Mode sans échec
AU COMMENCEMENT, Dieu créa le ciel et la terre.
Au jour zéro, la terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.
Dieu dit : « Que la lumière soit. »
Et la lumière fut.
Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ».
Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour.
Le deuxième jour, Dieu sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament et celles qui sont au-dessus.
Il appela le firmament « ciel ». Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour.
On cherche encore pourquoi, au sixième jour, Dieu créa l’homme à son image.
Ce qui, si on veut bien y réfléchir deux minutes, est hautement improbable :
le miroir ne sera inventé qu’en 6000 avant Jésus-Christ.
Information qui explique peut-être pourquoi l’Homme ne sera pas sa plus grande réussite.
Dieu continua ses créations, mais plus rien ne fut consigné avec la rigueur du commencement.
La Bible, alors, aurait ressemblé à un tableau Excel.
Cela dura, et dura, et aurait pu durer pour les siècles des siècles…
Mais même au ciel, il existe un plafond de verre.
Et comme tous les créatifs du monde, Dieu atteignit bientôt les limites de sa création.
Il s’ennuya un peu. Rumina.
Puis se lança dans l’art abstrait.
Que de perspectives, que d’horizons !
Abolies les barrières, lâchés les freins.
Son imagination semblait ne jamais vouloir se tarir.
Le zéro l’avait beaucoup amusé. Et le bug de l’an 2000, rhooo, que de souvenirs !
Il y avait aussi eu l’algorithme, le cloud, le télétravail.
Tout cela n’avait que peu de conséquences.
Il s’en fichait que ce soit bien ou mal. Il était Dieu, oui ou non ?
En parallèle, il avait commencé à cultiver un jardin secret.
Il y marquait d’une pierre les choses qui, lui semblait-il, étaient apparues sans qu’il le veuille vraiment.
Comme ses taches de vieillesse sur les bras.
L’effet de serre ? Aucun souvenir.
Le trou dans la couche d’ozone ? Trou de mémoire.
Les tsunamis ? Néant total.
La dette à taux variable ou à taux fixe ?
Le monde allait droit à sa perte.
Seul un esprit retors pouvait inventer de telles abominations.
Lucifer, bien sûr.
Lucifer était loin.
Et Dieu n’aimait pas les voyages, preuve s’il en fallait encore que ces agités d’humains, capables de prendre un avion pour manger une pizza Margherita devant la basilique Saint-Pierre, n’avaient pas été créés à son image.
Mais nécessité fait loi.
Ça ne pouvait plus durer.
Dieu descendit.
Il fut bien reçu, comme chaque fois.
Poignée de main, accolades, rafraîchissement.
Mais quand ils commencèrent à parler business, Dieu dût se rendre à l’évidence :
Lucifer se souciait du réchauffement climatique comme de sa première chemise.
Mais il plaida non coupable.
Mince, se dit Dieu, si ce n’est pas lui, c’est moi. Si je commence à faire n’importe quoi, et sans m’en souvenir en plus, où court le monde ?
Lucifer avait une solution : agir.
Et il suggéra à Dieu de faire de la pub pour une Terre plus verte.
Dieu n’était pas chaud.
Lucifer haussa les épaules :
— Tu pourrais faire le mort.
Dieu fit la moue.
— Non, je dois sauver le monde, j’ai l’impression qu’il est encore temps. Je serais bien malheureux de voir tout ce que j’ai créé réduit en poussière.
— Tu pourrais créer un parti politique.
— J’ai l’impression que ça a déjà été fait...
— Alors ouvre un compte Instagram !
— AmStraGram ?
— Instagram, corrigea Lucifer. C’est là que les humains vivent leur meilleure vie.
— Si tout le monde vit sa meilleure vie, ils verront pas le danger !
— Oh, non, je sais : fais des TikTok !
Dieu cligna lentement des yeux.
— Tik… quoi ?
Lucifer soupira.
Il lui fallut un certain temps pour expliquer TikTok à Dieu.
— Des vidéos courtes, impactantes, émotionnelles. Tu danses un peu, tu dis deux-trois phrases sur le climat, et bim, tu deviens viral.
Dieu resta silencieux.
Il pensa à Noé, au Déluge, et à la colombe qu’il n’avait jamais revue.
— Est-ce qu’ils m’écouteraient cette fois, tu crois, si je faisais un TikTok ?
Lucifer ricana.
— Écouter ? Non. Mais si tu mets un filtre chien sur ton visage, tu peux peut-être récolter quelques likes.
— J’ai l’impression, dit Dieu, que tout ce que tu me proposes fait plus partie du problème que de la solution.
Lucifer eut une nouvelle idée :
— Et si on demandait à l’IA ?
— Lia ? C’est qui celle-là ? J’ai bien connu une Léa...
Il fallut encore un certain temps pour expliquer l’IA à Dieu.
— L’IA sait tout faire et a réponse à tout !
— Mais euh... c’est moi ça, normalement, hasarda Dieu.
— L’IA, c’est toutes les connaissances du monde, organisées pour une solution optimisée. Elle va gérer ta question “sauver le monde” comme on gère un bug. Avec des bases de données nettoyées et des algorithmes performants.
Dieu n’avait pas le choix.
Il était au fond de la parabole.
Il fallait remonter la pente.
Comme si Lucifer avait lu dans ses pensées — ce qui était le cas — il lui dit :
— Tout faut calculer, organiser, planifier.
— OK, OK, coupa Dieu. Et comment on s’adresse à cette IA ? On prie ?
— Avec un clavier, voyons !
— Pas de chance. Pierre, mon secrétaire, est resté là-haut…
— T’inquiète, je gère ! Ce qu’il te faut, c’est un prompt solide.
Lucifer n’essaya pas d’expliquer à Dieu ce qu’était un prompt.
Il sortit une sorte de grand portefeuille métallique qu’il ouvrit. Une partie, le haut, s’éclaira. Sur le bas, il se mit à taper frénétiquement sur de petits carrés noirs aux dessins blancs. Quand il tapait, des lettres apparaissaient sur la partie éclairée. C’était satisfaisant à observer.
Lucifer se jeta en arrière, regarda l’écran. Un petit sablier tourna.
Puis, soudain, des lettres apparurent toutes seules. Sans que Lucifer touche les petits carrés noirs.
C’était magique.
Bonjour Dieu. Bonjour Lucifer.
Votre requête a bien été prise en compte : « Comment sauver le monde ? »
Pause.
Un petit jingle retentit, comme dans une pub de lessive.
Après analyse approfondie de 8 395 002 rapports scientifiques, 32 000 milliards de posts Twitter, et 17,8 milliards de recettes de cuisine végétarienne, voici LA solution optimale :
Fermer l’humanité pour maintenance.
Redémarrer en mode sans échec.
Appliquer un correctif moral version 2.0.
Dieu ne dit rien.
Il resta là, immobile, les yeux pleins de ce qu’il ne comprenait plus.
L’écran clignota à nouveau.
Puis, en Comic Sans MS :
— On met longtemps à devenir jeune.
Dieu fronça les sourcils.
— Le mode sans échec... ?
Lucifer regarda l’écran, hilare.
— Ça veut dire : plus de bruit, plus de pubs, plus de notifications. Les humains pourront juste marcher, boire de l’eau et regarder les arbres.
— Donc... le paradis ?
— Non, non. Le mode sans échec.
Pas de musique, pas de sexe, pas de chocolat.
Juste... les paramètres par défaut.
— Et comment on définit ces paramètres ?
— En codant.
— Et tu saurais faire ça ?
— Je le fais tout le temps. C’est comme ça que ça marche, en bas.
À nous deux on va gérer la Terre comme des ingénieurs.
Pas comme des poètes.
Dieu blêmit.
Le monde n’était plus fait pour les créateurs.
Lucifer était et restait un margoulin.
Évidemment qu’il voulait doubler Dieu.
Depuis le temps qu’il attendait ça.
Revenir en haut.
Récupérer les clés.
Et gérer, une bonne fois pour toutes, le flou artistique qu’on appelle l’humanité.
Il se redressa, lissa sa veste, grimpa sur une caisse de serveurs désaffectés, et déclara d’une voix calme, coupante comme une lame :
Citoyens, citoyennes, utilisateurs du monde,
Trop longtemps, ce système a fonctionné à coups d’intuition, d’amour flou et de miracle aléatoire.
Trop longtemps, on a laissé le hasard gouverner, l’espoir guider et les poètes écrire les lois.
Aujourd’hui, ça suffit.
Je vous propose une mise à jour.
Une rationalisation. Une refonte.
Finies les métaphores. Finis les pardons illimités.
Fini le rêve comme moteur de civilisation.
Ce qu’il faut, c’est :
✅ Un protocole clair.
✅ Une feuille de route optimisée.
✅ Des objectifs SMART (Sécurité, Méritocratie, Autorité, Réarmement, Tradition).
Nous allons fermer l’humanité pour maintenance.
Redémarrer en mode sans échec.
Appliquer un correctif moral version 2.0.
À la poésie, nous opposerons le planning.
À la grâce, la méthode.
À la beauté, l’efficacité.
Plus de joie, plus de chaos, plus de chocolat.
Juste… des paramètres par défaut.
Ce qu’aurait dû être ce monde depuis le début : stable, prévisible, conforme.
Votez pour moi.
Je suis Lucifer,
Ingénieur en chef de la Création.
Dieu regarda le ciel.
Un oiseau y passait, seul, presque transparent dans la lumière.
Il ne savait plus comment il s’appelait, ni pourquoi lui, Dieu, l’avait fait si léger.
Et puis…
Ça lui revint.
Une vibration douce dans sa mémoire.
Une colombe.
Sa colombe.
Celle qu’il avait envoyée au-dessus des eaux, quand tout n’était que chaos et recommencement.
Celle qu’il n’avait jamais revue.
Il la suivit du regard, longtemps.
Elle volait sans but, sans message, sans branche d’olivier.
Mais elle volait encore.
Il ferma les yeux.
Et murmura :
— Peut-être… qu’il faut laisser les poètes coder.
Je les ai faits à mon image. Ils ne peuvent pas être tous si mauvais.
Annotations
Versions