Chapitre 38 (deuxième partie)

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Progressivement, l'automne a fait place à l'hiver. Les matins sont froids, mais ensoleillés. A Rankir, on n'a pas manqué d'activité depuis le retour de la reine. Deux nouveaux conseillers ont été nommés. Chez les Aériens, c'est Lénora, l'épouse de Limur, qui devient représentante de son peuple. Sa sollicitude, la façon dont elle a organisé les secours, dont elle a caché les survivants, les a nourris après la bataille, son dévouement sans limite pour les blessés, le réconfort qu'elle a pu apporter à ceux qui avaient tout perdu ont parlé pour elle et c'est tout naturellement que les siens l'ont désignée. Pour les Humains, la tâche fut plus difficile. Le conseiller Van'dal était en poste depuis très longtemps, puisqu'il avait servi le roi Gondir alors que celui-ci montait tout juste sur le trône. Pour beaucoup des siens, Van'dal semblait presque éternel et nul n'avait songé à contester son rôle auprès du roi, puis de la jeune reine. Aussi, après sa mort, les Humains se trouvent-ils bien démunis, d'autant qu'ils sont ceux qui ont payé le plus lourd tribut à l'armée du Seigneur des Ténèbres, ceux qui étaient les moins protégés lors du combat. Beaucoup d'Humains ont péri, beaucoup d'hommes en âge de combattre notamment. Mais les massacres ont aussi touché des villages entiers, ne laissant parfois aucun survivant. Une délégation d'Humains, après avoir pris connaissance de l'organisation du vote, s'était rendue auprès de Dame Hilayna pour lui demander de se présenter. Mais la gouvernante avait refusé. Elle estimait avoir fait son devoir avant le retour de la reine, mais elle se sait aussi trop proche d'elle et ne se sent pas capable de séparer son rôle de dame de compagnie de celui de conseillère. Aussi faut-il plus de temps aux Humains pour désigner leur représentant. Le choix se porte finalement sur un jeune soldat qui a combattu aux côtés d'Olek. Ils craignent encore des combats et préfèrent qu'un soldat soit présent dans l'entourage de la reine. Andénir devient ainsi le seul homme à siéger au Conseil, les trois autres postes étant occupés par des femmes : la reine, Lénora et Flonara.

Ce matin-là, après la réunion du Conseil, réunion qui fut très courte, la reine, Dame Hilayna, Owen, les conseillers, se rendent en haut des marches du palais. Quelques habitants se trouvent là, pour saluer la souveraine, mais surtout pour l'accompagner jusqu'au rivage, là où finit la grande plaine de Rankir, aux portes de la ville.

Kaïra chevauche Sylmaria, Owen est monté sur Ingir. Andénir est à cheval lui aussi, de l'autre côté de la reine. Derrière eux se tiennent Dame Hilayna, également à cheval, et Lénora qui plane près de la dame de compagnie. Limur et son groupe d'archers Aériens font figure d'escorte.

Au bord du rivage les attend toute une délégation de Delphiniens à la tête de laquelle se trouve Flonara. A la limite de la grève et de la plaine a été dressée une large estrade et des fauteuils ont été apportés. Owen est le premier à descendre de cheval et il aide Kaïra à faire de même. Désormais, plus personne ne s'étonne que le jeune homme touche la reine, puisqu'il est le seul à posséder cette liberté - et ce droit. Lui offrant son bras, il la mène à son fauteuil. Entre temps, Andénir a aidé Dame Hilayna à gagner l'estrade et si elle s'assoit derrière la reine, le jeune conseiller prend place aux côtés de Kaïra. Lénora plane près d'elle et Flonara n'est pas loin, sur la rive. Owen est le seul parmi l'entourage de la reine à rester debout, un peu en retrait. Il porte depuis le matin l'épée de feu à sa ceinture et l'a sortie de son fourreau pour la tenir devant lui, plantée dans le bois de l'estrade. La lame brille doucement et n'est pas sans rappeler l'aura bleutée qui émanait de la licorne.

C'est Lénora qui prend la parole la première pour annoncer l'ouverture de la cérémonie. Puis Kaïra se lève et rappelle à tous ce qu'est ce jour et pourquoi ils sont rassemblés. Un long moment de silence et de recueillement suit ses paroles. Tous se taisent, les visages sont graves, parfois des larmes coulent. Mais on n'entend aucune plainte, aucun cri. Enfin, trois enfants, représentant chacun leur peuple, s'avancent vers Kaïra et elle les rejoint devant l'estrade. L'enfant delphinien a pris place dans un petit bassin semblable à celui de Flonara quand elle quitte les eaux, l'enfant Aérien plane aux côtés de ses deux petits compagnons. Chacun porte dans ses mains un symbole de son peuple : l'Aérien une jeune pousse d'arbre, le Delphinien un grand coquillage, l'Humain une pierre polie. Kaïra prend dans ses mains, l'un après l'autre, chacun des symboles et les dépose à un endroit qui a été dégagé et aménagé pour cela. Quand Kaïra se redresse, le ventre un peu lourd et les reins tendus, elle dit :

- Enfants, vous êtes l'espérance pour nos peuples. Vous aurez souvenir du terrible combat qui eut lieu ici, mais vous aurez également souvenir de cette cérémonie et des pensées que nous avons pour les nôtres qui ont péri. Vous serez garants de la paix entre nous, mais aussi du pardon pour nos ennemis. Notre unité, notre entente, ne sont pas tombées sous les coups des armes des soldats. Elles peuvent s'étendre au-delà de nos frontières et doivent rester une espérance pour la paix en ce monde. Je jure devant vous de toujours œuvrer en ce sens, comme c'est mon rôle. Mais ce sera aussi le vôtre. Ici, mais cette fois après l'adversité, nos peuples sont à nouveau réunis. Ils seront désormais plus forts pour garantir notre unité. A tous, à toutes, malgré la douleur, reprenez vos tâches, retrouvez le goût de vivre. Paysans, bientôt vous pourrez labourer vos champs, sortir vos bêtes, nourrir vos familles. Artisans, reprenez vos outils, forgez, tissez, œuvrez à nouveau. Que chacun reprenne son travail et trouve le réconfort auprès de tous.

Kaïra reste un moment silencieuse, face au petit monument désormais façonné. Puis tous les Aériens s'élèvent un peu plus au-dessus de la plaine, formant une grande cohorte qui survole la foule des Humains et celle des Delphiniens regroupés près du rivage. En un long et lent cortège quasi-silencieux, ils s'éloignent vers la forêt. Lorsqu'ils ne sont plus audibles, vient le tour des Delphiniens de battre doucement l'eau de leurs petites nageoires, comme pour faire un signe d'amitié aux Humains, avant de plonger au fond des eaux et de retrouver leur cité sous-marine. Une fois la mer redevenue calme, les Humains à leur tour s'éloignent, qui vers les villages, qui vers la ville. Kaïra et le Conseil sont les derniers à quitter les lieux. Mais un cortège s'est formé aux portes de la ville pour saluer encore la reine qui regagne son palais.

**

A l'issue de cette longue matinée, éprouvante mais aussi bienfaisante à certains égards, Kaïra retrouve avec soulagement sa chambre. Elle a besoin de repos et de repousser le chagrin qui l'a étreinte au cours de la cérémonie, même si elle s'est efforcée de rester très digne. C'était la dernière pierre à apporter au deuil, mais non la moins difficile à poser. Owen est avec elle et s'inquiète de ses traits tirés.

- Mon aimé, dit-elle, j'aurais souhaité faire quelques pas dans mes jardins, mais je crois qu'il est plus raisonnable que je reste un peu allongée.

- Je le crois aussi. Je vais vous préparer une boisson qui vous fera du bien.

- L'enfant est de plus en plus lourd. Il était temps de tenir cette cérémonie, je ne sais pas si je pourrais rester longtemps debout, dans les prochains temps.

- Vous n'aurez pas autant à faire, maintenant. Surtout avec l'hiver qui va arriver.

- Il est souvent très doux, ici, vous savez. Nous ne sommes pas dans les grandes plaines du nord... et la mer apporte toujours une certaine douceur.

- Je sais, sourit Owen. Les activités ne seront pas ralenties de beaucoup par le froid à Rankir, et c'est un bien pour tous ceux qui vont reconstruire, maisons et villages, de même pour vos ouvriers qui s'activent déjà à repolir les pierres et à effacer les traces des incendies. Au printemps, il n'y paraîtra plus. Mais allons, allongez-vous un moment, je reviens. Avez-vous besoin de l'aide d'une des suivantes ?

- Dites à deux d'entre elles de venir, ce ne sera pas long.

Naïna et Nemna viennent en effet aider la reine à s'allonger, après lui avoir ôté sa lourde robe de cérémonie. Puis Owen revient dans la chambre, portant une infusion d'herbes dont le parfum apaise déjà la jeune femme. Il s'assoit auprès d'elle sur le lit et lui tend la coupe tiède. Elle boit sans rien dire, savoure le mélange de saveurs, puis lui redonne la coupe vide qu'il dépose sur la table de nuit. Il lui prend ensuite doucement les mains, les caresse du bout des doigts. Il voit les paupières de Kaïra s'alourdir.

- Dormez, mon aimée, vous avez besoin d'un peu de sommeil, lui dit-il avec tendresse.

- Vous restez auprès de moi ?

- Oui. Je ne m'absenterai que pour faire savoir à Dame Hilayna que vous dormez et que je veille, qu'il ne faut pas vous déranger.

Kaïra sourit et ses yeux se ferment complètement. Quelques minutes plus tard, sa respiration se fait plus lente et Owen quitte la chambre pour retrouver Hilayna, avant de revenir auprès de sa jeune épouse. Il ôte alors seulement ses propres vêtements de cérémonie, pour reprendre sa tenue plus habituelle de Gardien, tenue qu'il n'a pas abandonnée malgré le rôle un peu différent qui est le sien désormais. Il se prépare une boisson pour lui-même, puis s'assoit face à la fenêtre de la chambre et, tout en buvant lentement, gorgée après gorgée, il médite.

Il sent la nuit oppressante, comme dans la grotte, l'Air pesant autour de lui. L'humidité aussi, propre à la Terre. L'odeur forte de l'humus, le ruissellement de l'Eau. Lorsque jaillit la Lumière, il est comme ébloui, puis ses yeux accoutument. Il revoit les deux silhouettes qui chevauchaient dans la plaine. Kaïra. Lui. Sylmaria et Ingir. Le bonheur l'envahit. C'était son destin et il l'a accompli. Dans sa vision, le ventre de Kaïra est plus rond qu'à l'heure actuelle, plus fécond. Riche de la vie qu'elle porte. Au-dessus d'eux, la nuit est claire, il pense que l'épée de feu va lui apparaître, comme cela s'était produit dans sa vision dans la grotte sacrée, mais ce n'est pas le cas. Fixant la voûte étoilée, il voit soudain s'allumer deux étoiles, très brillantes et illuminer le ciel. Longtemps, il fixe leur lueur et un autre bonheur l'envahit, plus absolu encore que l'amour qu'il porte à Kaïra.

Il reste ainsi longtemps assis, même après que ses visions ont disparu. La respiration calme et régulière de Kaïra est le seul bruit qu'il perçoit.

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