Chapitre 5 - 2/3

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L’exclamation, aucunement destinée au reste du personnel, avait fait baisser le ton à ce dernier. Un homme d’une carrure inhabituelle s’était approché de la table, deux autres types à la stature similaire dans son sillage. Il tenait son plateau d’une seule main, l’autre dissimulée dans la poche d’une veste d’uniforme adaptée à la largeur de ses épaules.

Myria poussa un juron en baissant les yeux, le visage soudain empourpré. Sa gestuelle, devenue plus agitée, témoigna d’un état d’embarras lancinant. Elle zieuta mon plateau, et son pied frappa le sol. Elle attendait que je termine.

— IRIX met des muselières sur leurs cabots pour les pubs, continua l’homme alors qu’il s’asseyait à côté de moi.

L’un de ses compères se plaça à la droite de Myria et le dernier à sa gauche.

— C’est pour ne pas heurter les âmes sensibles, ajouta celui-ci en plantant ses yeux froids dans les miens.

Il avait un fort accent russe. Ses cheveux coupés courts avaient une intense couleur de rouille. Son teint pâle me rappela Andrei, mais son visage était bien plus solide que celui de mon guide.

L’autre homme près de Myria était peut-être asiatique. Sa peau était mate, plus sombre, ses yeux bridés, des cheveux de jais tout aussi courts mais implantés différemment sur son crâne. Un costaud également, dont l’aura dégageait une tempérance que les deux autres n’avaient pas.

Le rugissant était brun des yeux aux cheveux, un peu plus longs que les deux autres, halé. Il avait un regard vif, grand, surmonté de sourcils dont les poils partaient en tous sens. Le plus robuste des trois à l’évidence.

En fait, leurs têtes avaient des traits similaires, le plus flagrant étant la forme de leurs mâchoires. J’aurais mis ma main à couper qu’elles avaient la capacité de broyer des cailloux. Cependant, leurs ressemblances ne permettaient pas de les considérer tous les trois comme des frères, même s’ils avaient possiblement un parent en commun.

— N‘me dis pas que tu te renseignes à travers cette propagande de télé ? brigua le brun en se penchant vers moi. C’est comme ça qu’bossent les étudiants pour IRIX ?

Il ne se trouvait pas si proche de ma personne, mais son geste m'écrasa. Sa taille m’oppressait terriblement. Myria devait ressentir la même chose, c’était facilement lisible sur son visage.

— Excuse-moi, lui répondis-je simplement. Mais je ne te connais pas.

À bas la politesse. Il l’avait cherché.

L’homme se redressa, un léger rictus étira ses lèvres.

— Oh, c’est vrai… mais moi, je te connais déjà. Tu es l’Italienne qui est venue traîner dans nos pattes, pas vrai ? Va changer de tenue, tu veux ? Il y a un règlement, ici. C’est l’uniforme pour tout le monde. Ton irrespect de civile me fait honte.

Il but une gorgée de son verre d’eau en me détaillant du coin de l'œil. Le roux, lui, s’était rapproché d’une Myria cramoisie, dorénavant ratatinée sur elle-même.

— Mimi, il est pas rentré, ton chéri ?

— C’est pas mon chéri… étouffa-t-elle.

— Pas grave, on devrait en profiter pour…

— Shoy, y a des pommes de terre sautées, intervint le type à droite de l’assembleuse.

Le lourdaud se détourna aussitôt de Myria, étrangement obnubilé par son assiette. Les yeux grands ouverts, il rechercha les denrées mentionnées par de rapides grattements de doigts sur l’ensemble de son plateau, écartant les aliments sans vergogne. Ma guide porta un regard empli de reconnaissance envers l’autre, mais celui-ci accorda une plus grande importance à son propre plat.

Ceci dit, le contenu des trois nouveaux plateaux n’avait rien à voir avec les nôtres : la nourriture devait y être quatre fois supérieure en quantité et en qualité. D'appétissants morceaux de viande baignaient dans une sauce au délicat fumet, une généreuse portion de légumes divers disposés tout autour. Eux bénéficiaient de fromage et de plusieurs beaux fruits entiers comme desserts.

La situation me raidit la nuque. Être entourée de machos imbéciles venait de réveiller en moi une colère acérée. Je vis le brun ouvrir la bouche, prêt à émettre une nouvelle remarque narquoise.

— Vous m’avez l’air de fourrer votre nez partout, devançai-je. Si je vous dis que je m’appelle Naila, faites en sorte que tout le monde le sache. Ça vous évitera de me désigner par “l’Italienne”, dans cette base. C’est très irrespectueux.

Je me mordis la lèvre tout à coup. Myria venait de me donner un coup de pied à la jambe. Son expression devait signifier quelque chose comme “ tu n’aurais pas dû dire ça ! ”.

Mon ardeur avait cependant réduit au silence mon interlocuteur le plus proche le temps de quelques secondes. Le dénommé Shoy cherchait encore ses pommes de terre et celui restant mangeait comme s’il se trouvait le seul à table, totalement sourd à la brouille. Je vis une veine pulser dans le cou du brun, là où sa peau n’était pas dissimulée par ses vêtements. Il restait pourtant calme, non sans empêcher ses lèvres de s’étirer plus loin que précédemment. Elles en venaient presque à se tordre devant deux rangées de dents aux canines proéminentes.

— D’accord, on va revoir le début.

Il s’étira le dos. Une série de crac profonds s’en échappa.

— T’as déjà le blase de Bol’shoy Zver, déclara-t-il, un doigt mollement tendu vers le rouquin.

Shoy leva la tête à l’appel de son nom, accréditant son compagnon d’une œillade interrogatrice.

— Le tranquille à côté de Mimi, c’est Monkhiin Tsas. Garde seulement “Tsas”. Les occidentaux s’en sortent jamais, sinon.

Cette fois encore, Tsas ne réagit pas.

— Et moi, c’est Hüyük. Çatal Hüyük*. Allez Naila, l’étudiante en rien, tu retiens bien des pubs calomnieuses, fais l’effort de capter le nom des gens qui bossent.

— Pas la peine, rétorquai-je. Je ne vais pas encombrer ma mémoire pour des infos qui ne me serviront jamais.

Hüyük parut s’échauffer un peu plus, ses yeux devenus mauvais. Il tendit son immense main vers moi, prêt à m’empoigner.

— S’il faut que j’te secoue pour que tu comprennes que ta place est sous mes pieds, je vais le f…

L’improbable se produisit avant que sa menace ne se réalise. Les lumières du réfectoire se coupèrent toutes sans exception. La salle plongea dans le noir et les cris d’indignation s’élevèrent immédiatement. Shoy se crispa si fort sur le banc que je percevais ses mouvements à l’aveuglette. Hüyük s’était détourné de moi. Je le sentais aux aguets.

Siniy prizrak* ! s’écrièrent à l’unisson les deux hommes.

Tsas, toujours indifférent à ce qu’il se passait, maugréa toutefois :

— Le vieux fou va encore nous faire des siennes…

Les plafonniers crépitèrent en discontinu. Je ne pus les regarder bien longtemps : Myria m’avait gratifiée d’un nouveau coup au tibia. Dans les flashs, je la vis me demander discrètement de partir d’ici au plus vite. Mon assiette disposait encore d’un demi-hachis et d’une compote intacte. Je choisis de la suivre sans demander mon reste. Nos plateaux à la main, Myria se hâta de me montrer où les laisser lorsqu’un homme se leva de son banc, au beau milieu de la cantine. La distance ne me permettait de voir que sa blouse blanche et son allure un peu courbée. L’homme s’éclaircit distinctement la voix et le silence se fit, les craquements lumineux laissant leur place à des ampoules tout à fait fonctionnelles.

Il parlait en russe. Je ne reconnus aucun des mots qu’il employait, si ce ne fut le nom de la Dakhma à plusieurs reprises. Il y avait le terme que les deux idiots ont utilisé, j’en étais persuadée. À vrai dire, j’avais du mal à me concentrer sur son discours tant Myria encadrait mes gestes. Sa précipitation devait demeurer à son paroxysme, car jamais je n’ai rencontré de personne aussi pressée de quitter un endroit.

— Et, à l’attention de nos collègues anglophones…

L’homme avait basculé dans un anglais d’une fluidité impeccable.

— Rappelez-vous simplement que la Dakhma a une âme, elle aussi. Ce sont des moments comme celui-là qui doivent nous le remémorer, afin que nous n’offensions pas son esprit. Gardez en tête de rester humble, et de respecter les murs qui vous abritent.

Il salua son auditoire puis se rassit dans un tonnerre d’applaudissements. L’ovation n’avait rien d’authentique, cependant : c’était comme si la cantine entière se forçait à soutenir le speech. Même si l’homme avait teinté son allocution des intentions les plus nobles, personne dans la pièce ne le soutenait vraiment.

***

* "Çatal Hüyük" se pronnonce "tchatal houyouk". C'est le nom de l'une des premières civilisations du monde, située en Anatolie Centrale, en Turquie.

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