Répression

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Écrit en écoutant notamment : Dica – Casting Black Holes

Moscou, 9 mars 2026

Il était presque onze heures du soir lorsqu’Aleksander quitta enfin son bureau du dix-septième étage de la tour Naberejnaïa. Le froid était toujours mordant, et une fine couche de neige couvrait encore les larges avenues de la Moskva City, le quartier d’affaires de la capitale russe. Seuls quelques hommes en costume, éclairés de manière intermittente par les phares de rares voitures filant entre les buildings, brisaient cet environnement sombre et immobile.

Il rejoignit sa station de métro habituelle, faisant abstraction des quelques sans-abris alcoolisés qui avaient pris leurs quartiers dans les couloirs, avant de s’installer, épuisé, dans la rame quasi-déserte. Il fallait absolument boucler ce dossier pour la fin de la semaine ; de fait, il devrait sacrifier une large partie du week-end pour les « affaires courantes ». Ayant eu la chance d’être embauché à seulement vingt-six ans dans ce fond d’investissement privé reconnu dans la capitale, il devait faire ses preuves et ne se plaignait pas des horaires de travail éreintants. Fils unique d’une famille aisée, il avait étudié avec enthousiasme la finance pendant plusieurs années à l’université de Saint-Pétersbourg, avant de se spécialiser dans le secteur de l’investissement, et de trouver son premier emploi. Il avait par conséquent déménagé, et louait désormais un appartement élégant que lui permettait son salaire dans le centre-ville moscovite.

Malgré la fatigue accumulée en diverses analyses financières concernant le projet sur lequel s’orientait son équipe, il ressentit une envie irrépressible d’aller s’amuser. Comme à son habitude, il quitta alors le confort de son appartement, la décoration soignée et les douces lumières tamisées pour prendre la direction de la banlieue de la ville. Les immenses constructions en béton des complexes industriels, que la nuit noire rendait encore plus démesurés et inhospitaliers, ne l’effrayaient pourtant pas. Ce dédale de nuances sombres était synonyme d’une liberté précaire, mais bien réelle.

Il arriva enfin à destination, et après plusieurs contrôles, fut autorisé à descendre dans les sous-sols du bâtiment à la façade éventrée. Le dernier bar gay officiel de la capitale, lui, avait définitivement fermé il y a maintenant quatre mois. Selon les médias locaux, le gérant de l’établissement avait été retrouvé mort chez lui, un revolver à la main… Quelques jours plus tard, une enquête avait conclu à la fermeture pour « raisons administratives » du site.

Aleksander était impatient de retrouver Dimitri, qui venait également tous les vendredis soirs dans ce nouveau lieu à l’abri des regards. Il descendit les marches nues de l’escalier en colimaçon qui menait à la salle principale, et ferma les yeux de bonheur en ressentant l’intensité croissante des basses qui se propageaient dans le mur. Le fait de savoir que cela constituait déjà une infraction le fit sourire ; en effet, la musique techno, classée comme « culture occidentale », était officiellement interdite dans le depuis le Décret 2024-497 du 28 novembre 2024 visant à la « conservation des traditions » du pays.

Après sa défaite lors de la guerre de 2022, l’ancien président avait été assassiné en février 2023, et son pouvoir renversé par une coalition d’oligarques associés à des agents dissidents du FSB. Son successeur, Karanov, avait rapidement sombré vers une forme de pouvoir tout aussi autoritaire et défiante sur le plan international. Aleksander, comme la plupart de ses collègues étudiants à cette époque, avait espéré un renouveau de la politique russe, mais ne put que constater les dégâts au fur et à mesure des mois et des années. Le déclin des maigres droits LGBT fut lui rapide, conduisant courant 2025 à la re-pénalisation de l’homosexualité.

Il chassa ces pensées déprimantes avant de pousser une porte rouillée qui fit fuir un gros rat dans son grincement, puis alla saluer successivement Vassili, le barman, et Mikhaïl, qui œuvrait avec passion derrière ses platines de fabrication russe, les célèbres Pioneer étant absolument introuvables du fait des divers embargos sur les produits étrangers.

— Cette nuit, je fais surtout de la techno française, j’espère que ça te plaira, dit-il à Aleksander. Et ne dit-on pas que la France est un pays romantique ?

Aleksander sourit largement à son ami ; malgré ses tatouages sombres, ses quelques piercings et son bonnet noir qui ne le quittait jamais, Mikhaïl lui était profondément sympathique.

Il se mit en quête de Dimitri, qui arrivait généralement avant lui, mais après avoir traversé le dancefloor dans tous les sens, ayant bousculé par inadvertance quelques jeunes amants qui s’embrassaient férocement, il se retrouva à nouveau face au bar, contrit.

— Aleksander, je te mets un whisky comme d’habitude ? Profites-en, car j’ai de plus en plus de mal à m’en fournir.

— Très bien. Sais-tu où est Dimitri ?

Vassili prit un regard sombre et poussa lentement le verre vers son client :

— Je ne l’ai pas vu de la semaine ; j’espère qu’il ne lui est rien arrivé…

Aleksander sirota sa boisson en restant accolé au bar, inquiet pour son ami. Cependant, ce n’était pas une raison pour passer une mauvaise soirée ; il avait besoin de relâcher une importante tension, et cela allait vraisemblablement passer par une bonne séance de sexe, peu importe le partenaire.

Le barman, qui connaissait bien les attitudes de son client, lui souffla :

— Regarde vers le fond de la salle… C’est un nouveau, il s’appelle Misha, je crois. Il devrait te plaire, non ?

Aleksander, très intéressé par ce jeune homme qui devait avoir trois ou quatre ans de moins que lui, remercia Vassili et alla à la rencontre de l’éphèbe, qui semblait un peu perdu dans cet environnement industriel balayé de spots multicolores. Ce serait certainement facile de le draguer, car il était d’un naturel toujours très avenant. Et en effet, quelques mots suffirent à le faire sourire, avant qu’une certaine connivence se fît sentir.

***

Lundi matin, Aleksander arriva au travail en repensant toujours à cette fameuse nuit avec Misha. Ils avaient très peu parlé de leur vie respective, mais la tenue et les manières de Misha traduisaient également son appartenance à une classe sociale aisée. Son corps svelte, qui se cambrait avec un charme indécent ; les quelques gouttes de sueur qui tombaient sur ses épaules dessinées ; les poils clairs qui couraient entre ses abdos ; tout cela revenait par flashs successifs dans la tête d’Aleksander. Ils s’étaient déjà promis de se revoir, même lieu, même heure, la semaine suivante.

Comme tous les jours depuis un moment, Aleksander grimaça devant les affiches de la campagne de « préservation du modèle familial traditionnel », qui tapissaient les allées des couloirs et des cabines d’ascenseur, en montrant les homosexuels comme des personnes nuisibles à la société. Tout cela n’allait clairement pas en s’arrangeant.

En fin de matinée, son supérieur le convoqua, apparemment pour discuter des projets en cours. Il était un peu stressé, car on ne savait jamais réellement à quoi s’attendre avec cet individu. L’homme, qui avait la quarantaine, mais déjà une chevelure bien dégarnie, le fit entrer dans son bureau.

— M. Aleksander Nikichine, comment allez vous ?

— Très bien.

— Je l’admets, vous avez réalisé un travail très convenable ces derniers temps, dit-il en regardant toujours l’écran de son ordinateur.

— Merci beaucoup, Monsieur.

— C’est pourquoi j’ai décidé de vous nommer responsable de projet sur le nouveau dossier Gazprom. Acceptez-vous la mission ?

— Euh… oui, je pense en être capable.

— Mmh, la fougue de la jeunesse… Voici une copie du dossier préliminaire, prenez le temps d’y réfléchir quelques jours, et revenez vers moi avant la fin de la semaine.

— D’accord.

Son supérieur changea soudainement de ton :

— Et comment va Elena ?

— Elle… va très bien aussi !

Aleksander avait été plus ou moins forcé de s’inventer une petite amie deux semaines plus tôt lors d’une soirée avec son équipe de travail ; sa meilleure amie avait gracieusement accepté d’endosser ce rôle. Avec son chef qui avait tendance à revenir trop régulièrement sur le sujet, ce serait une bonne idée d’annoncer leur rupture fictive d’ici peu.

***

Le soir venu, il rentra fier de lui, se déshabilla et se mit sous la douche. Son esprit s’évada à nouveau vers les souvenirs de lui et Misha : comment tiendrait-il encore jusqu’à la fin de la semaine sans le revoir ? Alors qu’il se rhabillait après un long moment de détente, on frappa vigoureusement à la porte de l’appartement.

Aleksander, qui n’attendait pourtant personne, enfila rapidement un t-shirt tandis que les coups redoublaient. Il ouvrit sans se méfier outre-mesure, se retrouvant face à deux agents menaçants en uniforme, matraque à la main.

— M. Nikichine, veuillez nous suivre.

Il n’eut pas le temps de répondre que les deux hommes le saisirent par les bras, dévalant ensuite l’escalier alors qu’Aleksander faisait son possible pour ne pas trébucher. Le choc passé, une fois assis dans le fourgon de police, il se mit à paniquer en se rendant compte que l’infraction qui lui valait son arrestation ne pouvait être autre que son homosexualité. Comment l’avaient-ils découvert ? Et pourquoi lui ? Il pensa immédiatement à Misha, nouveau dans leur bar secret, qui aurait pu être une taupe, mais se refusa tout aussi vite à croire à cette hypothèse dérangeante. Il espérait avoir plus d’explications au commissariat, mais redoutait la peine qu’il encourait et surtout l’impact que cela aurait sur sa carrière. Jusqu’ici, il n’avait jamais entendu parler de sanctions particulièrement importantes, mais il était complètement perdu si l’affaire s’ébruitait. On le poussa violemment dans une cellule engrillagée en attendant de s’occuper de lui. Il osait à peine relever la tête, tant les trois hommes assis autour de lui sur la banquette en béton semblaient hostiles et brutaux.

Heureusement, on vint le chercher rapidement pour le traîner jusque dans une salle d’interrogatoire éclairée par une lumière blanche éblouissante. Les menottes, qu’il pensait réservées aux criminels dangereux, lui esquintaient déjà les poignets. Aleksander apprit rapidement qu’il était à ce jour fortement soupçonné d’entretenir des relations avec des hommes, contraires à la loi du pays. Il ne savait même pas s’il était nécessaire de se défendre, car si une enquête était menée, ils finiraient bien par confirmer leurs soupçons d’une manière ou d’un autre.

Un jeune employé de police remplaça le plus vieux pour recueillir les renseignements classiques sur Aleksander. Ce dernier se crispa au vu de l’hypocrisie de ces gens, qui en savaient sûrement déjà bien assez sur lui. Le jeune policier surprit pourtant largement Aleksander :

— Je ne pense vraiment pas avoir le droit de le faire, mais je peux vous expliquer comment vous vous êtes retrouvés ici, contre une petite rétribution financière, si vous voyez ce que je veux dire… Nos salaires ici sont misérables.

— Ah bon ? Allez-y, je n’ai pas grand-chose à perdre…

— De ce que je sais, votre entreprise a lancé un programme visant à s’assurer que ses employés sont de respectables citoyens de la Fédération de Russie. En particulier, ils utilisent un outil récemment développé par nos services, dont « nous » espérons faire plus large usage à l’avenir. Le principe est simple : nos clients doivent d’abord transmettre un certain nombre de photos et films d’une personne, dans diverses situations, sous divers angles... Des algorithmes d'intelligence artificielle sont ensuite capables, en fonction de la qualité des données disponibles, d’évaluer avec un taux de réussite excellent son orientation sexuelle. Apparemment, le programme est déjà redoutablement efficace !

Il fut interrompu dans son discours par son chef qui revenait, mais cela était déjà largement suffisant pour provoquer des sueurs froides à Aleksander. Il réfléchissait déjà la manière dont il pourrait quitter le pays plus tard, toutes les difficultés que cela impliquerait. Il repensa à Mikhaïl, et sa passion pour la musique française ; oui, la France semblait être un pays accueillant. En attendant la poursuite de l’interrogatoire, il se mit à rêver.

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