Alors qu'ils ont à peine entamé la remontée de la rivière, Olaf et Owen voient se dessiner une ombre sur la colline. Ils s'avancent prudemment vers elle. L'aube est encore loin, mais la lune s'est levée et éclaire doucement la rive, se reflétant dans l'eau et apportant une légère clarté. Une jeune voix se fait entendre :

- Je savais que vous partiriez avant nous, dit-elle. Moi aussi, je veux aller avec vous.

- Alora ! s'exclame Owen. Comment est-ce possible ?

- J'ai compris que vous n'iriez pas en Salarin. D'ailleurs, ce n'est pas là que nous devons aller. Ce n'est pas là que les Esprits veulent que nous allions. Ils ont été clairs, je crois. N'est-ce pas, Maître Olaf ?

Les deux hommes se regardent, étonnés de tant de maturité chez une jeune appelée. Mais au fond, les changements sont en cours et leur étonnement ne dure pas.

- Soit, dit Owen. Notre temps à venir est précieux. Je ne discuterai pas plus longtemps. Si tu es prête, tu peux nous accompagner.

Olaf n'a rien dit, mais acquiesce. Alora a certainement perçu, comme lui, un autre sens au message des Esprits et, comme il l'a dit à Owen, c'est aussi le cas d'autres Gardiens. Seulement, rares sont ceux qui ne suivront pas le Grand Maître. Alora n'est pas encore une Gardienne et même si elle montre beaucoup de respect pour l'Ordre et son premier serviteur, il n'en demeure pas moins qu'elle n'a pas encore connaissance de toutes les règles et de tous les devoirs d'un Gardien.

Ils s'engagent alors tous les trois en file indienne dans la passe qui permet de quitter la petite vallée où se trouve le Conseil des Gardiens. Owen ouvre la marche, c'est tout naturellement qu'il a pris la tête de leur trio et que les deux autres lui accordent ainsi, tacitement, le commandement. Alora le suit et Olaf ferme la marche.

Ils sont déjà loin du camp quand un soleil pâle émerge au-delà des collines. Tout le début du jour, il restera ainsi, voilé dans une sorte de brume, sa lumière étant comme affaiblie. Owen, comme Olaf, ne peut se défaire d'un sourd sentiment d'inquiétude et le jeune homme n'accorde à ses deux compagnons que de courtes pauses. Il connaît parfaitement le rythme que peuvent suivre les chevaux, et même si Ingir possède une endurance supérieure à nombre de leurs compagnons à quatre pattes, la monture d'Olaf comme celle d'Alora sont aussi capables de cheminer longtemps.

Le soleil ne leur apparaît plus brillant qu'en fin de journée, éclairant la grande plaine qui s'étend devant eux à travers des nuages rougeoyants. Ils sont alors proches du défilé qu'ils mettront deux jours à traverser, avant d'approcher des terres de Rankir.

**

- Grand Maître ?

- Oui, Alana ?

- Owen, Olaf et Alora sont introuvables. Leurs chevaux ne sont pas là non plus. J'ai vu Ojen, le Maître d'Alora. Il ne sait où elle est passée. Il ne l'a pas vue depuis hier soir, au coucher.

Le Grand Maître termine de préparer des plantes, il se trouve dans la hutte qui lui sert d'abri. Il se retourne pour fixer la Gardienne qui vient de parler. Un pli soucieux se forme à son front.

- Je craignais cela depuis que nous nous sommes rendus sur l'Ile aux Esprits, la première fois. Owen n'a pas voulu m'écouter.

- Et Olaf l'a suivi... par amitié.

- Oui. Mais pour d'autres raisons aussi, je crois.

- Et Alora ?

- Cela est plus inattendu... J'espère simplement qu'ils sont bien tous les trois ensemble. Sinon, le Seigneur des Ténèbres frappera à nouveau, très vite, ceux qui seront isolés. C'est pour cela que nous devions rester ensemble. Enfin...

- Devons-nous tenter de les rejoindre ?

- Ils vont en Rankir, cela est certain, dit le Grand Maître. Non, nous irons en Salarin. Je reste persuadé que c'est là que le Seigneur des Ténèbres frappera à nouveau. C'est là qu'il a surgi pour la première fois. C'est là qu'il se sent et se sait déjà maître chez lui.

Alana hoche la tête. Au fond d'elle-même, elle ne peut en vouloir à Owen d'être parti de son côté, elle aussi avait bien perçu que le jeune homme était plus que réticent à l'idée d'aller en Salarin. Il s'y est toujours opposé. Mais Alana se demande - sans pour autant révéler ses doutes au Grand Maître - si les sentiments qu'il porte à la reine n'ont pas été les plus forts.

"Pourvu que cela ne nous rende pas plus faibles... Et que notre Ordre survive à cette épreuve..."

Avant de quitter le campement, les plus âgés parmi les Gardiens assistent le Grand Maître pour une petite cérémonie spéciale : le campement va rester vide, certaines choses ne doivent pas tomber entre de mauvaises mains. Une fois cette cérémonie effectuée, si jamais quelqu'un - bien ou mal intentionné - venait à séjourner dans le campement, il ne pourrait y trouver qu'un abri, un peu de nourriture. Seuls des Gardiens pourraient remettre le camp "en état".

Le Grand Maître donne l'ordre du départ peu après. Ils sont plusieurs à remarquer l'absence d'Owen et d'Olaf notamment, mais aucun ne se permet la moindre observation. C'est au moment de mener le convoi vers la rivière, alors qu'il est déjà à cheval, que le Grand Maître se tourne vers tout le groupe :

- Bien, nous sommes tous prêts à partir. J'espère que vous vous êtes bien reposés. Vous avez tous scrupuleusement respecté mes demandes, concernant vos armes et vos montures notamment. Je vois un certain étonnement sur les visages de plusieurs d'entre vous. Oui, vous avez bien vu. Ni Owen, ni Olaf, ni même Alora ne sont avec nous. J'espère qu'ils sont bien tous les trois ensemble, qu'Alora n'a pas disparu. Je craignais que cela n'arrive. Une sorte de... dissension entre nous. Il est trop tard maintenant pour agir et les rattraper. Nous ne pouvons nous permettre une nouvelle division. Nous ferons route comme convenu vers Sala. Il est possible que nous les retrouvions bientôt. Allons, maintenant.

Les uns après les autres, ils s'engagent dans les pas du Grand Maître, le long de la rivière. Certains lancent un dernier regard derrière eux. Ils savent qu'ils ne reviendront sans doute pas.