Un père en colère

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Toulouse, quartier des Izards

La fin de la matinée avait été compliquée pour Ahmed Mansouri. Après avoir répondu aux premières questions des policiers, il avait obtenu qu’ils lui laissent le temps de remballer son étal. Les services municipaux étaient intraitables sur l’occupation du domaine public, passée l’heure de fin du marché. Privé de son véhicule toujours aux mains des techniciens de la police, il avait dû répartir ses marchandises invendues et son matériel de vente auprès de collègues compatissants. Il lui avait ensuite fallu se faire raccompagner à son domicile à Lespinasse pour y prendre sa voiture personnelle et aller annoncer à Aboubaker le drame qui venait de se dérouler. Il craignait la réaction de son cousin dont il connaissait les violents accès de colère. Sa femme lui proposa de l’accompagner, mais il préféra y aller seul.

« C’est une affaire d’hommes, avait-il déclaré. Toi, va consoler Fatima si tu peux.

— Tu ne vas pas chez lui ?

— Non, Abou m’a demandé de le rejoindre à son bureau. »

Ahmed gara sa vénérable Peugeot devant l’entrepôt où des camions en provenance d’Espagne et de Tanger déchargeaient des palettes entières de fruits et légumes. Le commerce des primeurs ne connaissait pas les week-ends et le MIN voisin attendait les marchandises à répartir dès le lendemain matin. Il monta les marches vers l’étage des bureaux où un homme le scruta attentivement avant de le laisser passer. Aboubaker Belkacem avait aménagé son espace personnel comme un véritable salon berbère. Des tapis couvraient le sol et une partie des murs. Un angle était occupé par des sièges recouverts de coussins aux couleurs vives, entourant une table basse sur laquelle reposait en permanence un plateau garni de verres décorés et de l’incontournable théière en argent vieilli. Seul l’espace de travail cédait à la modernité occidentale avec un ordinateur dernier cri au grand écran et plusieurs portables en charge.

Deux hommes étaient déjà présents lorsqu’Ahmed entra dans la pièce.

« Je veux savoir quel est le salaud qui a fait ça ! Qui a osé s’en prendre à ma famille ? explosa Belkacem.

— Je n’en ai aucune idée, bredouilla Ahmed. Personne ne savait que Khaled devait être avec moi ce matin, en dehors de Djamila et Momo.

— Comment a-t-il été tué ? Je veux savoir ! s'emporta Belkacem.

— Je… je ne suis pas rentré dans le camion, bredouilla son cousin. J’ai juste vu le corps depuis la porte arrière. Il y avait énormément de sang. Je crois qu’il a été tué au couteau.

— Je tuerai de mes mains ce fils de chien, si Dieu le veut, conclut Aboubaker.

— Je suis désolé, j’aimais Khaled comme le fils que je n’ai pas eu, mais je n’ai rien pu faire.

— Ça suffit, retourne à ton commerce, je vais m’occuper de ça ! »

Lorsque son cousin eut quitté la pièce, Belkacem s’adressa à ses deux lieutenants.

« On ne peut pas rester sans rien faire. Il faut réagir. Trouvez-moi d’où vient ce coup bas dans les plus brefs délais et alors nous frapperons, et fort.

— Comment veux-tu que nous procédions ? demanda Kamel, l’un des deux hommes.

— Déployez tous nos hommes en ville, dans les bars, les rues à putes et les points de deal. Il y aura forcément quelqu’un qui va bavarder, se vanter. Celui qui a fait ça n’a pas agi au hasard. C’est moi qui suis visé.

— Ça peut faire beaucoup de monde, reprit Kamel. Il y a les Serbes, les Chinois, les Marseillais…

— Tu oublies les Russes, compléta Rachid, l’autre nervi.

— Cherchez de tous les côtés. Moi, de mon côté, je contacterai Samira Saada dès demain. Elle est du pays, elle acceptera de me voir.

— Tu vas parler aux flics ? s’exclama Rachid étonné.

— Pourquoi pas, je suis le père de la victime, j’ai le droit d’avoir des informations.

— Comme tu veux Abou, s'excusa Rachid, c’est toi le patron.

— Allez, ne restez pas là. Dites à Meriem de m’apporter du thé et qu’on me laisse un moment seul. »

Les deux hommes sortis, Belkacem s’affala sur le sofa en attendant le thé. Le père au fond de lui était accablé par la perte de son plus jeune fils, celui qu’il aurait aimé voir faire des études et devenir médecin ou avocat, mais l’homme d’affaires ne devait pas montrer ses faiblesses et garder le contrôle inflexible de ses troupes. Une jeune femme élégamment vêtue à l’occidentale frappa légèrement avant d’entrer et de déposer une nouvelle théière sur le plateau.

« Monsieur Belkacem, j’ai appris pour votre fils. Tous les employés et moi-même, nous voulons vous adresser nos condoléances. Vous savez que vous pourrez toujours compter sur chacun de nous.

— Merci Meriem, c’est bon de se sentir épaulé. Je crois que je n’aurai plus besoin de vous cet après-midi, je souhaite rester seul.

— Vous êtes certain ? je peux rester à côté si vous voulez.

— Non, rentrez chez vous et allez retrouver votre petit garçon.

— Merci Monsieur. À demain. »

La secrétaire sortit en emportant la théière vide. Belkacem se servit un verre de thé chaud qu’il but lentement, à petite gorgées. Il était arrivé en France à l’âge de dix ans, accompagnant son père, supplétif de l’armée française, et le reste de sa famille qui fuyait le nouveau régime algérien et les représailles du FLN. Ils avaient vécu dans les premiers temps parqués dans un village de la Montagne Noire avant que son père ne trouve du travail dans les exploitations agricoles de la région de Montauban. Le jeune Abou avait grandi parmi les fruits et légumes, mais n’avait pas souhaité travailler la terre. Il avait très tôt préféré le commerce, débutant par les marchés de plein vent avant de se spécialiser dans le négoce de gros. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre que les camions de primeurs qui traversaient l’Espagne depuis le Maroc et l’Algérie pouvaient aussi transporter quelques marchandises complémentaires en plus des oranges et des tomates.

Abou avait su cloisonner les deux activités, donnant un véritable essor au commerce des primeurs, garantissant ainsi une couverture parfaitement légale à ses revenus visibles, conservant un train de vie relativement modeste, cohérent avec les profits dégagés par l’entreprise. Aux yeux du plus grand nombre, Aboubaker Belkacem était un honnête négociant en primeurs opérant sur le Marché d’Intérêt National. Pour quelques initiés, il était aussi le chef d’un réseau particulièrement diffus de revendeurs de diverses drogues opérant au Mirail, aux Izards et dans divers quartiers du centre-ville, mais également dans tous les campus de l’Académie de Toulouse. Rachid et Kamel étaient les principaux relais de cette organisation nébuleuse qui générait des revenus conséquents, pour la plus grande part réinvestis au Maghreb, sous forme d’investissements immobiliers. Cette vie bien organisée venait brutalement d'être bouleversée. Abou ne savait pas encore d’où était venue l’attaque, mais il était déterminé à riposter dès qu’il aurait identifié l’agresseur.

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