Chapitre 6

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Myria n’aurait pas eu besoin de signifier le retour de ma sœur : ses cris, mêlés à ceux du directeur, rebondissaient dans chaque coin du carrefour. Le personnel passant par là ne pouvait s’empêcher de jeter un regard curieux vers eux, puis de s’en détourner à la hâte. L'altercation était telle que s’en fut trop pour le russe que s’efforçait de parler Vanika ; elle bascula en anglais et ses cris redoublèrent d’intensité.

— Ses conditions de détention sont dignes d’un lycée ! Vous osez le laisser se promener ainsi !

Carceris se pinça l’arrête du nez, comme quelqu’un exaspéré par la situation ou fatigué de se répéter. Le soupir qu’il laissa s’échapper était atrocement rauque et puissant.

— Pour la dernière fois, articula-t-il, en anglais également. Le croyez-vous sincèrement capable de s’enfuir de sa cellule dans un état pareil, avec les deux équipés qui le gardent ? Un seul coup de point à la tête lui brisera les cervicales.

— Vous devez lui mettre une chaîne au pied ! Non, deux, même !

— Cette décision ne regarde que vous, bon sang !

Vanika tira sur la bretelle de son sac qu’elle ouvrit en moins de deux. Elle extirpa une feuille elle-même tirée d’une pochette. Le papier fut collé dans la main de monsieur Catenae sans le moindre mot – qui aurait été inutile. Le directeur lu l’écrit tout aussi vite, puis l’écrasa en une petite boulette d’un vif resserrement des doigts.

Absurdnyy* !

Carceris jeta le déchet au sol avant de tourner les talons. Sans les voir, je jurai que ses yeux orageux fourmillaient d’éclairs. Il gagna un couloir – celui où se trouvait ma chambre peut-être – quand je retins mon souffle : les lueurs rougeâtres d’un dogra l’attendaient dans l’obscurité. Elles emportèrent la silhouette du directeur dans les ténèbres, et ce ne fut qu’à ce moment-là que le calme se fit vraiment sentir.

Vanika secoua la tête. L’italien qu’elle grommela en disait long sur son humeur. Les insultes qu’elle proféra en vinrent à me glacer le sang. Myria et Andrei ne devaient pas les comprendre puisqu’ils restèrent de marbre devant un tel torrent d’invectives.

Ma sœur nous vit. Elle arrangea sa posture, les plis de son uniforme et les quelques mèches échappées de sa tresse par des gestes frénétiques. Marcher jusqu’à nous parut la calmer un peu, même si son teint restait sanguin et ses yeux mauvais. Ce fut ce dernier élément qui incita mes compagnons à reculer d’un pas. Sa respiration hachée indiquait qu’elle forçait son corps à ramener son sang-froid.

— Myria… commença-t-elle avec calme. Tu as mon plateau ?

L’assembleuse afficha soudain une mine déconfite, les jambes raides. Andrei revint timidement dans le rang, présentant un sachet que je n’avais pas remarqué à son retour. Vanika s’empara du paquet par un mouvement saccadé. Un faible “ merci “ se faufila entre ses lèvres sans qu’elle ne soutienne les prunelles du jeune homme. Andrei se servit de ce moment pour détourner les restes de la dispute.

— Myria, je t’ai vue partir sans son repas, vous aviez l’air pressée, avec l’Italienne.

— Je sais, je n’y ai plus pensé… des Béhémoths sont venus nous embrouiller…

— Des idiots, complétai-je. Ils voulaient se rendre intéressants. Et, Andrei, je m’appelle Naila.

J’avais prononcé cette dernière phrase dans la plus grande asthénie. Personne parmi les Sibériens ne tenait donc à faire des efforts là-dessus… à moins qu’il ne faille trois années de services rendus ici pour en posséder la rétribution, comme Myria.

Vanika ne tint pas à en savoir davantage et balaya notre petite conversation d’un revers de la main.

— Je suis crevée. Demain, mon train part très tôt.

Nous hochâmes nos têtes de concert. L’ordre officieux de ma soeur se trouva être “ regagnez vos quartiers et dormez bien “ car Andrei quitta le cercle le premier, saluant avec respect sa supérieure et nous accréditant l’assembleuse et moi d’un rapide privet*. Myria le suivit après un “ bonne nuit, Capitaine “. Elle marchait déjà de son pas vif lorsqu’elle se retourna afin de me lancer qu’elle viendrait me chercher demain, manquant de rentrer dans un groupe de personnes qui lui passait devant.

Vanika et moi ne restèrent pas bien longtemps en plan dans le croisement. Elle s’en alla vers un tunnel, rassurée que je la suive sans avoir besoin de me le demander. L'agitation avait pratiquement quitté son esprit. Celui-ci demeurait dorénavant très affaibli.

— J’ai cru comprendre que l’autre porte est hors d’usage, me dit-elle. SI j’avais pu, je t’aurais mise ailleurs.

— Tu dors dans l’une des chambres là-bas ?

— Dans la tienne, oui. Espérons qu’elle n’est pas trop insalubre. Cette zone est à l’abandon mais bon, c’est tout ce qu’il reste comme place.

Mon peu d’expérience dans cet endroit ne se fit pas prier pour répondre.

— J’ai croisé un garçon, tout-à-l’heure. Il dort dans la chambre d’en face.

— Vraiment ?

— Il m’a l’air très timide.

Vanika ne trouva rien à enchaîner à cela. Elle se contenta de traverser le tunnel silencieux jusqu’à la jonction en “T”. Son seul brin de causette se porta sur mon impression de la cantine et pouvait se résumer par “ comment c’était ? – Pas terrible. Des plats salés. Comme les gens. – Ah “.

Elle se dirigea vers les rangées de porte. Je m’arrêtais. Du coin de l'œil, une fissure dans le mur me parut trouble. Je tournais la tête. Son étroitesse ne permettait pas à grand chose de se glisser dedans. Je crus y voir un rat. Alors que je m’en détournai, une silhouette se tenait au fond du couloir. Elle avait gravi la volée de marches qui conduisait à cet étrange puits abyssal avant de s’arrêter. Peut-être me scrutait-elle comme je le faisais. Sa forme n’avait rien de suspect, sauf quand elle recula : des reflets bleutés la colorèrent à la lumière des ampoules.

…mais la fatigue la voyait sans doute à ma place.

— C’est laquelle ?

La voix de Vanika me rappela à la réalité.

— Quatrième porte à gauche, lançai-je.

J’avais un doute. Ma sœur s’engouffra dans la pièce. Puisqu’elle n’en sortait pas, ce fut que mes affaires se trouvaient bien là-dedans.

Une oeillade vers le puits me laissa confuse. Plus personne ne s’y trouvait. Un frisson m’entraîna vers la chambre, l’oreille néanmoins ouverte aux bruits qui pouvaient traverser la quatrième porte à droite, fermée. Rien. Après tout, l’autre dormait certainement.

J’entrais dans ma chambre et referma précautionneusement derrière moi dans l’espoir d’en atténuer les crissements. Un affreux grincement s’évada du roulement de la manivelle alors que je la manipulais. Résultat, je laissais le verrouillage incomplet, songeant qu’il pouvait se casser, celui-là aussi.

Vanika était déjà en train de manger sur le bureau. Tout le sel du monde n’aurait pu la détourner de ces infâmes plats tant elle semblait affamée.

— Eh, m’interpella-t-elle. Quand tu pars, ferme la porte derrière toi. Même si personne n’est censé venir là, tu aurais pu te faire voler ton ordi.

Elle désigna de sa fourchette l’appareil qu’elle avait posé sur le lit. J’eu un temps de latence en contemplant le bidule portable qui n’était absolument pas à moi. Dessus reposait un objet que je reconnu immédiatement.

— Et ta clé USB, aussi, completa ma sœur tandis qu’elle prit une gorgée d’eau.

Pas de doute. Il s’agissait bien de mon dispositif. Je l’inspectai minutieusement entre mes doigts, effleurant les aspérités du plastique protecteur comme pour m’apaiser. L’éreintement de Vanika était tel que sa mémoire lui avait occulté que j’étais partie sans ordinateur, elle qui avait pourtant fait le récapitulatif de mon sac. Il y avait même le chargeur !

La découverte d’un post-it à l’intérieur me poussa à contrôler la chose avec beaucoup de souci : son écran, son clavier, son aspect… je l’estimais neuf, bien que créé par une marque qui m’était inconnue – une étiquette à l’arrière comportait quelques sinogrammes. Je regardai le post-it et le relu encore une fois : rien à signaler. Un smiley souriant complétait la note.

— Andrei a fait vite, pour une fois, déclara Vanika en reposant son bol de compote vide. D’habitude, il lui faut des jours pour inspecter un ordi.

— Pas aujourd’hui, apparemment… dis-je distraitement.

— Il s’améliore, c’est une bonne chose.

Elle s’était dirigée vers son sac pour en sortir un amas de plastique. Dans un bruissement d’air, la boule se déploya en quelques secondes. La matière s’étira jusqu’à ce que Vanika dispose d’un matelas où s’allonger, ce qu’elle fit après s’être épongé le visage d’un coup de lingette. Je lui pris le paquet histoire de faire de même. Aucune de nous n’avait la force de prendre une douche, encore moins d’attendre que l’eau ne se décide à chauffer. Le brossage des dents fut expéditif – je constatai à cet instant que l’absence de lavabo en handicapait le rinçage, mais la douche se montra utile pour ce point. Ma sœur ne retira que ses chaussures et sa veste avant de s’emmitoufler dans son sac de couchage. Là aussi, je l’imitai après avoir éteint la lumière, préférant mon duvet à la couverture tâchée approuvée par Andrei.

— Vanika ?

— Huuum ?

Une minute dans le noir et la voilà déjà à demi endormie. Combien de temps avait-elle bien pu passer à se prendre le bec avec le directeur ? Sans parler du voyage plus tôt...

— Hugo, c’est un détenu ?

Je crus qu’elle ferait la sourde oreille. Toutefois, elle répondit mollement :

— Oui. Il est très dangereux. Bonne nuit.

Le sommeil s’assura que l’on ne prononce plus aucun mot jusqu’au lendemain.

***

*absurdnyy : “absurde” en russe

*privet : “salut” en russe

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