Lettre 1

4 minutes de lecture

Le 18 septembre 2021

Sur la banquette arrière,

puis ailleurs

Chère Eulalie,

À une époque, j'ai nourri de grands projets pour toi. Pour nous.

Cela fait quelques années déjà que je t'ai oubliée au fin fond d'un tiroir.

Il serait dérisoire de te demander pardon. Je suis la seule à même de pouvoir me pardonner, mais je ne m'y résous pas. Dernièrement, tu me ronges, comme beaucoup d'autres choses. Aussi me suis-je dit qu'il me fallait t'écrire. Avec des mots. Car seuls les mots sont en mesure de soigner ce que les mots ont engendré. Je ne présente pas d'excuses. Cela comme le reste a trait au passé. Nous devrons y revenir, j'imagine. Je retarde l'échéance. Comme souvent.

Tu sais, autrefois, sans en avoir conscience, je me rêvais maître du temps. Comme le lapin de mon histoire. Je pensais que j'avais tout le temps, car j'avais échappé in extremis à son abîme. J'avais la vie devant moi.

De plus en plus souvent, il vient à me manquer. À me serrer le ventre. Je ne suis pas éternelle et je l'ai toujours su. J'en pleurais déjà lorsque j'avais quatre ans. « Je ne veux pas mourir ! »

Et puis devant la Mort j'ai ri. Avais-je d'autre recours ?

Elle a choisi de me bouder, de me laisser une chance. Quand j'étais ado, je manquais souvent de respect à la vie. Je la dévalorisais. Aujourd'hui, je ne sais pas...

J'ai souvent pensé que je devrais le raconter. Mais je ne l'ai jamais fait. Je ne savais pas où commencer. Je ne pouvais pas juste en parler, comme ça. Parce qu'il y a eu un avant et un après. L'avant, je m'en rappelle vaguement, par bribes. C'est fracassé et, quand j'essaye d'y penser, vraiment, c'est comme un champ de météorites, ou une pluie sur la mer. Je ne sais pas. L'après, je le connais, jusqu'ici. Et en ce moment, je n'ai pas trop envie d'en livrer quelque récit. J'ai l'impression que ça n'en vaudrait pas la peine. Que je n'en vaux pas la peine.

Si je devais le raconter, je parlerais de ce soir-là, de ce qu'ils m'ont annoncé. Je ne sais pas comment je pourrais le décrire. Je me suis noyée dans mes propres larmes pendant plus de deux heures. Je crois que je n'ai plus jamais eu autant d'eau dans mon corps. Mais ça ne décrit rien. Il n'y a aucune phrase qui peut faire éprouver la longueur de deux heures passées à pleurer. Deux heures, c'est une éternité quand il vous reste seulement quelques jours à vivre. Quand vous savez que vous n'accomplirez jamais aucun de vos rêves. Même si vous n'aviez pas de rêve, la moindre petite envie devient le but de votre vie... Je voulais aimer quelqu'un du plus profond de moi-même. Je voulais leur dire, à tous, ce que j'étais vraiment. Je voulais une petite amie. Je voulais désespérément que quelqu'un me pleure, mais je ne voulais pas, en même temps, que mes proches versent des larmes. Je voulais écrire une histoire, une vraie histoire, avec une fin.

Je parlerais des nuits à l'hôpital, des couloirs qui hurlent. Il n'y a pas une nuit calme, si bien que je ne crois plus que ce soit quelqu'un qui crie ou qui appelle de l'aide, mais juste une voix errante qui répand la souffrance et qui gonfle un chœur funeste.

Je parlerais aussi de la nuit que j'ai passée en tête à tête avec la Mort. J'étais allongée sur mon lit, seule, et toute désinfectée. Elle dansait dans la pièce. Elle était froide, mais avenante aussi, pleine de douceur, réconfortante. Mon corps, gelé par la peur, n'a jamais bougé du lit. J'étais allongée sur le dos, comme jamais, ou presque. Mais je me souviens que j'ai dansé avec elle au milieu de la chambre, entre les machines éteintes et les rideaux vert plastique.

Je parlerais, enfin, de ce matin-là. Quand on m'a emmenée au sous-sol. En regardant mes parents, j'étais convaincue qu'il s'agissait d'un adieu. Et je savais aussi que je n'avais pas le droit de le dire, sinon ils s'effondreraient. Alors j'ai souri, peut-être le plus sincèrement de ma vie. Je voulais qu'il se souviennent de moi, souriante, et rien d'autre.

Mais je suis revenue. Une deuxième vie, en quelque sorte. Je me suis efforcée de la vivre au mieux. Je suis devenue quelqu'un d'honnête, j'ai arrêté d'avoir peur de ce que les gens penseraient. J'ai eu des petites amies. Trop peut-être. Et j'ai écrit des histoires, parfois avec des fins. C'est quelque part, au milieu de tout ça, que je t'ai rencontrée et que je t'ai aimée. Pendant quelques années de ma vie, j'ai eu une personnalité et des fragments de rêves.

Je ne sais pas vraiment quand je me suis éteinte. Pendant longtemps, j'étais persuadée que j'étais revenue pour une raison, même anodine. Que j'avais un rôle à jouer, quelque part, dans l'Univers. Et plus le temps passait, plus je me rendais compte que le hasard était cruel, qu'il n'avait rien laissé pour moi. J'ai arrêté de chercher, par peur de ne rien trouver. Puis j'ai arrêté d'espérer, craignant que rien ne vienne. Je me suis résignée à l'idée que la vie ne me réservait rien de grand, ou au moins de spécial.

Ce n'était pas une décision, bien sûr. J'ai fait tout cela sans m'en rendre compte. Je n'en ai pris conscience que récemment. Que depuis que je sens que je n'ai pas ma place, nulle part. Tu sais, il y a des jours où je me sens irréelle. Où je sens que le monde m'aspire, puis m'éructe. Que je suis comme une gorgée d'eau passée dans le mauvais trou : je ne devrais pas être là. L'Univers s'est trompé.

Ai-je pris la place de quelqu'un ? Une place dans laquelle, de toute façon, je ne rentre pas ? Je ne le saurai jamais, je ne me torture pas. Mais je sens que je perds pied. Que je n'existe plus. C'est pour ça que je t'écris. Pour apprendre. Je ne sais pas comment...

-A

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