue saumâtre.

J’aurais voulu lever le bras pour me signer, adresser une prière au dieu de la Lumière… Mais ce maudit corps n’obéit qu’aux monstres qui m’ont ramené.

Notre procession ne s’arrête pas. Il faut qu’elle peine, qu’elle abandonne, sur ce chemin de croix, toute once de compassion, de rédemption. Car le pire est devant.

Les murailles d’une cité tranchent un horizon noir sur le ciel balafré de rouge. Ponctuée d’une dizaine de tours de garde, sa périphérie se noie, à l’est, sous une forêt de conifères, tandis que la mer attaque des falaises escarpées à l’ouest. Les toits des habitations dorment, assurés d’être protégés. Impossible de les dénombrer au pied des féroces remparts, pourtant j’en connais la forme et les nuances. Je connais cette cité.

Ma cité, Juvélys.

Mon cœur en lambeaux se déchire encore, alors que je comprends que nos ravisseurs vont nous jeter en première ligne ; vulgaire chair à canon destinée à s’échouer sur les piques de nos maisons. Peut-on mourir une deuxième fois ?

Si seulement…

Avancez.

La voix dicte, les morts obéissent. Les soldats qui nous accompagnaient restent, eux, et installent des trébuchets pour bombarder les murs de boulets incendiaires. Et tant pis, si quelques ressuscités flambent dans le même temps. Du chemin de ronde, les défenseurs ont vu l’assaut se préparer et les cloches sonnent un tintamarre d’enfer. Alors que la marée putrescente progresse, je finis par apercevoir des brèches dans la pierre, plaies cruelles dans le ventre de ma fière cité. Ce n’est pas la première fois que les profanateurs éprouvent ses flancs. La bête est blessée, et il nous faudrait l’achever ?

Attaquez.

Les catapultes vomissent leurs démons de feu, les meurtrières crachent en réponse postillons de flèches. Les traits fendent la chair morte, dénervée, avec la futilité d’une averse. Un à travers ma poitrine éclatée, un autre crevant mon œil gauche. Je rêve d’un troisième transperçant mon œil droit, afin que je ne puisse plus me voir lever le bras sur les miens. J’en viens à prier qu’une de ces météorites qui soulèvent débris et poussière me souffle dans son sillage.

Mais les dieux sont cruels.

Pénétrez la cité. Tuez-les.

Je franchis la brèche. Sensation familière. Des souvenirs épars flottent dans les rues de la couronne. Les jours de Vent, quand le marché s’accolait aux remparts, les relents des étals de pêcheurs concurrençaient ceux des négociants d’épices jasarinnes. Clameurs et tapages des vendeurs se mêlaient au boucan des charriots et des dernières rumeurs. Je me souviens de cette effervescence que ces murs peinaient à contenir, de cette frénésie de vie qui s’échappait sur la mer, frisait l’écume et rayonnait jusqu’au continent voisin. À en attiser la jalousie.

La guerre.

La guerre a transformé cette abondance insolente en barricades ridicules derrière lesquels tremblent des troupes clairsemées. Femmes et enfants flottent dans l’uniforme bleu liseré d’or. Probablement conscrits à la dernière minute… Une fois l’armée régulière massacrée.

Tuez-les.

Ces yeux rougis, peut-être ceux d’une sœur ; cette garde tressaillante, mal assurée, peut-être un grand-père ; cette bouche tordue de gravité, celle d’une mère. Peu importe au profanateur, ma lame tranche.

Elle évide, elle décapite, elle taille, elle empale, elle éviscère, elle répand terreur et hurlements. Mes bras nécrosés font de nouveaux orphelins ou veufs. Inexorablement, sans répit, sans relâche, les morts ne connaissent pas la fatigue.

Pitié, Seigneur Valgrian, laissez votre lumière percer la nuit et m’aveugler pour que tout ce sang disparaisse ! Ô Seigneur, pourquoi nous laissez-vous endurer ces souffrances ? N’étiez-vous pas là pour préserver notre trépas ?

Non, Valgrian ne répondra pas. Valgrian n’existe pas. Les Dieux n’existent pas. Ou s’ils existent, pourquoi se soucieraient-ils du sort des Hommes ?

Tuez-les.

Ce dieu-là existe, cette magie-là est réelle, et tant que le profanateur respirera, rien ni personne ne pourra…

— Albérich !

L’homme qui m’a interpellé croule sous le poids des années et de la peine. Je sais pourtant qu’il est moins âgé que ce que son crâne dégarni et ses joues creusées laissent paraître. Nous avons passé du temps ensemble, autrefois. Un apprentissage des enseignements de la lumière sous le soleil de Himmes. L’herbe grasse du Parc circulaire me chatouillait la nuque, tandis que mes mains jouaient avec une samare d’érable. Un rire communicatif s’est échappé de sa gorge quand j’ai lancé la graine à l’assaut des cieux. Lui aussi rêvait de voyager ; moi, le bonheur dans ses yeux me suffisait, j’y voyais la grâce de Valgrian.

Aujourd’hui éteinte alors qu’il me dévisage avec horreur.

— Marcus !

J’aurais aimé être celui qui prononce son nom ; une femme l’a arraché à mes lèvres scellées. Mate de peau, bâtie comme une montagne dans son armure noircie, elle s’érige entre moi et Marcus. Un obstacle pour m’empêcher de rejoindre mon ami. Non… Le signe que j’attendais de Valgrian, un rempart pour me garder de nouvelles atrocités.

— Laisse-moi, Rachel ! C’est Albérich, il faut l’aider !

Les larmes envahissent les yeux de mon camarade. Je m’avance, prêt à les essuyer, encore égaré dans mes remembrances de chevalier de la Lumière. Rachel le tracte en arrière.

— C’est fini, Marcus. Il est mort. C’est son corps, mais il n’y a plus rien d’Albérich là-dessous.

Un râle de récrimination expire de ma bouche.

Tue-les.

Je m’élance, épée au clair, ne sachant plus si je dois rassurer Marcus ou le pourfendre. Le fil d’une lame tranche la question. La scène bascule, tournoie. Ma tête dégringole en solitaire à mes pieds et s'échoue dans la terre humide.

Rachel rengaine sa rapière ensanglantée et tire derrière elle un Marcus au désespoir. Bientôt, mon ami disparaît sous la cohue d’une nouvelle charge de morts. Leurs bottes écrasent mon visage sans considération et le maculent de boue.

Merci Valgrian. Au moins, je ne verrai pas Juvélys tomber au lever du jour.

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