Chapitre 3

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Dix minutes s’étaient écoulées depuis le départ d’Andrei. Je ressassais ce que je pouvais bien lui dire dans l’espoir de récupérer ma clé. En même temps, j’organisais mes affaires sur le bureau et les étagères, évitant avec soin que rien ne touche le béton humide des murs. Cet endroit avait un côté brutaliste*, pour ne pas dire carcéral.

La documentation que j’avais effectuée avant mon voyage précisait que la Dakhma avait été une centrale nucléaire laissée pour compte à la chute de l’URSS. Elle était munie d’une énorme cheminée de refroidissement désormais inutile, ce qui lui avait valu comme surnom “ la tour ”, bien qu’elle n’en était pas vraiment une. Sous ses pieds s’étendait un tentaculaire réseau de galeries destiné à l’extraction de matières premières du sol riche de la Sibérie. Aujourd’hui, le dédale était a priori condamné : un tunnel au moins servait à la desserte des trains. L’entre-deux de ces escaliers célestes et terrestres était un vaste bunker où se déroulait la majorité des opérations. Le tout était un concentré de béton armé doublé de roches épaisses.

Je soufflais du nez en enclenchant le robinet de la douche. Elle mit un interminable instant - montre en main - à chauffer mais elle était claire et inodore. Par rapport à l’état de ma cellule, c’était plutôt bon signe.

Le temps filait toujours. Je testais cette fois les infâmes ressorts grinçants du lit. Le compteur imaginaire dans mon esprit estimait que dans deux petits sauts, je traverserai le matelas. Avant que cela ne se produise, la porte s’ouvrit lentement sur un visage confus. Je m’arrêtais. Mes idioties sur le sommier m’avaient détourné des bruits dans le couloir.

Portant un uniforme identique à celui de mon guide disparu, il jeta un coup d'œil au plafonnier grésillant, puis au bureau en bazar. Lorsque son regard fatigué croisa le mien, ses yeux s’écarquillèrent de stupeur.

Je n’eus pas le temps de lui dire bonjour. Il tira la porte vers lui et détala comme un lapin. Je bondis du lit et me ruais sur l’accès, les mots “ attends ! “ et “ reviens ! “ en boucle sur les lèvres. Mon seul but était de faire connaissance ! Je ne savais rien des Sibériens, et rien de plus sur cet endroit. Pas question de sociabiliser en retard. Mon esprit me suggérait déjà de commencer le dialogue par une inquiétude - véridique - sur la localisation de Andrei.

Le jeune homme s’était réfugié dans la chambre d’en face. Sa porte se referma lourdement alors que je dépassai la mienne. Sa manivelle fit un tour complet. Il s’était barricadé à l’intérieur. Celui-ci ne répondit pas non plus à mes prières. Pas un bruit ne traversa la porte. J’avais beau coller une oreille attentive contre le métal qui puait la rouille, je n'entendis pas un raclement de chaise, ni un grincement de sommier ou un insignifiant soupir.

Les Sibériens étaient des gens décidément bien timides. Ou sourds.

Ainsi remis en alerte, mes sens perçurent un bruit sur ma gauche. Mes yeux se portèrent sur le couloir d’où nous venions, Andrei et moi. Je n’y aperçus que le ciment qui formait le coude. À mieux y voir, une étrange ombre était faiblement projetée sur le mur.

Je me serais bien réjouie de cette nouvelle présence. Les sons qui en émanaient n’avaient toutefois rien de celui des semelles de rangers. On aurait dit des cliquetis d’outils raclant le sol. Puis l’ombre s’effaça derrière une lueur rouge, qui s’intensifia autant que mon inquiétude. Les quelques détails isolés par mes sens ne correspondaient qu’à une seule créature, selon ma mémoire. Mon cœur rata un battement lorsque la chose dépassa le coude.

Un dogra.

La machine poursuivait son chemin sur ses quatre pattes. D’apparence canine, le dogra demeurait un soutien de taille pour les troupes d’IRIX. Avec sa taille de petit poney, il pouvait porter jusqu’à une tonne de charge et déployer des plaques de blindage le long de ses flancs afin de servir de barricade.

Que faisait ce spécimen ici ? Sa place se trouvait sur un champ de bataille, non dans le tunnel bétonné d’un centre de recherche. Vanika me l’avait assuré pendant mon voyage : il n’y avait aucun pôle en mécanique des drones et robots à la Dakhma. Par extension, aucun automate de ce type ne pouvait se promener là.

M’attendant à ce que le robot ne s’attarde pas sur ma présence, je m’engageais à le laisser continuer sans bouger de ma position. La machine alla jusqu’à se stopper net, entre ma chambre et moi.

La forme animale du dogra restait troublante. Il leva sa fausse tête vers moi comme pour m’observer, un comportement curieux puisque ses yeux figuraient sur son corps. Ses caméras étaient incrustées çà et là sur ses membres, son ventre, son dos, renvoyant telles des veilleuses un léger halo rouge autour de lui.

En regardant les films promotionnels, je m’étais toujours demandée pourquoi IRIX avait créé une caboche pour ces machines si leurs capteurs se trouvaient partout sauf à cet endroit précis. Le dogra en face de moi avait peut-être une effrayante réponse à cela : il disposait d’une gueule sans peau fermée sur deux rangées de crocs acérés. Fonctionnelles ou pas, ces mâchoires ? Telle était la question. Un dogra restait une arme. Il pouvait bondir sur des cibles ou foncer pour renverser quiconque se mettait en travers de son chemin. L’avoir en face de moi me fit comprendre qu’ils étaient d’horrifiantes machines sans visage.

Je regrettais d’être sortie de ma cellule. Le seul endroit où me protéger du robot était l’accès derrière ce dernier. Par ailleurs, je me demandais si le dogra ne recherchait pas quelqu’un d’autre, comme le garçon de tout à l’heure. Après tout, le regard inexistant de l’automate fixait aussi l’entrée après moi.

Il fallait que j’en aie le cœur net.

J’entamai une marche la plus naturelle possible, droit vers le chien. Sans mouvement brusque, j’amorçai le contournement de la bestiole qui jusque-là n'avait pas bougé d’un iota. Tandis que je m’approchais de son museau de métal, le robot passa en position de défense : il baissa la tête et bomba le dos. Sa gueule s’ouvrit d’un coup. Je me pétrifiai, le souffle court. Ce fut avec une grande tension que je fis un petit pas de plus. Le dogra claqua la mâchoire et je me jetai aussitôt en arrière.

Ma chambre restait inaccessible. Mes yeux alternèrent entre le robot et la porte du déserteur.

— S’il te plaît, implorai-je soudain. J’ai besoin d’aide, je crois que le dogra va m’attaquer !

Comme toute réponse, le plafonnier du couloir se mit à bourdonner. Néanmoins, le chien adopta une posture plus neutre, ses crocs se rejoignant.

— Il y a quelqu’un ? Au secours !

Sans réponse du type ni de Andrei, ni même de quiconque, mon instinct décida seul du protocole à suivre. Il pilota mes jambes de façon à partir à l’opposé du cabot complètement stoïque. Au bout du couloir en “T”, je devais choisir entre partir à droite ou à gauche.

— Hello ? tentai-je. 

Un léger écho me répondit. Le bourdonnement des lumières le fit également.

Le cliquetis résonna dans mes oreilles. Le dogra avait repris sa marche.

— À gauche ! me criai-je à moi-même.

Je filai au petit trot dans le tunnel, la respiration hachée pour écouter les déplacements du chien-robot. Une vingtaine de mètres se firent dans le noir complet. Je m’étais focalisée sur la lumière tout au bout sans prendre en compte l’obscurité de mon environnement. Seul le dogra m’importait.

Le choix de cette galerie s’était fait à l’aveuglette. Je maudissais mon instinct d’avoir pris cette direction quand je manquais de justesse une volée de marches. Je venais de déboucher sur une nouvelle pièce vaste, creusée à même la roche. Les murs, à la composition irrégulière, présentaient des fissures tantôt minimes, tantôt assez grandes pour qu’un homme s’y faufile facilement. Pavé de pierres lisses, le sol avait en son centre un trou dénué de la moindre barrière. Le puits, dont le diamètre devait être similaire à celui d’un fourgon, s’enfonçait dans un abîme sans fond. Les lampes faiblardes baignaient l’endroit d’une aura énigmatique.

Ce fut avec grand peine que j’en distinguais davantage. Le dogra me pressait. Je ne pus enregistrer les détails, seulement les issues. La seule que je dégotais se tenait au fond de la pièce : un escalier montant dont on ne voyait pas le bout. Mon instinct me devança encore : je m’y engageai précipitamment. À l’arrière, le robot fit le tour du gouffre.

Je ne savais pas combien de marches ou combien d’étages il me fallait grimper avant de tomber sur quelqu’un, en admettant que cela arrive. Je me contentais de passer les tournants, l’ouïe absorbée par le bruit du dogra qui montait à ma suite. Très vite, la force de mes jambes s'amenuisa. L’escalade me crevait et je n’avais aucune idée de ce qu’il me restait à parcourir. Était-ce une nouvelle tour que ma documentation avait occultée ?

La fatigue me laissa haletante sur un palier sans sortie, la langue presque pendante. Je pestais lorsque l’étage en dessous s’illumina de rouge. Les jambes douloureuses, je clopinai vers le sommet sans remarquer que là aussi, une lueur écarlate avait émergé.

Ce fut en relevant la tête que je vis le second dogra. Immobile sur le tournant, il me regarda m’affaisser de terreur sur les marches. Son compère arriva de l’autre côté.

J’étais cernée. Mon seul réflexe fut de me prostrer davantage contre la rambarde en béton. Aucune pensée ne me traversa l’esprit.

— Qu’est-ce que vous fichez là ?

La voix provenait d’en haut. J’osais une œillade craintive pendant que le premier chien passait devant moi sans me prêter attention. Il alla rejoindre son compagnon, mais aussi un homme, apparut subitement auprès d’eux.

Je me précipitai en trombe vers lui, soulagée du poids énorme de la frayeur qui venait de me quitter. Finalement, je n’allais peut-être pas mourir.

— Vous êtes la première personne que je rencontre, j’ai bien cru que…

— Vous deviez attendre dans votre chambre, il me semble.

C’était le ton le plus tranchant que je n'aie jamais entendu. Arrivée aux côtés de l’inconnu, l’angoisse me regagna à mesure que je l’analysais ; cet homme était gigantesque, mais d’une maigreur et d’une pâleur alarmantes. Je me demandais si “cadavérique” aurait été un terme à la hauteur de sa silhouette. C’était de cette façon que je me désignerais volontiers si mes yeux étaient aussi noirs, les joues si creuses que l’on pouvait les croire tranchées. Le gris de ses lèvres égalait presque celui du béton. Son souffle faible n’avait rien à envier à celui inexistant des dogras tant il était imperceptible. Le plus déroutant subsistait dans sa tenue : il portait des manches courtes sans se soucier du froid malgré sa corpulence famélique.

— Votre uniforme, puisque vous êtes là.

Son bras rachitique se tendit machinalement dans ma direction. Hébétée, je restais focalisée sur les chiens en retrait, incapable de saisir le paquet de vêtements. L’homme claqua plusieurs fois des doigts devant mes yeux en grognant.

— Réveillez-vous, bon sang. Et venez avec moi.

Il me colla la pile dans les bras et s’engagea dans la descente. Les dogras se mirent en mouvement dans son sillage. Mon esprit jugea sans tarder que j’étais sans doute en sécurité. Ce fut dans la confusion que je bredouillai :

— J’attendais que Andrei revienne… je suis sortie un instant…

— Je me fiche de vos excuses. Votre séjour ici commence mal.

L’agressivité de ce dernier mot me prit au ventre. L’homme pianota sur une tablette tirée d’une sacoche à son flanc. L’un des robots émit un drôle de son et les lueurs sur son corps varièrent leur intensité. Sur l’écran de son appareil figura une porte rouillée que je reconnus aussitôt.

— Le verrou s’est cassé juste après notre passage, à Andrei et moi.

Il ne semblait pas m’écouter.

— Vous avez envoyé le dogra vérifier ? C’était une simple reconnaissance ?

La résonance de nos pas emplissait le silence.

— Il n’en avait pas après moi ? Vous avez vu Andrei ? C’est lui qui vous a parlé de la por…

Nous arrivions dans la salle du puits lorsqu'une brève coupure électrique nous plongea dans les ténèbres. Je trébuchais en avant, rattrapée in extremis par la main de l’inconnu agrippée à mon épaule. La lumière revint. Le regard mauvais de l’homme s’était perdu dans les fissures qui tapissaient la pièce. Je crus le voir s’arrêter sur l’une d’elles en particulier quand il plissa les yeux. Quelques mots en russe lui échappèrent, puis il alla vers le tunnel.

— Excusez-moi, monsieur…

Je me fis plus insistante. Après tout, je ne savais pas à qui j’avais affaire. Seulement à un type dont les grandes jambes le rendaient trois fois plus rapide que moi.

— Qui êtes-vous, au juste ?

Il rangea sa tablette et rétorqua sèchement :

— On ne se présente pas quelque part sans s’être renseigné un minimum.

Il ne prit pas la peine de confronter mon regard.

— Je l’ai fait, monsi…

— C’est faux. Sinon, vous n’auriez pas posé cette question.

Nous sortîmes de la zone sans éclairage. Nous passâmes devant les chambres, en direction de la droite que j’avais abandonnée durant ma course. La porte de l’autre garçon était entrebâillée. Quel trouillard ! Je serrais les vêtements contre ma poitrine, soucieuse de ma prochaine demande. Compte tenu de l’attitude de l’individu, il valait mieux attendre. Peut-être les réponses viendraient-elles à un moment ou à un autre.

***

*brutaliste : issu du brutalisme, un style artistique et architectural essentiellement minimaliste, froid et qui utilise des matériaux “brut”, comme le béton.




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