Une maison de rêve

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Le petit robot aspirateur était chargé. Il se détacha de son socle et s’élança en vrombissant vers le salon. Il était affublé de deux yeux et d’un sourire qui lui donnaient l’air jovial de celui qui s’attelle à sa besogne avec entrain. L’atmosphère était presque limpide aujourd’hui, le vent s’était calmé pour laisser place à une brise légère. Dans la maison spacieuse, bourrée de gadgets technologiques, les appareils s’éveillèrent les uns après les autres, comme chaque matin. Le grand panneau qui trônait dans l’entrée orchestrait cette tribu de machines qui faisait vivre la maison et l’entretenait. Il ne veillait jamais, c’était le gardien, et il était l’heure de distribuer les instructions quotidiennes à tout ce petit monde.

Dans quelques minutes, les volets automatiques s’ouvriraient et laisseraient pénétrer les premières lueurs de l’aube. C’était l’hiver. Le soleil rasant se glisserait loin dans les pièces et les réchaufferait. Quand le rayonnement deviendrait trop intense, les stores vénitiens s’abaisseraient et leurs lamelles tamiseraient la lumière. C’était tous les jours pareil. Ce n’était pas des stores très intelligents. À part se baisser, s’incliner selon le bon angle et se lever, ils ne savaient pas faire grand-chose. Cela dit, ils le faisaient bien.

L’innovante minicentrale de la maison fournissait suffisamment d’énergie pour permettre à l’ensemble des appareils de fonctionner en toutes circonstances. La petite troupe allait pouvoir s’affairer en continu, la journée durant, sous la baguette du grand panneau de contrôle. Cette minicentrale avait coûté très cher. Elle représentait néanmoins un excellent investissement, car elle était d’une qualité exceptionnelle. Solide et performante, elle était, en outre, capable d’adapter son activité aux conditions climatiques. De plus, c’était l’un des atouts majeurs de la marque, elle se chargeait et s’entretenait en autonomie, ce qui la rentabilisait dès les premières années. Elle ronronnait sur le côté de la maison, impassible. Inutile de lui donner des consignes, elle savait travailler sans aide et sans jamais se plaindre.

Le petit robot rigolard et coloré buta contre quelque chose. C’était lui aussi un objet de valeur, si débrouillard qu’il était à même d’analyser son environnement pour déterminer l’endroit à nettoyer en priorité et la meilleure trajectoire pour s’y rendre. Il cessa de heurter l’obstacle qui bloquait sa route et le contourna. Cependant qu’il parcourait le salon, l’enceinte dernier cri qui trônait dans la bibliothèque en bois d’abricotier émit un bip, grésilla, afficha « Ravel, Jeux d’eau » et, bientôt, la musique retentit dans la maison, répétée par ses jumelles disséminées dans les différentes pièces. Cela ne perturba pas le petit robot aspirateur qui continua son ouvrage, sans se laisser distraire.

Dans la buanderie, le lave-linge lança le cycle programmé. Son tambour effectua quelques tours sans conviction et s’arrêta. Le linge défraîchi qu’il contenait s’affaissa et plus rien ne bougea. Après quelques secondes passées à tout vérifier, la machine poussa un cri d’alarme plaintif pour signaler un problème au niveau de l’arrivée d’eau, puis, indifférente, se remit en veille. Dans l’entrée, le panneau nota l’anomalie qu’il accompagna d’un indicateur rouge de réprobation.

La musique changea et l’enceinte du salon afficha « Debussy, La Mer ». Sur le vaste écran de télévision, des humains de tout âge s’agitaient. Éparpillés dans le jardin, ils mangeaient, riaient, criaient, bondissaient dans la piscine et recommençaient. Le petit robot aspirateur abandonna sa besogne et alla vider son réservoir dans le réceptacle prévu à cet effet avant de repartir au travail. Il était capable d’entretenir ce niveau sans aucune aide. Son jumeau officiait à l’étage, mais cela faisait longtemps qu’il n’avait plus donné signe de vie, alors, chaque jour, il se rendait au bas des escaliers pour lui envoyer un signal dont il attendait en vain le retour. Imperturbable, le grand panneau finissait par activer une alerte supplémentaire.

Tandis que le petit robot aspirateur passait devant la cuisine, l’imposant réfrigérateur-congélateur piailla, indigné. Il régnait en maître dans la pièce, toisant les autres équipements de sa place privilégiée et son cri strident était fait pour être entendu de loin. Malgré cela, cette fois encore, rien ne se produisit. Contrarié de n’être jamais écouté, il se renfrogna et adressa un ultime reproche laconique à l’univers, responsable d’avoir laissé les aliments se perdre. Il avait pourtant émis un avertissement en temps voulu, mais personne n’était intervenu. C’était toujours la même chose. Comment pouvait-on travailler dans ces conditions ? Il formula sa plainte au grand panneau qui soupira et activa un voyant supplémentaire avant de signaler la hausse de la température ambiante. Le climatiseur toussota, tâcha de s’enclencher, s’éteignit, toussota encore, puis fit une seconde tentative. Après un court instant, une petite poussière sortit de la ventilation qui se mit en route tant bien que mal. Un air frais un peu vicié commença à se diffuser dans la maison. Abandonnée sur un guéridon, une tablette crasseuse s’alluma, annonça qu’une mise à jour était nécessaire, hésita, puis déclara dans un message péremptoire qu’elle ne pouvait en définitive rien capter en l’absence de réseau. Pour finir, elle se mit en pause et son écran redevint noir.

Lassé de ces multiples incidents, le grand panneau de contrôle décida qu’il était temps de réagir et déclencha une brève alarme générale dans la magnifique maison. Plus rien ne fonctionnait comme il le fallait. De plus, l’une des fenêtres de l’étage était restée ouverte. Il ne lui était plus possible de gérer seul tous ces problèmes, une intervention extérieure était requise de manière urgente.

Placide, le petit robot aspirateur poursuivit sa route et se dirigea vers la véranda. Au milieu du salon, il buta encore contre l’obstacle qui bloquait le passage et, comme d’habitude, il finit par le contourner. Bientôt, ses batteries nécessitèrent une recharge. Il regagna sa base et s’y emboîta. À cet instant précis, dans le jardin, la piscine vibra puis l’un de ses côtés se disloqua avec un craquement sec. Un énorme fragment de béton et quelques grosses pierres roulèrent au fond, amortis par les éboulis qui s’y trouvaient déjà. Le calme revint et la mélodie emplit à nouveau l’espace. Le morceau précédent se termina et l’enceinte afficha « Haendel, Water music ». Fort à propos, l’arrosage automatique se déclencha, sans succès cependant, car l’eau était coupée ici aussi. Plus loin, la tondeuse autonome avait basculé dans un trou. En panne de batterie et dans l’incapacité de retourner à son chargeur, elle reposait désormais sous un amas de gravats. C’était sans importance, puisqu’il n’y avait plus d’herbe.

La rue n’était plus si proprette qu’autrefois. La saleté s’y accumulait, charriée par le vent qui, souvent, se levait avec violence et rugissait en érodant tout sur son passage. Sur l’asphalte crevassé, une planche à roulettes à demi ensevelie attendait en vain son propriétaire. Toutes les voitures étaient endommagées, même celle qui stationnait dans l’allée de la maison de rêve. Certaines avaient brûlé, d’autres étaient écrasées sous des blocs de béton tombés des immeubles en ruine, toutes étaient recouvertes de cette poussière abrasive qui les rongeait peu à peu. Quelques vélos gisaient également, épaves tordues au milieu des détritus. La marée était en train de monter, là où se situait jadis le parking de la zone commerciale. Des ossements de grands mammifères marins finissaient de se décomposer sur la plage que formait un ample tapis multicolore de déchets en plastique. Dans l’ancien fleuve asséché, le vent souleva un nouveau nuage de poussière. Un virevoltant mort passa.

Seule la belle maison automatisée semblait encore vivante pendant qu’autour d’elle les choses demeuraient silencieuses et immobiles. Un épais mur de béton, vestige du bâtiment voisin, la gardait à l’abri des éléments et la plongeait dans l’ombre aux heures les plus chaudes, la protégeant des fréquentes bourrasques et de la chaleur extrême. Cela ne durerait pas. Un jour, il s’effriterait lui aussi. À l’intérieur, le petit robot aspirateur, ses batteries rechargées, repartit vers sa besogne tandis que la musique continuait à se répandre dans le quartier par le mur fracassé du premier étage.

Le soleil était haut à présent. Quelques moignons d’arbres prirent feu. Il n’avait pas plu depuis plusieurs années, mais il ne restait plus ni flore ni faune qui en avait besoin. Ailleurs dans le monde, quelques gratte-ciel épargnés s’effondrèrent, les derniers ponts s’écroulèrent et le vent charria leur débris vers les marécages qu’étaient devenus les bords de mer lorsqu’ils avaient envahi les villes. Il n’existait plus aucun être vivant pour s’y intéresser.

Le petit robot continua, guilleret, à nettoyer la belle maison. Comme d’habitude, il heurta le squelette qui occupait le fauteuil du salon, face à la télévision, et l’empêchait chaque fois de passer. Enfin, ce jour-là, la carcasse se désagrégea, alors il s’activa avec enthousiasme, avala à la hâte les résidus et retourna vider son réservoir.

Il était presque midi. Le soleil disparut derrière le pan de mur qui protégeait la maison de rêve. La minicentrale d’énergie se mit en pause et lança son auto-diagnostic. Une nouvelle après-midi débuta, brûlante, sur une planète morte.

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