Chapitre 14 : Le monastère de Canton

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Le Renard quitta Singapour, les cales pleines de provisions, et les trois coffres de la cabine de Surcouf replis d’or. Tel un verrat repus, le cotre corsaire progressait lentement, son ventre lourd enfoncé dans les eaux calmes de la Mer de Chine méridionale. Assise à la pointe du mât de beaupré, dans sa longue robe blanche, Alizée jouait à la flûte traversière l’air mélancolique de l’hiver de Vivaldi. Les larmes coulaient le long de ses joues roses. Depuis la mort de Burhan et du chirurgien Malais, elle n’avait quitté cet endroit que pour prendre son poste dans les voiles, au moment de son quart. Elle avait refusé systématiquement les bols de soupe que Phaïstos lui ramenait. À la manière du joueur de flûte de Hamelin, qui guida les rats au son de son instrument, les notes divine d’Alizée avaient attiré un banc de poisson-lune dont les reflets argentés scintillaient sous la surface comme les étoiles de la galaxie au-dessus de leurs têtes.

— Tu devrais oublier cet homme. Il a mérité son sort, lui avait dit Singh. Il a tenté de me violer.

— Et le chirurgien qui a tenté de le sauver ? Méritait-il de finir pendu, lui aussi ?

— Le monde est cruel.

Surcouf avait aussi tenté de la raisonner, lui enjoignant de se plonger dans la lecture des ouvrages qu’elle avait pris au chirurgien, et de s’entrainer sur les pieds de porc et les abats que Rasteau jetait chaque jour dans le sillage du Renard, et dont mouettes, goélands, requins et pétrels en tous genres se repaissaient allègrement. Même Cebus, le singe capucin d’Oscar, avait tenté de dérider la voleuse des voiles en effectuant des acrobaties aussi maladroites qu’amusantes, sans succès.

Une nouvelle fois, Phaïstos s’approcha de la jeune femme, s’engageant avec prudence sur le mât étroit.

— Je t’ai déjà dit que je n’ai pas faim.

Il lui répondit par un borborygme guttural qui signifier qu’il ne venait pas lui apporter à manger. Il s’assit à côté d’elle, et ouvrit un grand livre à la couverture cornée et dont plusieurs pages avaient été arrachées.

— Que veux-tu ? demanda-t-elle.

Il lui tendit le livre, lui intimant de l’ouvrir. Elle finit par se résigner à remiser sa flûte traversière et ouvrit le manuscrit. Aussitôt, elle reconnut l’écriture enfantine truffée de fautes du Bonefray. Depuis plusieurs mois, elle s’évertuait chaque jour à lui apprendre à lire et à écrire, et il avait fait de grands progrès. Elle feuilleta le grimoire. Il y avait là plusieurs pages. Il avait écrit en cachette, jour après jour depuis des semaines et avait voulu lui faire la surprise de lui offrir ce cadeau.

— C’est pour moi ?

Il hocha la tête en signe d’affirmation. Elle commença à lire pour elle-même mais il l’interrompit d’un grognement. Il mit la main gauche devant sa bouche. Elle était tatouée d’une mandibule et de deux trous noirs représentant les fosses nasales représentant la partie inférieure du squelette d’un crâne humain. Il bougea la main devant sa bouche, lui faisant comprendre qu’il souhaitait qu’elle lise à voix haute.

— Alizée, je me souviendrais toujours de ce jour d’orage, où affamé et mort de froid, tu es apparu dans ma vie, brillante comme la lune pleine, et tu m’as donné un peu de pain, de l’eau et cette perle grise qui ne m’a pas quitté depuis.

Elle s’interrompit et regarda le pirate au crâne rasé avec tendresse.

— Je m’en souviens comme si c’était hier. Le lendemain, des soldats de sa majesté sont venus et ont emmené mon père. Mais ce n’est pas le moment de te raconter mon histoire. Je reprends. J’ai grandi en Angleterre, près de Birmingham. Ma mère est morte en couche, et mon père m’a élevé seul avec mes cinq sœurs. Il était maréchal-ferrant, et m’as fait découvrir enfant les ficelles de son métier. J’avais neuf ans quand, au début de la guerre d’indépendance américaine, les soldats sont venus chercher mon père pour combattre outre-Atlantique. Il a refusé, voulant rester auprès de nous. Déjà, lorsque je n’avais pas encore quatre ans, il avait quitté la maison, nous confiant, moi et mes quatre sœurs, à ma grand-mère, pour débarquer à Boulogne avec les troupes anglaises lors de la guerre du Lys et de la Reine des Épines. Ma grand-mère étant morte entre temps, Il a refusé de nous abandonner à nouveau. Les soldats l’ont pendu pour haute trahison. Je n’ai jamais accepté cela, et je me suis engagé dans la cavalerie, pour laver l’honneur de ma famille. J’étais encore un enfant, et j’ai été affecté comme apprenti maréchal-ferrant. J’apprenais vite, et mon maître était fier de moi. En quelques années à peine, je suis devenu autonome. Je devais avoir environs treize ans lorsque le Roi demanda au comte de Warwick de faire le siège du château d’Oxford, à la demande d’Elisabeth. Le siège se prolongeant, les nobles passaient le clair de leur temps à chasser dans les plaines et les forêts alentours. Lors d’une partie de chasse à cour, un lieutenant ivre est tombé de cheval. La pauvre bête s’est blessée à la jambe dans la chute, et le lieutenant a dit que j’étais responsable. Deux de ses sbires m’ont tenu et coupé la langue pour que je ne puisse pas crier au mensonge. Mon procès se rapprocha plus de la mascarade que d’autre chose, et je fus condamné à mort. J’avais réussi à cacher le couteau de mon père, et j’ai profité de la nuit pour égorger mes gardiens et m’enfuir. J’ai couru plein sud jusqu’à la mer. Arrivé à Portsmouth, je me suis engagé comme mousse sur le premier bateau pour les caraïbes. Incapable de parler, j’ai tenté de me faire comprendre comme j’ai pu, et mon capitaine a bu en moi une main d’œuvre gratuite incapable de réclamer sa paye. La puanteur des cales me donnait la nausée, mais j’ai découvert que j’avais le pied marin et que la mer me permettait d’oublier l’Angleterre. Quelques jours avant d’arriver, nous avons été attaqués par un navire Bonefray. Les pirates ont abattu une grande partie de l’équipage, mon capitaine compris. Par chance, j’avais été mis aux fers par mon quartier-maître quelques heures plus tôt pour rébellion. Les Bonefray pensant que j’étais prisonnier, m’ont proposé de les rejoindre. Je n’avais d’autre choix que d’accepter ou de mourir. Je me réveille encore la nuit en sueurs et hurlant, en me souvenant de la douleur que j’ai ressentie lorsqu’ils m’ont tatoué dans le dos l’énorme crâne de la confrérie. Au début, je n’étais pas mieux loti que sur le navire anglais, et on me demandait de réaliser les tâches les plus ingrates. Mais je m’y pliais et apprenait petit à petit les rouages de la confrérie. Il me fallait faire mes preuves. Un an plus tard, alors que nous faisions escale sur l’ile de Saint-Martin, mon capitaine me demanda de m’introduire dans la maison du gouverneur et de voler les bijoux de sa femme. Je n’avais qu’une option : accomplir ma mission. Deux jours plus tard, affamé, assoiffé, j’ai escaladé le mur de la maison et me suit introduit par le balcon. Je me suis introduit sans bruit dans la chambre de la femme du gouverneur et ai dérobé ses bijoux. Réveillée par le bruit de mes pas sur le parquet, tu m’as croisé, tentant de fuir avec mon trésor volé. J’avais le couteau de mon père caché dans la manche de ma chemise, mais j’ai perdu toute volonté en te voyant. Jamais je n’aurais pu faire de mal à une adolescente de mon âge, aussi belle et jolie que toi. J’aimerai savoir plus de mots pour décrire ce que je ressens pour toi, et mon cœur se serre de devoir me contenter de ce vocabulaire d’enfant. Tu n’as pas vu en moi un voleur, mais un enfant affamé. Tu m’as donné de l’eau, du pain, et cette perle que je garde toujours sur moi depuis. Tu as bien vu dépasser de ma poche les bijoux de ta mère, mais tu n’as rien dit.

Alizée fit une pause dans sa lecture.

— Non, je n’ai rien dit, ma mère était morte deux ans plus tôt, et nous n’avions pas besoin de ces bijoux. La perle que je t’ai donnée, c’est le dernier cadeau qu’elle m’a fait avant de mourir dans les bras de mon père. Une perle grise. Je ne sais pas pourquoi je te l’ai donné. Je crois que je lisais dans ton regard toute la tristesse de ton passé, et j’avais envie qu’elle te porte chance.

Les yeux clairs du Bonefray s’emplirent de larmes. Alizée repris sa lecture, avec elle aussi, des trémolos dans la voix.

— Je suis rentré au bateau et ai donné les bijoux. Tous, sauf la perle. Je l’ai cachée et gardée secrètement, comme un porte-bonheur. En souvenir de cette enfant qui avait volé mon cœur. J’ai été promu gabier. J’ai pu choisir mon premier tatouage, les os sur main, pour me souvenir de ceux qui m’ont retiré la parole. On m’a donné un sabre et appris à tirer au pistolet. Mes compétences de maréchal-ferrant ont été appréciées chez les Bonefray et j’ai gagné mes galons de lieutenant – Phaïstos lui montra les épaulettes tatouées sur acromions – puis de capitaine – il désigna la rose des vents sur sa clavicule droite – jusqu’à ce que Mircea finisse par me convaincre de rejoindre l’équipage de Surcouf et me donne le nom de Phaïstos.

Alizée referma le livre et resta interdite quelques minutes avant de demander :

— Comment t’appelais-tu avant ?

Le Bonefray fit un signe pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas d’encre ni de plume pour lui répondre.

— Une prochaine fois, alors. Tu me diras ton nom ? n’est-ce pas ? promis ?

Il acquiesça.

— Et je te raconterai mon histoire… Tu sais quoi, Surcouf a raison. Je dois arrêter de me morfondre, et prendre le temps d’étudier les planches d’anatomie du chirurgien afin d’éviter que cela se reproduise. Comme j’aurais aimé pouvoir empêcher ce lord te couper la langue…

Il fallut un peu moins de onze jours au Renard pour traverser la mer de Chine et revoir les reliefs rassurant d’une côte. De nuit, ils passèrent entre les comptoirs Portugais et Anglais d’Hong Kong et de Macao et remontèrent le détroit de la rivière des perles jusqu’à Canton. Depuis un siècle, la Compagnie Française des Indes Orientales avait installé un comptoir un peu moins de trois lieux au sud. La ville, au confluent de la plupart des fleuves du pays, bénéficiait d’une ouverture sur la mer. C’était la seule ville de Chine ouverte au commerce avec l’extérieur, ce qui expliquait la concentration de comptoirs européens autour d’elle. Surcouf rassembla l’équipage.

— Bien. Nous arrivons dans des eaux dangereuses. Les navires de guerre y sont interdits par les autorités locales, mais heureusement pour nous, le Renard n’en est pas un. Les femmes et les armes sont interdites dans les comptoirs, aussi, Alizée, Singh, Esme, je vous demanderai de bien vouloir rester à bord.

— Les femmes étrangères sont interdites, mais une chinoise a le droit de marcher, en Chine, s’interposa Singh. Je viendrais avec vous et serais votre guide et traductrice. Mon père est trop vieux pour cela.

Xao fit un signe de la tête pour confirmer les dires de sa fille et Surcouf fut bien forcé d’accepter.

— Soit. Tu viendras avec nous. Nous sommes au début du mois de juin. La saison commerciale vient à peine de commencer les Canton comme les comptoirs alentours seront truffés de marchands de tous bords et de tous horizons. N’oublions pas que chacun d’entre eux est un possible espion à la solde d’Elizabeth ! Il faudra nous montrer prudents.

— Nous sommes déjà en juin ! s’exclama Mériadec.

— Le temps a filé à une vitesse ! renchérit Victarion.

— Inutiles de rentrer dans la ville, dit Xao. Les réserves de nourriture sont suffisantes pour tenir encore un mois, et le monastère des Bénédictines est en retrait, sur la montagne Baiyun.

Guidé par Singh, Surcouf prit la route du monastère, accompagné d’Oscar, Cebus Mircea et Wardin. Hermione se posta comme à son habitude sur l’épaule de Mircea et Balaïkhan les accompagna, volant en cercles une centaine de pieds au-dessus d’eux. Natu se rendit au marché avec Rasteau, pour acheter des épices et des plantes médicinales. Le reste de l’équipage resta à bord du Renard, afin d’éviter d’éveiller les soupçons. Rapidement, les riches maisons coloniales qui bordaient le delta laissèrent place à des forêts de bambous et de camphriers alors que la route s’élevait. Une bruine chaude et suffocante tombait depuis le matin même. Trempé jusqu’aux os, épuisé par son quart de nuit, Oscar traînait des pieds en râlant.

— Allez, courage, lui dit Mircea, nous allons voir des sœurs et découvrir une nouvelle pièce du trésor !

— A quoi bon ? se plaignit-il. Voilà des mois que l’on navigue sans but. Je commence à me lasser de ce prétendu trésor des Bénédictines. Et puis, chacune des sœurs nous demande de réaliser une épreuve. Le simple fait que nous ayons déjà trois pièces ne justifie-t-il pas qu’ils nous fassent confiance ?

— Arrête de te plaindre, coupa Surcouf. Si Calloway se présentait avec les pièces que nous avons récupérées, aimerais-tu que le sœurs lui donnent aussi facilement la suivante ?

— Je suis certain que Calloway se montrerai des plus persuasifs pour convaincre les sœurs, et ne se plierait pas à ces épreuves stupides !

— Ferme-là, Oscar, trancha Singh. Ton attitude d’enfant-roi est insupportable !

— Mais je suis un enfant-R…

— Chut ! le coupa Mircea. Tais-toi, imbécile.

— C’est toi que Calloway recherche, reprit la pirate chinoise. C’est pour toi que nous sillonnons les mers.

— Tu me traites d’imbéciles maintenant ? Tu ne m’aimes plus, c’est ça ? Je n’ai pas demandé à ce qu’on me protège.

Mircea prit Oscar par la main et l’entraîna à l’écart.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? C’est le temps qui te rend comme cela ?

Le blondinet se renfrogna.

— J’en ai marre ! De Surcouf, du trésor, des pirates ! De tout !

— De tout ? Même de moi ? Même de nous ?

— Tu dis ça, mais tu passes ton temps à te battre à l’épée avec Singh, à naviguer avec Surcouf et Victarion, à grimper dans les voiles avec Alizée. Tu n’as pas une minute à m’accorder. Ou quand tu le fais, c’est pour me demander de te jouer une musique stupide ! Et moi, je me retrouve seul avec ce singe stupide !

Cebus lui mordit l’oreille pour montrer son mécontentement.

— Tu es jaloux, c’est ça ? Jaloux de voir que je suis meilleur que toi dans les voiles, et que j’ai rattrapé mon retard en escrime ? Oui, j’aime apprendre comment diriger le cotre, et Surcouf ne me l’enseigne que parce que tu refuses de l’écouter. Il a juré de se comporter comme un père, pour toi ! montre-lui un peu de reconnaissance. Tu n’as pas compris qu’en t’apprenant à devenir capitaine, il t’enseigne les rouages de la politique, et te prépare au destin qui t’attend ? Je te rappelle que tu es le fils de Louis chuchota-t-il. Et puis, tu as tes qualités, toi aussi. Tu as un don avec les animaux, tu as réussi à dresser les oies de Wardin, le gorfou et Balaïkhan t’obéissent aussi bien qu’à lui. Sans parler de Cebus – le capucin piailla en signe d’approbation – je n’ai jamais vu une relation aussi fusionnelle que la vôtre. Tu as bien plus de connaissances que moi en termes de culture, de politique, de géographie, d’histoire, de sciences, et tu ne manques pas une opportunité de me le rappeler durement. Mais je ne t’en veux pas car je t’aime et je sais que, comme moi, tu as enduré des épreuves que des enfants de notre âge n’auraient jamais dû. Alors, s’il te plaît, arrête tes grands airs théâtrales et aies un minimum de reconnaissance !

— Théâtraux.

— Pardon ?

— Tes grands airs Théâtraux.

— Voilà, qu’est-ce que je disais, monsieur le Professeur de Français !

Les deux jeunes amants se quittèrent fâchés et n’échangèrent pas le moindre mot pendant le reste de l’ascension.

La mère supérieure accepta de recevoir Surcouf et ses compagnons. La mission des Bénédictines à Canton était bien différente de celle de Pondichéry. Le rôle sanitaire des sœurs était prépondérant en Inde, mais ici, elles étaient chargées de veiller sur le peuple et de l’instruire aux coutumes de l’Occident. Le monastère abritait également un orphelinat et les sœurs demandèrent à Surcouf de montrer ses talents de pédagogue et d’apprendre aux enfants à naviguer. Le corsaire passa l’après-midi à donner un cours théorique aux enfants Ils décidèrent de passer la nuit au monastère. Oscar et Mircea se couchèrent fâchés, le premier refusant même à Cebus d’enrouler sa queue enroulée autour de son cou pour dormir, comme il le faisait habituellement. N’arrivant pas à trouver le sommeil, Mircea alla trouver Surcouf, qui devisait avec la mère supérieure. Il lui relata leur altercation de l’après-midi.

— Je ne comprends pas, Oscar devient de plus en plus méchant et amer au fil des mois. Je n’arrive pas à apaiser ses peines et à éclaircir ses doutes. Je me sens impuissant et pitoyable.

— Mircea, tu ne peux pas te blâmer des réactions d’Oscar. Il est grand, maintenant, et fait ses propres choix. Tu dois arrêter de porter la misère du monde sur tes épaules et d’accabler de cela.

— Je sais bien, mais je ne peux m’en empêcher… Mon frère et ma sœur…

Ces derniers mots s’étranglèrent dans la gorge du garçon alors que ses yeux s’embuèrent. Surcouf prit ses joues dans ses paumes calleuses et sécha d’une pouce une larme amère qui perlait en tremblant sous les sanglots de Mircea.

— Tu as fait ce que tu as pu pour eux, comme tu le fais pour Oscar. Tu es un bon garçon, et je suis fier de l’homme que tu deviens. Mais tu dois apprendre à respecter les choix des autres, et à ne pas les laisser t’anéantir. Je vois que vous avez créé une relation toute particulière, tous les deux, mais tu dois savoir que si Oscar devient Roi, tu devras rester dans l’ombre. Il devra prendre une femme, l’aimer, et lui donner une descendance, tu le sais ?

— Bien sûr que je le sais, et je ne cesse de lui répéter. Je pense que c’est cela qui le met de si mauvaise humeur. Chaque pièce qui nous rapproche du trésor l’éloigne un peu plus de moi.

— Je parlerai avec lui. Nous ne savons pas ce que nous réserve les trésor des Bénédictines, et il n’est pas certain qu’Oscar soit réellement promis à un tel destin. Ce n’est qu’un bâtard du Roi, et à ce titre, si tant est qu’Elizabeth soit détrônée, ses droits sur le trône passent après ceux des cousins du roi Louis. Peut-être existe-t-il d’autres enfants que Louis aurait cachés à sa femme. Allez, va te coucher maintenant, une longue journée nous attend. Et n’oublies pas : tu n'es pas responsable des sentiments des autres !

— Tu penses que Zélia et les autres ont trouvé la pièce de Constantine ?

— Ils ne devraient plus en être loin, à mon avis. Sitôt la pièce de Canton récupérée, nous leurs enverrons les oies de Wardin pour les avertir et nous serons fixés lorsque leur réponse nous parviendra.

Le lendemain, ils redescendirent à la tête d’un groupe d’orphelins, accompagné de deux des sœurs et de la prieure. Elles les conduisirent jusqu’à une grève où étaient alignées une dizaine de jonques à un mat de vingt pieds de long. Surcouf n’avait jamais navigué sur de telles embarcations, et il lui fallut plus d’une heure et l’aide de Singh pour parvenir à gréer la première. Les enfants suivirent ses conseils et parvinrent à faire de même. Oscar, Mircea, Wardin, Singh et même Cebus montèrent chacun dans une jonque, et prirent deux enfants sous leur aile. Sur la plage, Surcouf tentait d’apprendre aux orphelins les rudiments de la navigation, et vociférait ses ordres dont le son était porté par les flots. A son côté, la prieure surveillait les progrès de ses protégés dans une longue vue en laiton.

Parler de progrès était un bien grand mot, car les jonques étaient aussi bancales que le français des enfants, et trois d’entre elles chavirèrent rapidement. Heureusement, les eaux de la baie étaient peu profondes et les embarcations légères, et Oscar, Wardin et Cebus parvinrent à les remettre à flots. La pluie n’avait pas cessé, et Mircea et Singh étaient aussi mouillés que leurs compagnons qui avaient fait trempette.

Surcouf décida rapidement de mettre un terme aux souffrances de ses amis et des enfants et demanda à tous de revenir sur la plage. Le monastère étant trop loin, ils établirent le campement pour la nuit. Oscar et Mircea durent partager une tente. Ils n’avaient pas échangé le moindre mot depuis la veille. Apaisé par les conseils du corsaire, le grand brun fit le premier pas.

— Tu m’en veux toujours ? Écoutes, Oscar, je comprends ton anxiété. Chaque pièce du trésor nous rapproche un peu plus de la fin de cette aventure. Mais cela ne veut pas dire que NOTRE histoire se termine pour autant. Je t’aime, et je ne t’abandonnerai jamais.

— Tu ne comprends pas… tu ne peux pas comprendre… mon père…

— Ton père était Roi, et tu te rends compte que toute ta vie, toute ton enfance, a été dirigée dans le but de lui succéder. Ton précepteur…

— Monsieur Dubois.

— Ton précepteur, monsieur Dubois, t’a appris comment te comporter en société, comment appréhender les intrigues des puissants, et dénouer les fils de la politique. Il t’a appris les noms des Rois, des Reines, des Comtes et des Ducs, il t’a fait réciter les noms des fleuves et des montagnes, les animaux et les arbres de tous les pays.

— Pour moi, c’était un jeu, et maintenant, je commence à en comprendre le but véritable.

— Et tu te sens manipulé et trahi, ce que je comprends.

— Surcouf essaie de m’apprendre à gouverner le Renard, mais j’ai l’impression qu’il veut que je gouverne le pays, et je ne m’en sens pas la force.

— Oscar, mon amour, personne ne t’y obligera. Quand tout ceci sera terminé, nous partirons, tous les deux, où tu voudras. Nous pourrons avoir notre propre navire, notre propre équipage, nous pourrons nous installer n’importe où.

— Et pourquoi pas partir maintenant ? Fuyons, tous les deux. Rien ne nous retiens.

— Et Calloway ? Elizabeth ? Tu sais que la reine n’aura de repos tant qu’elle n’aura pas mis la main sur toi.

— Je veux revoir ma mère. Je la connais à peine, et au moment où je croyais la retrouver, voilà que je lui étais une nouvelle fois arraché. J’avais deux parents bien vivant et pourtant j’ai été élevé comme un orphelin.

— Parfois, il vaut mieux être orphelin que d’avoir des parents, balbutia Mircea dont le visage se rembrunit.

— C’est vrai, pardon, je suis désolé. Quel égoïste je fais. Tu vois, tu ferais un bien meilleur souverain que moi.

— Arrête ! Tu sais bien que je n’ai pas ton éloquence, ton vocabulaire ni ton éducation.

— Certes, mais ton cœur est pur, tu es bon, généreux, attentif, juste et brave. Toutes les qualités d’un bon souverain. Le mien est brisé. Je ne sais pas pourquoi, ni comment, mais parfois, quand je me sens débordé par les émotions, j’ai envie de faire du mal à ceux que j’aime. Je prends du plaisir à les blesser, avec les mots. Puis, quand je m’en rends compte, cela me rend plus triste que jamais et j’ai envie d’arrêter de vivre. D’arrêter de n’apporter autour de moi que souffrance et chaos. Il n’y a que la musique qui arrive à m’apaiser, qui m’aide à retrouver ma paix intérieure. Et tes baisers. Tes baisers sont pour moi comme une sonate au clair de lune.

Mircea glissa ses doigts dans la tignasse épaisse du blondinet et déposa sur ses lèvres un baiser plein de tendresse.

Le lendemain, ils reformèrent les mêmes équipages et reprirent les leçons. Sans beaucoup plus de succès. Et pour cause, le principal progrès résidait dans le fait que la pluie avait cessé. Surcouf avait autant de mal que la veille à transmettre ses ordres aux orphelins. Seule l’équipage de Singh semblait progresser, et les deux gamins parvenaient à manœuvrer sans trop de difficultés leur jonque. La pirate ne les aidait guère, et se contentait de traduire les conseils de Surcouf. Vers midi, le corsaire décida d’inverser son rôle avec celui de la chinoise. Sans barrière de la langue, il lui serait beaucoup plus facile de leur faire comprendre les rudiments de la navigation. Et il avait vu juste. En un clin d’œil, les progrès se firent sentir. Les jonques cinglaient dans la baie et remontaient au vent avec aisance, les enfants enchainaient les virement de bord à la perfection. Le lendemain matin, ils peaufinèrent le maintien du cap et les nœuds marins, et Oscar et Mircea s’essayèrent même à leur enseigner l’utilisation de la boussole. En fin d’après-midi, Surcouf proposa une régate pour mesurer les talents des jeunes orphelins. L’équipage de Cebus prit rapidement une grande avance sur ses poursuivants, les points d’amure et les drisses des autres ayant été curieusement rongées par un animal. Le temps qu’ils réparent les dégâts, le capucin et ses acolytes avaient déjà parcouru la moitié du circuit. Surcouf et Mircea tentèrent bien de coincer le boutre du singe sur le retour, et Balaïkhan et Hermione harcelaient le capucin, mais il défendit âprement son mât et sa voile des rapaces, et accosta sur la plage, victorieux. Oscar fut le premier des sinistrés, ce qui lui remit du baume au cœur et Wardin compléta le podium, le premier ayant tiré profit de sa légèreté sans commettre de faute lors des manœuvres, et le second ayant bénéficié d’un souffle de vent supplémentaires, lorsque Balaïkhan, ayant abandonné son assaut sur le capucin, était venu gonfler la voile de la jonque à grands battements d’ailes.

— Vous êtes de vrais pirates, tous autant que vous êtes, maugréa Surcouf, lorsqu’il fut le dernier à rejoindre l’arrivée. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.

La mine bougonne du corsaire n’était qu’une façade, car au fond, ils avaient tous passé un excellent moment et n’avaient pas autant ri depuis bien longtemps. Finalement, la prieure s’approcha du capitaine. Elle avait suivi la régate dans la longue-vue et n’en avait pas loupé une miette.

— Surcouf Antioche, vous êtes un brave. Vous menez vos hommes d’une manière juste et honnête, et ils semblent vous apprécier. Vous n’avez pas perdu la face, su reconnaitre la qualité de votre subalterne, et n’avez pas hésité à lui confier le commandement des opérations. C’est une décision pleine de sagesse que vous avez prise, et vous méritez amplement la pièce de Canton. Voici la longue-vue de la sagesse. Qu’elle guide votre chemin, soit votre œil dans le brouillard, et dissipes les brumes de l’inconnu qui vous mèneront au Nombril du Monde.

Le corsaire détailla la pièce qu’elle lui tendit. Il s’agissait d’une longue vue en laiton, rétractible, en trois parties imbriquées les unes dans les autres. Sur la plus large d’entre elles, proche de l’objectif, des motifs représentant des fleurs de lotus, une carpe et un bosquet de bambous était peints à l’encre de chine. Il remercia la prieure, les sœurs et les orphelins, et rassembla ses troupes pour rejoindre le Renard.

Les pirates accueillirent à grands-coups de hourras la longue vue qui portait à quatre le nombre des pièces qu’ils avaient collectées.

— Wardin, Skytte, Rasteau, Tuba, retrouvez-moi dans ma cabine dans une demi-heure.

Le fauconnier, le quartier-maître, le second et le bosco du cotre se serrèrent dans la petite cabine du capitaine. Devant lui, il avait recopié le code du chiffre de Vigenère et était en train d’écrire un message pour Zélia.

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— Wardin, les oies sont-elles prêtes à prendre leur envol ?

— Affirmatif, capitaine, elles ont profité de la traversée de la mer de Chine pour se reposer et se rengraisser, sous les bons soins d’Oscar. Le petit est merveilleux avec elles. Elles peuvent partir à tout instant.

— Merveilleux. Mais désormais, un dilemme se pose à nous.

— Lequel, capitaine ? demanda Rasteau.

— Et bien, nous avons récupéré la dernière pièce de ce côté du globe, et Zélia devrait être proche de collecter la sienne. Les deux pièces restantes sont, d’après la carte, en Amérique. Nous avons devant nous deux solutions…

— Rebrousser chemin, traverser l’indien, le Cap de Bonne Espérance, et remonter l’Atlantique jusqu’aux Antilles, commença Skytte

— Au risque de tomber dans une embuscade tendue par Calloway, objecta Wardin.

— Ou descendre le Pacifique jusqu’au Cap Horn et remonter l’Atlantique jusqu’aux Caraïbes renchérit Tuba

— Et nous confronter aux typhons du pacifique puis affronter les eaux traitres, les icebergs et les vagues scélérates du cap des tempêtes, rétorqua Rasteau.

— Vous avez exactement cerné mon dilemme, conclut Surcouf.

— J’ai confiance en mes hommes, reprit le cuisinier. Nous traverserons le pacifique et affronterons les dangers de la mer.

— Nous avons vaincu Calloway à de nombreuses reprises, nous saurons le piéger une nouvelle fois, argua Wardin.

— Et si c’était la fois de trop ? interrogea Skytte.

— Je préfère mourir au combat, qu’échoué sur un récit, protesta Tuba.

— Vos avis divergents ne facilitent pas mon choix.

— Et s’il y avait une troisième option ? proposa une voix fluette.

— Oscar ? que fais tu ici ?

— Mircea avait raison. Je dois apprendre à gouverner. C’est bien ce que tu veux, Surcouf ?

— Certes. Mais je ne veux pas que tu nous espionne en cachette.

— Absolument pas. Je courrais après Cebus et j’ai entendu vos voix. Je n’avais pas l’intention de…

— Peu importe, gronda Rasteau. Quelle est donc ta proposition ? Je suis curieux de l’entendre.

— Ma proposition… Et bien… Avez-vous entendu parler de la légende d’Émile Gruh ?

— La légende des mille grues ? demanda Wardin. Bien sûr, c’est un conte Japonais, mais quel rapport avec notre discussion.

— Non, la légende d’Émile Gruh ? C’est une histoire que m’a conté mon précepteur.

Les cinq hommes s’approchèrent et écoutèrent le récit d’Oscar. Lorsqu’il eut terminé, ils arboraient des expressions circonspectes.

— Fariboles que tout cela, dit Rasteau.

— Ma foi, ce n’est pas impossible, objecta Wardin. Surcouf, qu’en penses-tu ? Ne devrions-nous pas rendre visite à ce cher Émile ?

— Je vais écrire à Zélia pour avoir son avis. Le temps que les oies la retrouvent, se reposent et reviennent avec sa réponse, nous avons presque un mois devant nous. Allons voir ce que cet homme a à nous raconter.

Il congédia ses conseillers et rédigea un message à l’adresse de l’Amazone.

Zélia,

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Il roula le parchemin, l’inséra dans la fiole de verre qu’il scella et attacha à la patte de l’oie.

Il donna à chacune un ver bien gras ramassé sur la plage de Canton, et leur demande de retrouver Zélia, Azimut et les autres.

Les oies inclinèrent la tête, signifiant leur approbation, et s’envolèrent vers l’ouest.

— Émile Gruh, nous voilà ! murmura-t-il.

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Merci à tous et à toutes pour vos lectures. Nous arrivons presque à la moitié du Tome 2. J'ai repris l'écriture à un bon rythme et j'ai repris un peu d'avance sur les publications. J'espère pouvoir vous publier un chapitre ou du moins une partie de chapitre par semaine et ce, jusqu'à la fin du tome. 

N'hésitez pas à me faire remarquer les fautes d'orthographes ou d'accord, car il s'agit d'un premier jet et ma relectrice a pris du retard, donc je publie le texte brut pour ceux qui attendent la suite avec impatience. 

Je suis aussi friand de vos remarques sur l'histoire en elle-même, que pensez-vous de la tournure des évènements? Que va-t-il se passer ensuite selon vous? avez vous des parties que vous appréciez tout particulièrement, ou au contraire, certaines choses qui vous déplaisent? 

Encore merci pour vos lectures et votre assiduité. A très vite, moussaillons !

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