Prologue : Le risque en proie
J’ai essayé de comprendre : les circonstances, nos âges, nos ententes, nos rires et nos paroles, nos silences et nos secrets.
Maintenant, je sens la sonde s’enfoncer, se tordre, se disloquer, envoyer des décharges électriques. Comment en suis-je arrivée là ? Par quel choc, quelle collision ai-je commencé à parler ? Ce n’était pas un accident, pas un impact soudain qui laisse une trace uniforme, pleine et douloureuse. C’était un ultrason en profondeur, revenant sans cesse à la charge. J’ai cherché : j’ai regardé des photos, scruté chaque détail à la recherche d’un indice. Pendant longtemps, j’ai été à l’extérieur de ce brouillard. Dix-sept années plus tard, j'entreprends un travail d'enquête. J'ouvre un dossier sur mon ordinateur et à la manière d'un généalogiste familial je cherche un commencement : chercher des témoins. Chercher des responsables. Chercher la vérité. Chercher des coupables. J'aligne les preuves, je réunis les souvenirs. Au bout de quelques heures d’écriture, j'étouffe. Déjà. C'est pas pour moi, je n'arriverais jamais à écrire tout ça. En moi, je sens le ciel d’une journée menacée par l’orage. Des grondements sourds, nuages dispersés et gorgés d'eau. Le goût électrique d’une tempête qui n’éclate jamais. Une colère muette, prête à s'amenuir dans la nuit.
Le récit pourrait commencer là.
C'est un départ classique en vacances d'une famille aisée. Un couple et trois enfants. Deux frères, une petite sœur. La Dacia parcourra des kilomètres, allant de Nice jusqu'aux Pyrénées. À l’avant, la mère et le père.Lui au volant et elle, les jambes étendues sur le tableau de bord, dodeline sur l’appuie-tête. Ses cheveux courts et lavés le matin même sèchent. Les fenêtres sont grandes ouvertes, le vent s’impose à travers chaque recoin de la voiture. Elle est trouée par le vent. Il n’y a pas de musique, pas de parole, seulement un bruit assourdissant qui décourageait toute tentative de parler. À l’arrière, Émile est au centre. Il ne s'est pas battu pour aller sur les côtés. Il a un livre déchiqueté par ses soins. Des pages sont annotées, un livre de Schopenhauer « Le monde comme volonté et comme représentation ». Il a les jambes écarquillées sur les deux côtés, la petite sœur lui fait plus de place. Elle préfère certainement être écrasée près de la fenêtre qu’être à sa place. À sa droite Léo, le casque sur les oreilles : on devine ce qu’il écoute, Linkin park un groupe de hard rock. La petite sœur a ouvert sa fenêtre. Elle commence timidement à sortir sa main et la laisse se mouvoir par la force du vent qui exerce sa puissance contre la vitesse. Ils arriveront bientôt à la montagne, au camping. Il y a déjà les balles de foin, l’odeur de la terre humide. Déjà le soir décline, le froid imprègne les arbres, les feuilles dégagent leurs premières perles d'eau. Il ne reste plus que le mouvement de la voiture sur la route. Elle sort sa tête par la fenêtre et ses cheveux se dressent à l’arrière. Ses yeux se ferment et elle laisse cette odeur la contaminer. Elle imagine que la porte s’ouvre, « je vais m’envoler ou m’écraser sur le bitume, à ce moment une voiture me roulera dessus et ce sera la dernière sensation, la dernière odeur que j’aurais sentie.» Eux cinq, partis comme à l’aventure, comme si le soir ils allaient revenir différents. La petite sœur aime la voiture, elle aime ces aurores, elle aime être avec eux et rien qu’avec eux. Comme si le monde restait en arrière et qu'elle s'en détachait. C'est une guerrière. Elle va se dépasser, elle va affronter le risque.
Cinq heures du matin, la voix du père à travers la tente. Une voix timide, teintée d’un rire gêné d'extirper ses enfants du sommeil. Eux trois : Léo, Émile et la petite sœur emmitouflés dans leurs duvets. Elle était la première à se lever, la première à enfiler les affaires préparées la veille sous l’œil observateur de la mère. Une première paire de chaussettes. Une seconde, plus épaisse. Un sous-legging en soie, puis le coton, puis le pantalon Goretex pour le vent et l’eau. « On sait jamais, le temps change si vite en haute montagne ! » Le tee-shirt, le pull très fin prêté par le père, le gros pull, la veste coupe-vent. Toutes ces couches pour s’armer avant le combat. Un combat de plusieurs heures : le glacier puis viendra le sommet. Un nouveau départ en voiture, la nuit profonde. Le silence. Au parking, il fallait marcher. Un long périple qui excite la petite sœur. Elle entend dans la montagne les échos du silence qui se balancent d’une cime à une autre. Il y a dans ces hauteurs, le vent qui effleure les herbes hautes. Elles se coordonnent et s'enlacent, se touchent et dansent ensemble. Leur délicatesse s'incarne dans des mouvements gracieux et collectif. Elle entend au loin les éboulis, le craquement des feuilles, le pas rapide des animaux en proie. Le bruit cède sa place. Leur marche trouble l’ordre de la nature et installe un feu étouffé, un silence de coton. Un silence imposé, une main sur la bouche. Ils seront cinq à suer sous le soleil. Ils seront cinq à étaler la crème solaire sur leur chair à vif. Le souffle froid du vent mélangé à la sueur vient crépir la crème sur la peau. Indice cinquante, la petite sœur pense « Je n'ai rien à craindre, le soleil ne me brûlera pas. » C'est l'effort qui la consumera. Le claquement des dégaines contre ses jambes lui rappelle qu'il faudra bientôt s'encorder. Il faut sceller leur union, s'accrocher les uns aux autres. Le père à l'avant, la petite sœur le suit, puis Émile et Léo. La mère veille à l'arrière que la portée de canetons suit sans risquer une glissade fatidique. Si quelqu’un tombe, c’est toute la famille qui tombe. Elle a eu peur souvent, mais elle a suivi. Elle fait tout pour être la parfaite fille d'alpinistes. Désormais jeune femme, toujours à la poursuite du risque, elle le berce et le séduis. Quand il est inexistant, la jeune femme s'ennuie, rien ne lui a parut plus fort que le risque détourné par ses parents. Elle a trouvé niché dans le danger l'envie furieuse de vivre. Elle désirait retrouver en rentrant les tentes, la vaisselle sale, les miettes de pain sur la table. Une injonction. Elle rêvait de revenir au camping et à ce qui est resté stable, en sécurité.

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