10 — Ce que nous sommes devenus.

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Trois mois plus tard

Le soleil se couchait sur les toits de Paris, baignant la petite place du Marais d'une lumière dorée. Assise sur un banc, Antonia léchait avec application une glace à la vanille qui menaçait de couler le long du cornet. Ses jambes se balançaient joyeusement, ne touchant pas encore le sol. À côté d'elle, Ace observait le va-et-vient des passants, son visage pâle désormais plus détendu, presque serein.

— Pourquoi les pigeons s'approchent de moi maintenant ? demanda Ace, regardant avec curiosité un oiseau audacieux qui picotait à quelques centimètres de ses pieds.

Antonia sourit, une goutte de glace au coin des lèvres.

— Parce que tu n'effaces plus leur existence. Tu la contiens.

Ace considéra cette réponse avec une expression pensive. Ces trois mois avaient transformé sa relation au monde de façons qu'elle commençait à peine à comprendre. Le vide était toujours là, en elle — cette absence fondamentale qui définissait sa nature. Mais il avait trouvé un équilibre, une direction, un but.

Antonia lui tendit sa glace.

— Tu veux goûter ?

Ace hésita, puis prit délicatement le cornet. Avant leur rencontre, la nourriture n'avait jamais eu de goût pour elle — juste une nécessité occasionnelle pour maintenir ce corps qu'elle habitait. Maintenant, chaque saveur était une découverte. Elle lécha prudemment la glace, ses yeux s'élargissant légèrement à la sensation douce et sucrée.

— C'est... agréable, dit-elle, rendant le cornet à Antonia avec une expression presque émerveillée.

La petite fille reprit sa glace, observant Ace avec ces yeux trop vieux pour son visage enfantin.

— Tu apprends à recevoir, à apprécier, constata-t-elle simplement. Comme j'apprends à ne pas tout dévorer.

Un équilibre. Une symbiose que personne, pas même Maxime, n'avait cru possible.

Au soixante-dixième étage de Superna Corps, Maxime Montalban contemplait la ville depuis sa baie vitrée. L'empire qu'il avait bâti tenait toujours debout, mais les fondations avaient été ébranlées d'une façon qu'il n'aurait jamais imaginée.

— Les derniers rapports de surveillance, Monsieur, annonça Roxy en déposant un dossier sur son bureau.

Maxime se tourna vers elle, notant le changement subtil dans sa posture. Depuis les événements du Protocole Chrysalide, Roxy semblait... différente. Moins soumise. Plus centrée sur son essence propre.

— Localisation ? demanda-t-il simplement.

— Elles ont pris un appartement près du Canal Saint-Martin.

Roxy hésita, puis ajouta :

— Elles semblent... bien.

Maxime hocha la tête, réprimant l'impulsion de demander plus de détails. Il avait promis de leur donner de l'espace, de ne pas interférer. Pour l'instant.

— Et les jumelles ?

Le visage de Roxy se durcit légèrement.

— Toujours introuvables. Mais il y a des rumeurs...

— Quel genre de rumeurs ?

— Ava aurait ouvert un bureau à Londres. Quelque chose appelé 'Nexus Consultants'. Roxy fit une pause. Ils se spécialisent dans l'étude des 'potentiels humains inexploités'.

Maxime sentit un frisson glacé parcourir son échine. Les données volées. Le spectacle de la fusion entre Ace et Antonia. Entre les mains de l'Avarice et de l'Envie, ces connaissances devenaient une ressource dangereuse.

— Surveille-les de près, ordonna-t-il. Mais n'interviens pas. Pas encore.

Alors que Roxy quittait le bureau, Maxime retourna à sa contemplation de Paris. Pour la première fois depuis sa création, l'Orgueil faisait l'expérience du doute. Non pas un doute paralysant, mais un questionnement productif.

Peut-être que l'ordre parfait qu'il avait tant cherché à imposer n'était pas la seule forme d'équilibre possible.

Dans un bureau luxueux du quartier de Mayfair à Londres, Ava Karpel étudiait un écran d'ordinateur affichant des données complexes. Des graphiques, des équations, des modèles prédictifs — tous basés sur les informations volées à Superna Corps et sur les observations de la fusion entre Ace et Antonia.

— Le sujet 7 montre des résultats prometteurs, annonça Inès en entrant dans la pièce, un dossier à la main. La stimulation contrôlée de sa capacité d'absorption cognitive montre des parallèles avec les modèles de la Gourmandise.

Ava sourit, un sourire calculateur qui n'atteignait pas ses yeux.

— Et le protocole de vide partiel ?

— Moins concluant, admit Inès. Il semble que l'Absence ne puisse pas être... fabriquée.

Ava tapota pensivement son stylo contre ses lèvres parfaitement maquillées.

— Nous n'avons pas besoin de la recréer, murmura-t-elle. Seulement de comprendre ses mécanismes assez pour les exploiter.

Sur l'écran derrière elle, une série d'images montrait des sujets humains ordinaires subissant divers tests — des hommes et des femmes qui, sans le savoir, participaient à une tentative de reproduire artificiellement les capacités des concepts incarnés.

— Maxime ne reste jamais inactif longtemps, avertit Inès, regardant par la fenêtre comme si elle s'attendait à voir des agents de Superna Corps surgir à tout moment.

— Laisse-le venir, répondit Ava avec une confiance tranquille. Ce que nous avons découvert va au-delà de ses conceptions rigides. L'avenir n'appartient pas à l'ordre imposé, mais à ceux qui savent exploiter le chaos contrôlé.

Sur son bureau, parmi les dossiers et les rapports, trônait un petit objet incongru — une reproduction parfaite du masque Dogon, celui qui représentait l'équilibre entre vie et mort.

Irène s'arrêta devant la porte de l'appartement, son poing levé pour frapper. Elle hésita, un comportement inhabituel pour la Colère incarnée.

Finalement, elle frappa trois coups secs.

La porte s'ouvrit sur Antonia, dont le visage s'illumina instantanément.

— Irène !

Sans attendre d'invitation, la petite fille se jeta dans ses bras. Irène se raidit d'abord, puis l'enlaça maladroitement.

— Bonjour, petit cochon, murmura-t-elle, utilisant ce surnom affectueux qu'elle croyait avoir oublié.

Antonia la tira à l'intérieur de l'appartement. C'était un espace modeste mais lumineux, avec de grandes fenêtres donnant sur le canal. Des livres s'empilaient dans tous les coins, et des dessins d'enfant ornaient les murs — certains représentant des équations complexes, d'autres de simples scènes de la vie quotidienne.

Ace apparut dans l'embrasure de la cuisine, essuyant ses mains sur un torchon. Ses yeux cyan rencontrèrent ceux d'Irène, une reconnaissance silencieuse passant entre elles.

— Tu as finalement choisi, constata Ace doucement.

Irène hocha la tête, son regard se durcissant momentanément.

— Maxime reconstruit. Comme toujours. Mais cette fois…

Elle s'interrompit, cherchant ses mots.

— Cette fois, il manque quelque chose dans ses fondations.

— La certitude, compléta Ace.

— Oui.

Antonia observait cet échange avec une intensité caractéristique, absorbant chaque nuance, chaque sous-entendu.

— Tu restes pour dîner ? demanda-t-elle finalement, brisant la tension avec la simplicité d'un enfant.

Irène hésita, puis acquiesça.

— J'aimerais beaucoup.

Pendant qu'Antonia courait dans la cuisine pour aider Ace aux préparatifs, Irène resta dans le salon, observant les traces de leur nouvelle vie. Sur une étagère, à côté de manuels de physique quantique et de contes pour enfants, se trouvait une photo qu'elle n'avait jamais vue auparavant.

Ace et Antonia, assises sur un banc de parc, leurs silhouettes se découpant contre le soleil couchant. La grande et la petite. L'Absence et la Faim. Non pas fusionnées, mais connectées, chacune préservant son essence propre tout en complétant l'autre.

Pour la première fois depuis sa création, Irène sentit quelque chose d'étrange en elle. La Colère, toujours si prompte à s'enflammer, s'apaisait en présence de cet équilibre improbable.

Peut-être, songea-t-elle en rejoignant Ace et Antonia dans la cuisine, que chacun d'entre eux pourrait trouver une forme de complétude qu'ils n'avaient jamais cru possible.

Le soir tombait sur Paris lorsque Ace et Antonia s'installèrent sur leur petit balcon pour observer les étoiles. Irène était partie depuis longtemps, emportant avec elle un message pour Roxy et une promesse de revenir.

— Crois-tu qu'ils comprendront un jour ? demanda Antonia, blottie contre Ace dans la fraîcheur du soir.

— Qui ?

— Les autres. Maxime. Les jumelles. Tous ceux qui pensent que nous sommes juste des concepts, des forces.

Ace regarda le ciel étoilé, songeuse.

— Je ne sais pas, admit-elle finalement. L'Orgueil croit comprendre toutes choses. L'Envie veut ce qu'elle ne peut avoir. L'Avarice cherche à posséder ce qui ne peut être possédé.

— Et la Colère et la Luxure ?

— Elles... s'adaptent, je crois. À leur façon.

Antonia hocha la tête, satisfaite de cette réponse. Puis elle leva ses yeux fauves vers Ace.

— Et nous ? Que sommes-nous maintenant ? Toujours l'Absence et la Gourmandise ?

Ace contempla cette question, cherchant les mots justes. Depuis leur union dans les profondeurs de Superna Corps, quelque chose avait changé en elles — non pas une fusion qui effaçait leurs natures, mais une harmonie qui les transcendait.

— Nous sommes toujours ce que nous avons toujours été, répondit-elle finalement. Mais nous sommes aussi quelque chose de plus. Quelque chose qui n'a peut-être pas encore de nom.

Antonia sourit, satisfaite. Sa main trouva celle d'Ace, leurs doigts s'entrelacèrent avec une familiarité confortable.

— J'aime ça, dit-elle simplement. Ne pas avoir de nom. Être juste... nous.

Au-dessus d'elles, les étoiles brillaient dans la nuit parisienne, indifférentes aux machinations des concepts incarnés, aux ambitions de l'Orgueil ou aux calculs de l'Avarice. Dans leur lueur distante, Ace et Antonia trouvaient un reflet de ce qu'elles devenaient ensemble — une lumière nouvelle, née de la rencontre entre le vide et la faim, l'absence et le désir.

Une possibilité sans nom, mais infiniment précieuse.

Quelque chose qui, peut-être, avait toujours été destiné à exister.

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