Chapitre 36 (quatrième partie)

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Owen est resté debout, l'épée encore en avant, les jambes solidement ancrées au sol. Il a simplement rabaissé sa main gauche qui tenait le disque de Kaïra. La jeune reine, à ses côtés, tient toujours l'autre disque à deux mains, les bras tendus vers ce qui n'est plus. Enfin, le jeune Gardien baisse sa garde et se rend compte qu'il respire très vite, encore essoufflé par le combat qu'ils viennent de mener. Il se tourne aussitôt vers Kaïra, lui prend le disque des mains et le pose sur le sien, avant de les remettre soigneusement dans sa pochette. Puis il relève les yeux vers elle et ils se regardent un long moment, étonnés d'être encore en vie. Kaïra bouge légèrement le bras, comme pour le tendre vers Owen et il se saisit d'elle avec force, la serrant soudainement très étroitement entre ses bras.

- C'est terminé, mon aimée. C'est terminé.

- Owen...

Elle se sent incapable d'en dire plus. Ce sont les plaintes des blessés qui les tirent de leur étreinte et ils s'écartent l'un de l'autre. Le regard grave d'Owen fait le tour de la cour et déjà son cœur saigne en voyant plusieurs Gardiens, Gardiennes et appelés étendus à terre, inertes. Mais d'autres sont blessés et il convient de s'occuper très vite d'eux. Il voit Olek et Alora accroupis aux côtés du Grand Maître, Olaf penché sur Adena. Les autres Gardiens sortent eux aussi de leur stupéfaction et très vite, chacun s'active à emporter les blessés dans le palais pour les soigner.

Alors qu'ils franchissent la porte, Owen soutenant Adena, Kaïra à leurs côtés, le prince Jarbek arrive jusqu'à eux.

- Majesté... Maître Owen... Vous êtes saufs.

- Vous aussi, Prince, dit Owen. Nous ne pouvons que nous en réjouir.

- J'ai pu me mettre à l'abri avant le début du combat. Je vais m'occuper des miens, donner des ordres pour vous aider. Les blessés sont nombreux. Et les morts aussi, hélas...

- Merci, Prince Jarbek, dit encore Owen avant de s'engager un peu plus vers une grande salle où les premiers blessés sont conduits.

Des heures durant, les Gardiens et Gardiennes s'activent sans compter à soigner tous ceux qui ont été touchés par le Seigneur des Ténèbres ou par les hommes de Bramé. Dans la cour, on a ramassé le cadavre de ce dernier, tué par une flèche. C'est Limur qui a tiré alors qu'il le voyait tentant de porter atteinte à un Gardien tombé à terre. La princesse Jébora est aussi amenée dans sa chambre, inanimée. Elle mettra plusieurs jours à sortir de son inconscience.

Le soir tombe, les efforts ne cessent pas pour autant. Les blessures sont graves, même si certaines semblent superficielles, il ne faut pas les négliger. Grâce à la corne de la licorne sur laquelle Owen prélève régulièrement quelques éléments, ils parviennent à constituer des baumes qui apaisent. Mais les blessés vont souffrir le martyre durant plusieurs jours avant de voir enfin la douleur refluer et leurs blessures se refermer.

Parmi les morts, outre Bramé et ses hommes, on compte aussi Hamen. Chez les Gardiens, Agora a péri, ainsi qu'Oden, le Maître d'Alora. Plusieurs appelés ont succombé. La troupe des Gardiens est grandement affaiblie, d'autant qu'ils sont rares à ne pas être blessés. Olek, Olaf, Owen et Alora s'en sortent sans blessures. Le Grand Maître a été profondément touché, il faudra d'ailleurs l'amputer du bras, mais il survivra à ses blessures. De même pour Adena, l'ancienne Maîtresse d'Owen, touchée à une jambe.

Siwu, Naïna et Nijma aident aussi autant qu'ils le peuvent, et on voit même le prince Jarbek prêter main-forte et n'accepter de prendre du repos que sur insistance d'Olaf. Kaïra apporte son soutien également, attentive à tous les conseils donnés. Un moment, Owen s'inquiète de sa fatigue, mais il la voit toujours bien vaillante et résistante et c'est seulement trois heures après la minuit qu'elle va prendre un peu de repos. Il ne la rejoint pas, mais s'étend sur un lit sommaire, dans la salle où les blessés ont été installés, afin de pouvoir veiller sur eux et intervenir à nouveau si besoin.

Au matin, une aube grise se lève sur Sala. La ville est silencieuse, les habitants n'osant pas sortir de chez eux. Le prince Jarbek, seul capable d'assumer l'autorité alors que sa sœur est toujours inconsciente, donne quelques ordres pour faire savoir à la population que tout danger est écarté, mais qu'il faut s'occuper des blessés et des morts. Il hésite quant aux funérailles à organiser pour son frère Bramé, mais sur les conseils d'Olaf et d'Owen, il accepte que ce soient les Gardiens qui s'occupent de sa dépouille. Le prince, de toute façon, n'est pas loin de penser que son frère ne mérite pas de reposer dans la crypte sacrée. Devenu serviteur du mal absolu, il en aurait souillé le repos de leurs ancêtres.

Il faut plusieurs journées avant que les Gardiens blessés ne retrouvent leur force et leur santé. Compte tenu des circonstances, ce sont Olaf et Owen, aidés par Alora, qui ont procédé aux funérailles. Lorsqu'ils en ont terminé, les deux Gardiens rejoignent les leurs dans la grande salle. Affaibli, mais éveillé, le Grand Maître les regarde venir jusqu'à lui. C'est Olaf qui prend la parole, pour s'adresser à tous :

- Nous avons procédé aux funérailles des nôtres, leurs âmes sont en paix désormais et peuvent revenir sur l'Ile aux Esprits. Nous les escorterons dès que cela sera possible.

- Je crois qu'il vaut mieux attendre que nous soyons tous capables de voyager, afin de faire ce trajet en groupe. Même si le danger est désormais écarté et que nous irons en paix. Nous avons vaincu le Seigneur des Ténèbres, mais nous avons aussi été touchés par les pertes des nôtres et les blessures. Certains parmi nous ne pourront plus exercer leurs rôles de Gardiens, du moins, dans toutes leurs compétences. Ils devront rester au Conseil, à former les appelés. Nous allons devoir revoir toute notre organisation. Moi-même ne serai plus en état de vous mener.

Ces quelques mots suscitent un lourd silence. Chacun savait que ce combat serait difficile, chacun avait perçu aussi, plus ou moins précisément, que des changements étaient en cours. Mais de là à perdre leur guide... ou plutôt à ce que ce dernier renonce à les mener... c'est encore plus déstabilisant que s'il avait succombé sous les coups du Seigneur des Ténèbres. Le Grand Maître laisse passer ce temps de silence, puis reprend :

- Nous devrons nous rendre sur l'Ile aux Esprits pour recevoir Leurs messages. Je devrai aussi m'y rendre seul, un moment. Mais pour l'heure... je ne peux le faire. Nous allons donc demeurer là quelques temps, si toutefois le prince Jarbek accepte notre présence.

- Je ne pense pas qu'il y sera opposé, dit Olek. Je pense même qu'il sera heureux de notre aide.

- Qu'en est-il de la princesse Jébora ? demande le Grand Maître.

Olaf et Owen échangent un regard, avant que ce dernier ne réponde :

- Je l'ai revue ce matin. Elle est sortie de son inconscience il y a deux jours maintenant, mais...

Il marque un temps d'hésitation avant de reprendre :

- Il est impossible de faire plus pour elle, je le crains. Elle a comme perdu la raison. Elle ne reconnaît aucun de ses proches, ni son frère qui l'a revue encore ce matin avec moi, ni ses servantes. Elle ne sait plus quel est son nom.

Le Grand Maître soupire :

- C'était à craindre. La blessure que tu m'as décrite, à son bras, Owen, ressemble à la marque du Seigneur des Ténèbres. Malgré tous nos efforts, je crains en effet qu'on ne puisse faire plus.

Owen hoche la tête, Olaf partage leur avis. Lui aussi a vu la princesse, la veille, et sait très bien ce qu'il en est.

**

Le soir est tombé. Une nuit claire repose maintenant sur la ville de Sala. La population a appris sans grande manifestation que le prince Bramé était mort et que la princesse Jébora n'était pas en mesure d'assumer le pouvoir. Et, déjà, on s'intéresse d'un peu plus près au prince Jarbek. Malgré sa jeunesse, c'est sur lui que reposent désormais l'avenir de Salarin. Fort heureusement, la reine Kaïra n'a pas donné suite à sa demande de justice et n'est pas venue pour combattre.

Kaïra se tient debout à sa fenêtre. Ces derniers jours, elle a aidé autant qu'elle a pu, de même que Naïna et Nijma. Elle voit les blessures se refermer, certains Gardiens ou appelés qui n'avaient été que peu touchés sont aussi désormais en capacité d'aider les autres. Elle a pu assister à toute l'entraide des Gardiens, à la force de cette petite communauté, elle qui ne mesurait il y a encore quelques semaines que la force de chaque Gardien, peut désormais mieux comprendre ce qui les lie tous. Elle commence cependant à s'inquiéter de ce qu'il advient en Rankir et se demande si elle pourrait confier à Limur de se rendre auprès de Dame Hilayna.

La porte de sa chambre s'ouvre doucement. Elle ne se retourne pas, elle sait qu'Owen est là. Il traverse la pièce et vient poser ses deux mains sur ses épaules. Elle reste droite un instant, avant d'appuyer sa tête contre son torse.

- Bonsoir, mon aimée, dit-il d'une voix grave. Comment allez-vous ?

- Je pensais aux miens... à Dame Hilayna, à tout ce qu'il y a à faire en Rankir.

- Je le comprends. Vous voudriez retourner auprès d'elle ?

- Oui. Mais vous ?

- Nous devons absolument retourner au Conseil des Gardiens, pour les derniers hommages et certaines cérémonies. Mais cela ne sera possible que lorsque tous ceux qui ont survécu seront en capacité de voyager. Il y en a pour plusieurs jours pour gagner le Conseil, et plus encore car nous ne pourrons sans doute pas réaliser des étapes aussi longues que si nous étions tous bien vaillants.

- Le Grand Maître pourra-t-il faire le voyage ?

- Il est le plus sérieusement blessé, oui, avec son bras désormais amputé. Mais il pourra mener sa monture. Moi-même, si j'avais perdu un bras, pourrais toujours mener Ingir.

A ces mots, Kaïra frissonne. Elle préfère ne pas imaginer Owen avec un bras en moins. Elle reprend :

- Je ne veux pas être séparée de vous, mais peut-être ne puis-je aller avec vous.

- Je crois que vous pourrez nous accompagner, dit Owen. Même si la décision ne m'appartient pas, du moins, pas à moi seul.

- Que voulez-vous dire ?

- Le Grand Maître va devoir transmettre ses prérogatives. Il demeurera au Conseil, à former les plus jeunes. Mais il ne sera plus notre guide.

Kaïra se retourne vivement vers lui :

- Est-ce... vous... ?

- Non, pas forcément. Je ne pense pas que ce sera moi. Les Esprits m'ont donné la force pour combattre, l'Esprit du Feu m'a permis de prendre l'épée. Mais cela ne signifie pas que je deviendrai Grand Maître. Je pense même... qu'une autre personne le sera, et le fera bien mieux que moi. Mais il est encore trop tôt pour que j'en dise plus. D'ailleurs... Je vous en ai peut-être déjà trop dit, sourit-il avec un léger amusement.

- Je tairai tout cela, lui répond Kaïra en souriant également.

- Je le sais. Vous avez toute ma confiance.

Elle le fixe, les yeux d'Owen ont cette couleur si douce quand il la regarde, et son amour est si fort qu'il ne peut échapper à quiconque. Les mains d'Owen descendent sur la taille de Kaïra, elle peut en sentir la puissance sur ses reins, mais elle en mesure aussi la tendresse. Elle reprend :

- Pensez-vous que je puisse demander à Limur d'aller jusqu'à Rankir ? D'informer Dame Hilayna et Dame Flonara de ce qui s'est produit ici, et de leur faire savoir que nous sommes sains et saufs ?

- Oui. Mais j'ai une autre chose à vous proposer.

- Laquelle ?

- Vous pourrez venir au Conseil des Gardiens, mais il sera plus difficile de faire admettre la présence de vos suivantes et de Siwu, même si les visites au Conseil sont bien entendu possibles, Limur et quelques archers Aériens s'y étaient bien rendus. Mais les circonstances sont différentes et plus graves. Nous ne pourrons accepter de témoins pour ce qui va s'y dérouler.

- Ce seront des cérémonies secrètes ?

- Oui. D'ailleurs, vous n'y assisteriez pas forcément. Mais vous pourrez rester en-dehors.

Kaïra fronce légèrement les sourcils, elle a un peu de mal à comprendre tout cela, mais elle fait confiance à Owen.

- Alors, si vous m'assurez que je puisse venir avec vous au Conseil, je demanderai à Limur, Nijma et Naïna de rejoindre Rankir au plus vite. Pensez-vous que Messire Siwu acceptera de les accompagner ?

- Ca... Il faudra le lui demander. Siwu est libre comme l'air ou presque...

- Peut-être trouverai-je le bon argument pour qu'il aille avec eux, sourit doucement Kaïra.

- Je serai curieux d'entendre cela, sourit Owen en réponse.

Puis il porte la main vers sa chevelure encore tressée, caresse doucement sa tempe, sa joue, avant de l'embrasser longuement. Kaïra savoure, car, sereine, elle sait qu'une nouvelle nuit les attend. Depuis trois soirs, en effet, Owen la rejoint et ne dort plus avec les Gardiens, les blessés ne nécessitant plus une surveillance aussi constante que dans les jours qui ont suivi le combat.

Tout en l'embrassant, il prend son visage entre ses mains, caresse sa nuque, soulève la lourde tresse, puis sa main descend, cherche l'attache, la dénoue, et les beaux cheveux noirs se répandent dans le dos et sur les épaules de Kaïra. Il sait qu'elle apprécie ce moment, quand elle peut porter ses cheveux libres sur son dos, quand la marque de son rôle de souveraine s'estompe pour lui permettre de devenir une jeune femme comme les autres.

Souvent, avant de la dévêtir, Owen passe longuement sa main sur son ventre, encore plat. Mais la vie y palpite, il le perçoit et en est heureux. Plus d'une fois, au cours des heures qui suivent, sa main s'y attarde encore et Kaïra à son tour s'en réjouit. Dans ces moments-là, ils oublient le combat qu'ils ont mené, ils oublient aussi les interdits qu'ils ont bravés pour ne vivre que leur amour.

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