Buissons prophète du comptoir et sherif toxicomane.

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Le ciel du Havre s’était couvert d’un gris métallique, lourd comme une gueule de bois. Dans les ruelles, les scooters gémissaient par à- coups, les chiens aboyaient derrière leurs grillages, et les conversations matinales s’échappaient des cafés comme des bouffées de vapeur. Le quartier n’était jamais vraiment silencieux : il vivait dans un désordre permanent, à la frontière du grotesque et du tragique.

C’est dans cette cacophonie que Kahboune, mon “meilleur ami” autoproclamé, réapparut. Soixante-trois ans au compteur, plus de bouteilles que de souvenirs, et toujours cette allure de sage fatigué qui prétend dispenser la vérité. Je l’avais connu dix-sept ans plus tôt, déjà imbibé, déjà abîmé. À l’époque, je l’évitais. Mais une fois installé dans ce quartier, impossible de lui échapper.

Il s’invitait chez moi, se posait dans mon salon comme un prophète, le regard vitreux mais la parole assurée :

• Tu sais, mon frère, la foi, c’est comme le vin. Elle doit vieillir pour devenir pure.

• Et toi, elle a vieilli dans quelle cave ? lui rétorquai-je. Il éclata de rire, puis se servit un verre qu’il appela « mon eau bénite ».

Le plus surprenant, ce n’était pas son alcoolisme chronique, mais sa posture d’imam improvisé. À l’écouter, il avait la science des anges et la sagesse des prophètes. En vérité, il partageait avec Monsieur Chemmam une hypocrisie commune : l’un planqué derrière la farine des pizzas et de Médecin , l’autre derrière ses propos extrémistes et

ses bouteilles vides. Tous deux vendaient la foi comme on vend des cigarettes à la sauvette.

Sa vie était une suite de déboires, au sens propre comme au figuré. Plus de femme depuis 1998, des séjours en prison, et une légende de quartier plus vraie que nature : il avait laissé son appartement à des cambrioleurs qui entreposaient du matériel volé, quand il était en manque d’alcool et d’argent. Résultat : eux, plusieurs milliers d’euros… lui, cinquante balles et un an de taule. Même dans la magouille, Kahboune avait le chic de se faire pigeonner.

Je l’avais hébergé, dépanné, prêté de l’argent. Mais Kahboune n’avait pas d’ami, seulement des proies. Et le jour où j’ai exigé mon dû, il est allé au commissariat déposer une main courante contre moi , mensonges, et trahison. La policière après avoir visualiser mes preuves, elle-même m’avait prévenu : Cet homme n’est pas votre ami, il vous a vendu pour un fond de bouteille.

Un soir, autour d’un café devant le Carrefour City, j’en parlai avec Monsieur Leroy. Le vieux mécano, toujours lucide derrière ses airs bonhommes, tira sur sa cigarette avant de lancer :

• Kahboune ? T’as cru qu’il était ton pote ? Moi, je l’ai vu des dizaines de fois raconter la vie des autres au bar, comme on lit le journal du matin. Il balance, il invente, il déforme. Et crois- moi, il n’est pas le seul.

• Ah bon ? dis-je.

• Ici, on a les “top toxiques”. Des balances professionnelles, nourries à la haine et à la jalousie.

Et là, il lâcha un nom qui me brûlait déjà les lèvres : Habib. Habib, le grand propriétaire de pacotille, qui vivait dans un studio minuscule qu’il croyait son “pavillon monégasque”. Habib qui roulait en Clio 1 déglinguée mais se vantait d’avoir la vie d’un

ministre. Habib, surtout, qui passait ses soirées à sniffer de la cocaïne de bas étage et à avaler des pilules de contrebande algériennes qu’il appelait fièrement “Madame Courage”.

Monsieur Leroy pouffa :

• Je l’ai vu derrière les buissons, près du parking. Il chuchotait aux flics en civil comme s’il leur vendait des secrets d’État. Sauf que ses infos, c’était du vent, de la rancune. Mais ça

suffisait pour qu’il se sente important.

Maxime, le gamin du quartier, qui traînait toujours ses oreilles où il ne fallait pas, ajouta innocemment :

• Moi je l’ai vu, Habib. Quand les flics le contrôlent, ça dure longtemps, toujours au même coin sombre. On dirait qu’ils prennent le thé avec lui.

Le vieux Leroy éclata de rire :

• Tu vois ? Même les gosses pigent le manège.

Mais Habib, vexé de mon silence, devint de plus en plus agressif. Au bar, il me lançait des piques, me provoquait devant tout le monde.

J’évitais le conflit, jusqu’au jour où il poussa trop loin : insultes, humiliations publiques, menaces. Je restai calme, mais en moi grondait une colère sourde.

Le lendemain, le piège se referma. Alors que je fumais du CBD avec quatre gars qui tiraient sur du vrai shit, une équipe de civils débarqua. Contrôle surprise. Quatre fumaient illégalement, mais c’est moi qu’ils mirent à l’écart. Moi seul.

• J’ai le ticket de caisse à la maison, leur dis-je. Je peux le chercher ?

• Non, vous restez là.

Un contrôle absurde, arbitraire, qui se répéta quelques semaines plus tard. Même scénario, même injustice. Je n’avais plus de doute : Habib avait joué les indics jaloux.

Le soir, du haut de mon immeuble, je contemplai le quartier. Les pavillons, les HLM, les scooters, les voitures qui disparaissaient dans les ruelles comme des lucioles bruyantes. Le ciel, encore gris, s’ouvrait sur des lueurs orangées. J’avais la gorge serrée. Entre les rires d’enfants, les aboiements de chiens et le grondement des moteurs, je voyais les visages défiler : Kahboune, Leroy, Habib, Maxime. Des traîtres, des sages, des gamins, des menteurs. Un théâtre immense où chacun jouait son rôle, parfois minable, parfois héroïque.

Et moi, spectateur désabusé, je me demandais : est-ce que la beauté d’un quartier réside dans ses fleurs ou dans ses fissures ? Est-ce que la loyauté existe encore, ou n’est-elle qu’un parfum éphémère perdu dans les vapeurs d’alcool et de cannabis ?

Le Havre s’assombrissait, mais je continuais à l’aimer. Parce qu’il me ressemblait : cabossé, contradictoire, cruel et magnifique. Mon quartier, mon havre.

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