Chapitre 3 : Le Royaume de Rankir (1ère partie)

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Deux cavaliers chevauchent dans la nuit tombante. Enveloppés dans de grands manteaux, ils guident aisément leurs montures, sur un chemin caillouteux, le long d'une haute falaise. Ils avancent l'un derrière l'autre, le chemin étant trop étroit pour leur permettre de chevaucher côte à côte et, de ce fait, ils n'ont pas échangé un mot depuis plusieurs heures.

L'homme le plus âgé est passé le premier. Il connaît le chemin, il est venu ici quelques années plus tôt. Il sait qu'il faut plus d'une journée de chevauchée pour en parvenir au bout. Il avait prévenu son compagnon que cette partie du voyage serait sans doute monotone. Il espère juste qu'ils ne feront pas de mauvaises rencontres, car vivent sur les hauteurs quelques montagnards revêches et misérables qui s'en prennent parfois aux voyageurs isolés. Ils ont de quoi négocier leur passage, mais, s'il le faut, ils feront usage de leurs armes, même s'il répugne à cela.

Son compagnon, plus jeune au point de pouvoir être son fils, est un peu plus grand que lui, mais tout aussi large d'épaules et bâti solidement comme le laissent deviner ses jambes musclées et ses bras qui tiennent fermement les rênes. Bien que le paysage qui défile devant ses yeux depuis la fin de matinée ne présente guère de variété, il reste attentif et vigilant, comme en témoigne son regard qui se porte fréquemment sur les hauteurs de la falaise, comme vers l'avant et le tournant suivant.

C'est seulement lorsque la première étoile s'allume dans le ciel encore pâle, au-dessus de leurs têtes, que celui qui vient en premier décide de s'arrêter. Une source jaillit dans un recoin du rocher et après être descendus de leurs montures, ils commencent par les abreuver.

- Nous n'allumerons pas de feu, Owen, pour ne pas nous faire remarquer.

- Devons-nous craindre quelque chose des animaux de la nuit ?

- Pas vraiment. Mais nous nous reposerons à tour de rôle. Mangeons un peu pour commencer.

Owen s'empresse de débarrasser les chevaux d'un sac dans lequel ils ont conservé de la nourriture. Avec l'eau de la source, cela leur fait un repas tout à fait acceptable. Il se dit qu'il a mangé moins bien parfois, au cours de ses années d'apprentissage, et même lorsqu'il s'est retrouvé, l'hiver il y a deux ans, coincé durant des semaines parmi les Traminiens, une des peuplades Gronfalls, dans une de leurs grottes profondes. Là, il avait survécu en mangeant des racines et des petits animaux étranges. S'il n'y avait pas eu Siwu, il serait sans doute mort.

Puis ils s'installent tranquillement, un peu à l'écart des chevaux.

- Nous partirons avant l'aube, demain, Owen.

- Combien de journées faut-il encore pour arriver jusqu'à Rankir ?

- Trois jours, une fois sortis du défilé. En chevauchant lentement. Mais nous pourrons nous permettre, par endroits, d'aller un peu plus vite qu'au pas. Cependant, je ne veux pas arriver en ayant fatigué les chevaux. Ni nous-mêmes. Notre mission est d'importance et nous devons apparaître sous un bon jour.

- Tu as déjà rencontré la reine, n'est-ce pas ?

- Oui. Avec Akama. Nous étions présents pour son couronnement. C'était... il y a cinq ans. Puisque son père était encore vivant lors de la dernière réunion des Régnants.

Owen garde le silence. Il est le premier à aller dormir. Olaf le réveillera dans quelques heures, pour assurer la veille. Ils se relayeront ainsi deux fois. Ils en ont l'habitude, du moins quand ils ne peuvent trouver d'abri en chemin. Accueillir pour la nuit un Gardien des Origines est un honneur, une obligation, mais aussi pour certains esprits superstitieux, comme un signe de la chance.

L'aube pointe à peine quand il réveille Olaf. Ils déjeunent, puis rangent leurs quelques affaires et remontent en selle. En milieu de matinée, ils devraient sortir du défilé. Ils n'ont pas été inquiétés de la nuit, mais Olaf devine que les montagnards sont au courant de leur présence.

Si l'un et l'autre se montrent tout aussi attentifs que la veille, Owen se laisse par moments aller à quelques pensées. La réunion des Régnants est un moment important qui rythme la vie des hommes et des peuples. Elle a lieu tous les six ans, à chaque fois dans un endroit différent. Cette fois, elle va se dérouler en terre de Petimont. Olaf et lui-même ont été mandatés par le Grand Maître pour escorter la reine de Rankir, reine du peuple triple, jusqu'à Petimont. Chaque autre régnant invité est également escorté par des Gardiens des Origines. Le Grand Maître assistera à la réunion. Cette dernière permet de régler des différends qui pourraient voir le jour entre les peuples, d'échanger des savoirs, des biens. C'est un grand moment de fête aussi, durant lequel des amis peuvent se retrouver.

C'est la première fois qu'il va y assister. En tant que disciple, il n'avait pas le droit d'y participer jusqu'alors. Il était encore en plein apprentissage, avec Adena, lorsque la dernière s'était déroulée, sur les bords de la Petite Mer Salée.

La matinée est à peine entamée qu'ils quittent enfin le défilé. Owen n'est pas mécontent d'en sortir et de voir le paysage s'ouvrir devant eux. Durant un moment, ils suivent encore le lit de la rivière, ne pouvant d'ailleurs pas chevaucher sur ses rives. Petit à petit, les pentes deviennent plus douces et enfin, ils peuvent remonter sur la terre ferme. Devant eux se dévoile un paysage de collines boisées.

- Nous suivrons la rivière jusqu'à ce soir. Nous la quitterons demain matin, dit Olaf. Puis nous traverserons la fin des Terres Hautes, pour arriver enfin dans la vallée qui mène à la Cité. Elle est construite en bordure d'une grande forêt, le royaume des Aériens, et de l'océan, où vivent les Delphiniens. C'est l'union de ces trois peuples - avec les Humains de Rankir - qui forme vraiment cette entité.

- Pourquoi ces trois peuples se sont-ils regroupés en un seul ? Quels sont les points communs, les liens entre eux ?

- La nécessité les a poussés à s'allier, il y a fort longtemps. Car séparés, ils étaient faibles. Unis, ils forment un peuple à nul autre pareil sur notre terre. Ils sont ainsi la preuve que la paix apporte la prospérité. C'est un royaume riche que celui de Rankir. Les famines y sont rares, même lorsque les saisons sont mauvaises. Il y a toujours moyen de trouver de la nourriture chez les uns ou les autres.

- Il y a une grande coopération entre eux, alors ?

- En effet.

- Ce peuple a-t-il bénéficié de l'enseignement des Gardiens pour se montrer aussi sage ?

- Ils ont reçu notre aide, très tôt. Ils ont été aussi parmi les premiers à l'accepter. C'est à partir du royaume de Rankir que s'est développée l'Entente des Régnants, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Avec le concours des nôtres. Mais cela remonte loin dans le temps, déjà.

- L'Entente est-elle solide ?

- Elle perdure. Contre vents et marées. Elle a parfois aussi été mise en danger, mais pour l'heure, la paix règne et nous devons continuer d'y veiller.

Owen hoche la tête. Ils sont là pour cela. Il a été formé pour cela.

**

Quand il voit, deux jours plus tard, se dessiner les murs de la ville de Rankir, il comprend mieux ce qu'Olaf a voulu lui dire en parlant de prospérité. Les bâtiments sont beaux, mais sans luxe ostentatoire. La richesse qui en émane n'est pas issue de pierres rares, ni de métaux précieux, mais se révèle par la finesse de la taille des pierres, par l'assemblage savant et harmonieux de différentes teintes, par la variété des formes. S'ils arrivent par la plaine, il distingue cependant la forêt profonde qui s'étend au-delà des murs de Rankir, sur l'autre versant de la vallée. La ville est également construite en partie le long du rivage. Ainsi, les Delphiniens ont-ils accès à la Cité.

Ils ont traversé un pays calme où les hommes travaillaient les champs avec bonheur. Nulle trace de crainte dans les yeux des villageois. Les hameaux étaient paisibles. Ils y ont trouvé un abri, la veille, sans difficulté.

Un petit groupe d'hommes, des soldats, vient à leur rencontre. Deux d'entre eux sont des Aériens et se déplacent en volant. C'est la première fois qu'Owen en rencontre.

- Bien à vous, Maître Olaf, dit celui qui mène la troupe. Je suis Baderan, garde royal. Nous vous attendions. Notre reine s'inquiétait de votre voyage.

- Nous avons fait bonne route, dit Olaf en le saluant. Mais nous sommes heureux d'arriver. Je vous présente Maître Owen. Le Grand Maître nous a chargés tous deux de le représenter auprès de Sa Majesté.

- Venez, dit Baderan, vous allez pouvoir vous détendre avant d'être reçus.

Ils parcourent rapidement les deux dernières lieues qui les séparent de la ville et y entrent par la porte ouest, la plus proche de leur route. Ce qu'Owen avait observé de loin se révèle à ses yeux : les rues sont assez larges, il est facile d'y circuler à cheval, malgré la présence de nombreux passants, de charrettes remplies de provisions. Les détails des bâtiments se dévoilent devant lui et il découvre de belles sculptures dans les murs, rappelant toutes les trois origines de ce peuple : feuillages, coquillages, fleurs, coraux...

Baderan les mène jusqu'au palais royal, construit sur la rive. La grande place qui s'étend devant lui donne en effet en partie sur un large bassin qui communique avec la mer. Owen en conclut que c'est pour permettre aux Delphiniens d'accéder à une partie de la ville et, du moins, à leurs représentants de se rendre aisément auprès de la reine.

Ils laissent leurs chevaux sur un des côtés de la place et deux palefreniers viennent aussitôt les chercher. Olaf et Owen leur confient les rênes, non sans avoir porté une main apaisante sur l'encolure de leur monture. Les liens entre un Gardien et son cheval sont forts. Owen possède le sien depuis bien avant d'être devenu Gardien. Elle était une jeune pouliche fougueuse, qu'il avait mis toute une saison à dresser. Mais c'est ainsi pour chaque Gardien : il connaît sa monture, mais sa monture le connaît et, bien souvent, le cheval choisit autant son maître que l'inverse. Pour le cas d'Owen et d'Ingir, le jeune homme pourrait aisément dire que c'est le cheval qui est venu le chercher. Adena et lui-même campaient depuis plusieurs jours près d'un troupeau sauvage. De belles bêtes, taillées pour la course, endurantes, résistantes au froid. Ils les observaient depuis leur arrivée et Owen avait repéré un jeune poulain qui caracolait toujours un peu à l'écart du troupeau. Il pensait qu'il serait facile à approcher. Les chevaux s'étaient habitués à leur odeur et les avaient laissés les côtoyer sans fuir. Plusieurs se laissaient même caresser. Le calme des Gardiens est une de leurs caractéristiques et leur permet bien souvent d'entrer en contact avec des animaux sauvages et, parfois, de ne pas être attaqués par eux. De nombreuses histoires se racontent entre Gardiens et disciples faisant mention de loups, de chevaux, et même d'oiseaux apprivoisés.

Ils étaient donc là, à observer les chevaux et, depuis deux jours, Owen tentait d'approcher le jeune poulain. Mais celui-ci fuyait sans cesse, un peu comme un jeu, mettant à mal la patience du jeune homme. Celui-ci voyait dans ce jeu justement l'occasion d'être éprouvé. Puis Ingir était venue le chercher. Elle était une pouliche un peu plus âgée que le poulain, à la robe fauve, à la crinière plus claire. C'était déjà une belle bête. Une fin d'après-midi, un peu las, Owen s'était allongé dans la prairie. Il regardait le ciel, songeait à différents moyens qu'il n'avait pas encore mis en œuvre pour attirer le poulain. Lorsque la tête d'Ingir s'était placée au-dessus de son visage. Il l'avait regardée un moment, en fronçant les sourcils, puis s'était redressé lentement. Elle n'avait pas fui. Il avait pu la toucher, elle avait même mangé dans sa main. Il avait passé un moment avec elle, sans chercher plus. Le soir, elle l'avait suivi jusqu'à leur campement, en restant à une distance prudente. De ce jour, elle n'avait pas rejoint le troupeau. Il l'avait alors apprivoisée, comme elle l'avait apprivoisé. Adena possédait sa propre monture, ils avaient voyagé un temps, elle à cheval, lui à pied, à côté d'Ingir. Puis ensuite, pas à pas, il l'avait montée. Il lui arrivait encore de le faire "à cru", sans selle, sans rênes.

Baderan les précède au palais et ils sont accueillis par le Conseiller Van'dal en personne.

- Maître Olaf, c'est un grand honneur de vous revoir parmi nous.

- Je vous remercie de votre accueil, Conseiller. Je suis heureux aussi de vous revoir et de revenir en Rankir.

- La reine tient un Conseil, mais vous recevra d'ici peu. Elle m'a demandé de vous mener jusqu'à vos appartements.

- Merci bien, Conseiller, dit Olaf en s'inclinant respectueusement.

Owen fait de même. Il ouvre grand les yeux, s'imprégnant de l'atmosphère calme, mais cependant impressionnante, du palais. Les grands couloirs éclairés par la lumière du jour, les nombreuses fresques racontant divers épisodes de l'Histoire des trois peuples de Rankir, ou même des légendes. Il en connaît certaines, en devine d'autres. Les voilà enfin devant leurs chambres.

- Reposons-nous un peu, dit Olaf à Owen, après le départ du conseiller. Et prépare-toi ensuite pour être reçu par la reine.

- Bien, Olaf.

Owen pénètre dans sa chambre, une belle pièce claire, où le soleil entre, lumineux. Il s'approche d'abord de la fenêtre qui donne sur de grands jardins, à l'arrière du palais. De nombreuses fontaines y apportent eau et fraîcheur, mais il devine aussi de beaux parterres fleuris, des buissons aux feuillages variés. Le tout est très harmonieux. Il a rarement eu l'occasion de séjourner dans des palais et celui-ci lui plaît particulièrement. On y perçoit l'autorité, mais aussi le souci de la beauté et d'une certaine simplicité. Il se demande si cela a toujours été le cas dans l'Histoire des peuples de Rankir, depuis leur union, ou si c'est plus récent, et si la jeune souveraine imprime déjà sa patte dans l'atmosphère du lieu.

Un serviteur vient frapper à sa porte, apportant ses bagages et un rafraîchissement au goût légèrement acide qu'il trouve particulièrement bon. Puis, une fois seul, il se défait de ses vêtements de voyage, prépare sa tunique de cérémonie et, torse nu, s'installe sur un des tapis pour méditer et se détendre.

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