La force du réseau

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Il lisait son livre à la lueur de la petite lanterne, assis sur un duvet à côté du sien, coudes sur les genoux. Il s’interrompit pour s’occuper d’elle. Ils discutèrent pendant qu’elle mangeait.

— On est reparti ?

— Oui. Tu es parmi les derniers alités. Les motos dans un truck, quelques-uns répartis dans les camions, les plus vaillants dans un bus, et c’est parti. Pour une fois, c’est nous les passagers. C’est que nos compagnons soigneurs ont bossé, tout ce temps, et déjà avant d’arriver, avec l’aide de nos derniers hôtes. C’est fou ce que ça va vite aujourd’hui. Il fallait savoir à quoi nous avions affaire, quel était le danger potentiel de notre ennemi microscopique. Cette recherche a été la priorité de tous. Quasi tout le réseau s’est allié à la tâche, les informations fusant, s’échangeant sans limite, dans une saine émulation inter-discipline.

— C’est sûr ! Quand le seul profit est la sauvegarde de la vie… Et ce n’est pas la première fois que nous avons ce genre de crise à gérer.

— Non, mais la première où cela nous arrive en chemin… On restera à proximité, en attente d’une ultime confirmation de l’absence de risque de contamination avant notre entrée au village. On se serait rapproché, de toute manière, meilleur pour notre moral.

— Et toi, tu as élu domicile ici, ma parole.

— On se sent bien, ici, je trouve…

— Quand j’y pense, c’est quand même fort. Encore une fois, les virus n’ont pas voulu de moi. Ce n’est pourtant pas la première fois que nous faisons face à une épidémie. Et pourtant, rien. Jamais.

— Ils sont en toi, mais tu ne les as pas laissés t’envahir.

— Comment tu sais ça, toi ? Et le secret médical ?

— Réservé aux membres de la famille… Et j’ai eu les mêmes résultats.

— Mais oui, toi aussi, comme par hasard ! Les héros ne sont jamais malades, c’est ça ?

Ils éclatèrent en même temps.

Sensation de puits sans fond, de chute sans fin, le cœur affolé. La reprise de conscience se révéla difficile, accompagnée de son épaule se rappelant à elle. Il était au-dessus d’elle, l’air inquiet. Sa main cherchait, ses doigts frôlèrent son front, repoussèrent ses cheveux en vrac, puis cherchèrent encore, jusque dans son cou.

— Chut… Tu vas bien ?

— Quoi… ronchonna-t-elle, encore dans la brume du sommeil. Bien sûr que je vais bien…

— De te voir recroquevillée sur toi-même et remuer en râlant, j’ai cru que… Les cauchemars sont revenus, c’est ça ?

— Quels cauchemars ?

— Quels cauchemars ? Ne me mens pas. J’ai vu ce qui a failli t’arriver une nouvelle fois. L’autre jour aussi, avec Mathilde, cela aurait pu se reproduire.

Il serra les poings.

Tout cela a réveillé de mauvais souvenirs…

— Je vois… Tu n’es pas le seul à avoir pensé cela. À cet instant, je n’y avais même pas songé. Pas vraiment. J’ai juste conscience désormais que… J’ai beau avoir cela, continua-t-elle en arborant la structure de métal de sa main valide, cela ne protège pas de tout. Mais j’ai plus craint pour ma vie. Ma mort, c’était leur objectif premier. Et je ne devais pas mourir, je ne pouvais pas. Il n’y avait pas que ma vie en jeu. Il fallait que je revienne, à tout prix.

Elle avait toujours pensé qu’il ne fallait pas s’attacher, à qui que ce soi. Elle avait fui Mahdi en lui reprochant de devenir sa faiblesse. Les êtres qui vous sont chers sont un point d’attaque idéal pour votre ennemi, une cible pour vous atteindre. Mais elle s’était trahie elle-même. Avec le temps, avec les épreuves, ce qu’elle avait vécu, les coups durs comme leur bienveillance et leur amitié, ces gestes d’affection dont ils la couvaient, dont elle n’avait pas l’habitude, qui pendant longtemps l’avaient toujours gênée, dérangée, ne sachant qu’en faire, ne comprenant pas, oui, toutes ces années, cela laisse des traces, cela vous transforme, vous modèle, vous change, parfois en bien. Sans qu’elle s’en rende compte, ils l’étaient tous devenus, sa faiblesse.

— Mahdi, calme-toi. Les derniers jours ont été difficiles pour tout le monde. J’ai juste mal… un peu.

Elle remua, grimaça.

Silence.

Caresses d’excuses.

— Excuse-moi, je rappelle à toi une histoire bien sombre.

— Tout va bien, maintenant. En partie grâce à toi ! Ne nie pas, je le sais, continua-t-elle lorsqu’il fit l’étonné. Pendant un temps, je l’avoue, je n’avais plus envie qu’un homme m’approche et me touche, mais tu vois, je suis guérie. Comment te le prouver plus clairement ?

Silence.

— Cesse de te ronger les sangs. Je suis ton arme, ne l’oublie pas, ajouta-t-elle plus doucement. Juste un peu détraquée, mais tout à fait utilisable…

Sa paume resta encore sur sa joue, juste cela, finit par la quitter, se posa sur son épaule blessée, la pressa légèrement. La douleur en rappelait une plus ancienne, un temps où son corps s’habituait à ses nouveaux attributs. Mais la chaleur de cette main, capable de passer à travers les bandages et l’armature, sembla bénéfique. Elle en soupira d’aise. Ses yeux se fermèrent, ne voulurent plus s’ouvrirent.

— Tu sais, on ne verra même pas les cicatrices. Elles seront cachées au milieu des armatures, tenta-t-elle de le dérider.

Silence.

— Et un petit massage, ça te tente ? lui proposa-t-il. Cela te soulagerait.

— Comme au bon vieux temps ? Pourquoi pas. Tu as ta crème magique ?

— Non. Cela fait un moment que tu n’en as plus eu besoin.

Il l’aida à se redresser, à repousser ses vêtements, retira les oreillers, la positionna. Les mains de Mahdi explorèrent, testèrent, puis passèrent à l’action, principalement au niveau du cou, de sa nuque et de sa tête. Elle savait que cela lui ferait du bien. Toujours, avec lui. Ses gestes semblèrent pourtant plus lents que dans ses souvenirs. Elle ferma les yeux, se laissa aller, lâcha prise, complètement. Elle partit, s’envola, légère.

À son retour, elle se retrouva la tête bien campée sur son oreiller, bien emmitouflée sous sa couverture et le châle en protection supplémentaire. Elle perçut sa présence allongée à côté de la sienne, très près.

— Tu es encore là ? Je vais bien, tu peux me laisser.

— Je ne veux pas te laisser seule.

— Je ne suis pas seule. Je suis au milieu de vous tous, avec vous tous.

— Cela ne te fait pas vide sans elle ?

Elle voyait de qui il parlait.

— C’est normal qu’elle reste avec Marc. Qu’elle profite de sa présence. Je suis heureuse pour elle. Il était temps qu’elle arrête de me consacrer tout son temps et qu’elle se trouve un compagnon de vie, comme elle le souhaitait…

Il avait de nouveau cette tristesse particulière tapie dans son regard. Cette fois-ci, elle osa.

— Mais, c’est peut-être toi qui ne veux pas être tout seul ! Mahdi… Toi aussi, tu sacrifies ta vie. Je ne me souviens pas avoir revu le petit Élie au village. Depuis quand n’as-tu pas vu tes enfants ?

— Trop longtemps. Surtout pour eux.

Et tu es là à prendre soin de moi ? Bon sang !

— C’est cette vie qui veut ça, qui décide pour nous. Ce sont ces temps troublés qui nous empêchent de choisir notre destin. Ne te reproche rien. Sans tout cela, tu serais sûrement resté avec eux. Va les voir. Ne le peux-tu pas ?

— Je ne sais pas…

— Essaie. Cela te fera du bien, autant qu’à eux. Et nous aussi, quoi que tu en dises, nous avons besoin de toi. Personne ne veut te perdre. Et qui m’a tanné toutes ces années pour que j’apprenne à lâcher du lest de temps à autre ? Il devrait suivre ces propres conseils, celui-là. Sinon, comment tenir aussi longtemps ?

— Je vois. Toujours le dernier mot !

Échange complice, bon enfant.

Silence.

— Dors avec moi, Je te l’autorise, lui proposa-t-elle, appuyant le sérieux de son offre en soulevant la couverture. Tu en as besoin autant que moi, toi aussi…

— Tu es sûre de toi ?

— J’ai toujours eu confiance en toi.

C’est en moi que je n’avais pas confiance. Peut-être est-ce moi que je veux tester.

— Alors si c’est juste pour dormir, pas de problème. De toute manière, je suis trop éreinté pour qu’il se passe quoi que ce soi. Et toi aussi, tu es encore épuisée.

À la manière dont il avait énoncé cela, elle avait ri, mais tout doucement. Il n’avait pas tort, au fond. L’effort constant de ces derniers jours et ses blessures l’avaient sérieusement affaiblie. Il se glissa sous la couverture, la prit contre lui, portant attention à son épaule, replia son bras autour de son cou, l’entoura. Elle se pelotonna, enfouit son museau dans l’angle de son coude, apprécia d’autant plus la peau de son bras nus. Son odeur… Elle était si bien…

Dommage… se dit-elle.

Elle ne se sentit pas partir.

Le jour se trahissait à travers les parois du camion, premiers trilles et pépiements des petits passereaux annonçant le matin. Ils ne roulaient plus, elle ignorait depuis quand, n’y avait absolument pas fait attention.

Il était déjà levé, remarqua qu’elle aussi avait repris conscience. Il agissait comme si de rien était. Pourtant, elle croyait se rappeler, quelque part dans la nuit, un gémissement, puis un autre, puis une secousse. Mahdi remuant dans son dos, essoufflé, peinant à réprimer une autre exclamation malheureuse. Il était revenu contre elle, la rapprochant encore de lui, la collant contre lui, s’accrochant à elle, comme s’il avait craint qu’elle ne disparaisse. N’avait-il pas chuchoté “Je ne peux rien faire, rien empêcher… Me pardonneras-tu ?”

Avait-elle rêvé ? Ou niait-il ses propres cauchemars ?

Il s’éloigna, prit quelque chose dans ses affaires, revint. Il le lui remit autour du cou.

— Il te manquait quelque chose.

— C’est vrai que je me sens nue sans lui.

Elle joua du bout des doigts avec le pendentif au dragon.

Il cala sa tête sur l’oreiller qu’il avait pris le temps de regonfler. Il la recouvrit, l’encastra bien dans la couverture, ne laissant apparaître que sa tête.

— Tu es bien ?

— Oui.

Silence.

— Tu sais, demain, je pars, et j’ignore quand nos routes se recroiseront. Je suis demandé ailleurs.

— Je ne te demande pas où.

— … Non, pas la peine.

Plusieurs options possibles. Elle espérait la famille, ou n’importe quoi d’autre plutôt qu’une certaine armée vêtue de noir comme argument. Après tout, c’était elle qui ne décrochait pas de ce sujet, malgré les années, au point d’en devenir paranoïaque par moment. Mais au cas où, elle lui fit une proposition, ou plutôt un rappel.

— N’hésite pas à nous appeler, dès que tu en auras besoin. Mes compagnons et moi, nous serons là.

— J’y compte bien.

— Sois prudent.

— Mmh… Toi aussi.

Apaisée, les paupières déjà closes, ses lèvres sur son front, sur sa tempe, puis plus rien.

— Tu dors encore ? Ça va ? Tu as de la fièvre ?

Yahel testait son front. Tara sortit le nez de sous la couverture.

— Non. Je vais bien… très bien.

— J’ai vu Mahdi sortir de là, tout à l’heure. Il nous avait prévenu hier qu’il s’occupait de toi, car tu n’avais pas encore trop la forme. Comme tu ne suivais pas ce matin, je me suis inquiétée.

— Rassure-toi, je suis juste encore un peu fatiguée… Et toi ?

Yahel arbora un sourire irrésistible, illuminant son visage d’une telle intensité ! Un magnifique contraste avec les jours précédents.

— Ouais, ça va. Ça va vachement bien !

Tara soupçonnait qu’une autre médecine avait bien aidé son amie à se remettre aussi vite. Un remède appelé Marc.

Le sérieux revint.

— Bref, tu n’as pas répondu. Tu sais où il est ? Je ne le trouve pas.

— Il est parti. Tu n’as pas entendu le camion ?

— Oui, il y en a un qui est parti en avant. Nous avons déjà tant tardé pour ramener ceux qui nous ont quitté… Il était dedans ?

— Sûrement… Nos missions se séparent. Nous devrons faire sans lui.

Et lui sans nous.

— Toi, je sens que tu veux rester encore un peu.

Tara confirma.

— Là, faut que je l’avoue, c’est de la pure flegme !

— Alors je les préviens juste, qu’on s’organise, et je reviens… Tara qui fait une grasse matinée, ils vont halluciner !

Plus tard, une odeur de café lui fit penser qu’elle rêvait. Mais une surprise l’attendait. D’abord Yahel, allongée à côté d’elle, quasi front contre front, et derrière, sur le sofa, Mathilde lisant son livre à son tour, la tête d’Erwan endormie sur son épaule. Puis Simon et Marc, discutant tout bas devant les écrans en sirotant leur boisson parfumée. Ils s’étaient invités, s’estimant, à juste titre, plus tranquille que dans le bus.

Oui, une bonne surprise.

Ce n’est que deux ans plus tard qu’il refit appel à son unité.

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