Chapitre 1.5

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Fuyumi revient une bonne quinzaine de minutes plus tard. Rei et moi nous nous amusions des expressions de Pochi en pleine sieste, lorsqu’elle est arrivée tenant un plateau contenant des tasses de thé fumantes et armée de son éternel sourire. L’odeur du matcha provoque en moi un déferlement de vieux souvenirs.

— Au fait, Reijiro, maman arrive demain. Elle vient de me le dire !

Mon cœur loupe un battement, ce qui a pour effet de me faire hoqueter comme une gamine.

— Elle va vraiment venir ?

— Oui ! En deux heures de voiture, elle est là, sans soucis. Elle devrait arriver vers seize heures. Et en plus, Yuna est là, ça lui fera plaisir de te voir. Si tu savais comme elle était ravie !

Je retiens un ricanement cynique.

— Non, mais demain, je ne suis pas là.

Elle lève les sourcils, les yeux plein de jugement, et Rei fronce les sourcils. Et pour tout dire, je suis la première surprise par ce que je viens de balancer.

— Tu vas où, Yuni ? demande poliment Rei.

— Chez Saki.

— Attends, LA Saki ? s’étrangle Fuyumi.

— Ouais, parfaitement.

— Et à quelle heure t’as décidé ça ?

— Là, maintenant à l’instant. C’était ma meilleure amie au lycée, logique que j'aille la voir, en rentrant.

— Mais Yuna, ça fait quatre ans que Saki et toi vous ne vous êtes pas parlées.

Bordel mais j’attends quoi pour me la fermer un peu ? Plus je l’ouvre et plus la merde s’agrandit !

— Eh bien je vais changer ça !

Fuyu m’assène un regard mauvais. Je lis dans ses yeux « Tu vas voir, tu perds rien pour attendre, je vais t’éteindre mardi ! ». Et difficile pour moi de lui en vouloir. Je me referai bien le portrait…

Saki et moi étions véritablement amies, durant nos années lycée. Nous nous sommes rencontrés là-bas. A cette époque, elle formait déjà un duo insécable avec son amie d’enfance Taeko. Au départ, je ne souhaitais pas tant m’immiscer entre elles, préférant rester seule, avec des livres comme seule compagnie mais Saki m’a littéralement adoptée. Pour décrire Saki en quelques mots, c’est une reine des abeilles. Mais à la différence de beaucoup d’autres, elle a un très grand cœur.

Taeko, plutôt brumeuse et solitaire, un peu comme moi, a eu du mal à s’acclimater à moi, dans un premier temps. Ses parents, plutôt du genre stricts et rigides, l’avaient défendue de m’approcher, au vu des rumeurs qui courraient dans le quartier à propos de ma mère, mon père, ma naissance et mon histoire en générale. Sans oublier mes origines étrangères faisaient de moi une personne absolument infréquentables… Mais Taeko s’en fichait et craignait plutôt que je ne vole sa place auprès de Saki. Petit à petit, nous nous étions apprivoisées pour toutes les trois devenir inséparables.

A la fin du secondaire, comme je suis partie en France et que Taeko a entrepris des études élitistes, nous nous voyons de moins en moins fréquemment, pourtant le lien a perduré encore deux années entières, jusqu’au jour où Taeko a mis fin à ses jours.

Tout s’est brisé. Nous étions incapables de nous revoir Saki et moi. Tout nous ramenait à Taeko, que nous aimions comme une sœur. Surtout elle.

D’après Fuyu, elle s’est mariée récemment. Elle était fiancé à son mari depuis le lycée. Je connais bien son époux. C’est un mec. Il n’y a rien de plus à ajouter sur lui. Je n’ai pas été conviée à la cérémonie, d’ailleurs, je n’étais même pas au courant que cela avait eu lieu jusqu’à tout à l’heure. Mais je m’en tape.

Je me réjouis au moins de constater qu’elle avance dans sa vie et semble poursuivre son rêve de devenir une mère de famille exemplaire. Quant à moi, ces dernières années, j’ai eu tant de chats à fouetter que jamais je ne me suis permise de pleurer la mort de Taeko.

Si Saki a dû en souffrir un moment, le monde est vite passé à autre chose. Une jeune adulte, en école élitiste qui se suicide, au Japon ? Rien de plus normal.

Y penser me répugne au plus haut point mais encore une fois, je m’efforce de faire bonne figure. La seule manière pour moi d’espérer être intégrée et respectée comme une vraie japonaise est de me plier aux coutumes. Et tant pis si c’est moche. Le problème étant que je n’ai plus aucune idée de ce qu’est le bien et le mal, après avoir passé ma vie à naviguer entre le Japon et l’Occident. Et j’aurai tant voulu avoir une mère qui me soutienne ici. Ma mère est métisse et il est certain que ce genre de conflit intérieur a dû la traverser plus d’une fois.

Taeko n’a tellement pas dû supporter toute la pression qu’incombait tout cela, qu’au lieu de perdre sa dignité et abandonner pour une meilleure voie, elle a sauté. Enfin, c’est ce que tout le monde croit. Mais Taeko n’a jamais eu peur des études, de la pression et des examens. Personne n’en sait plus. Après tout, les gens changent avec le temps et rien ne me dit que je la connaissais vraiment. Ses parents n’ont donné aucune explication. De toute façon, je ne sais même pas si ils vivent encore en ville où s’ils sont toujours en vie.

Quoi qu’il en soit, je refuse d’y penser plus longtemps. Tenter de me projeter dans ce qu’a dû être la vie et l’état d’esprit de Taeko, les semaines précédant son suicide m’horripile et me terrifie.

— Si Yuna veut aller voir son amie, pourquoi l’en empêcher ? En plus, maintenant qu’elle vit ici, elle aura l’occasion de voir mère plein de fois ! me défend Rei.

Merci Ô Saint-Reijiro, je ne vous oublierai pas dans mes prières !

— Rassure-moi, Yuni, tu comptes t’installer chez nous définitivement ? demande-t-il.

— Non ! Madame veut vivre à Tokyo ! Elle est trop bien pour les ploucs qu’on est.

Je me retiens de lancer une piqué salée et bien sentie à Fuyu. Non, non.

Elle me tape régulièrement sur les nerfs, elle m’agace à se prendre pour ma mère des fois, on ne se comprend pas toujours mais nous sommes sœurs et l’une comme l’autre serions prêtes à tuer ou se couper une main pour l’autre.

— Tokyo ? répète doucement Rei. Mais c’est bien Hiroshima, en plus tu as un toit et une famille ici.

La culpabilité s’empare de moi. Mais pourquoi Fuyu ne peut-elle pas tenir plus souvent sa langue ? Comment regarder Rei dans les yeux et lui annoncer qu’après tout ce qu’ils ont fait pour moi, je défendrais mon projet d’aller à Tokyo, envers et contre tous jusqu'au bout ?

Je reste silencieuse, prenant une grande inspiration, histoire de gagner du temps et surtout, réfléchir à comment ne pas me montrer ingrate ou blessante. Mais mon beau-frère reprend :

— Si tu veux vivre dans une grande ville, vas au moins à Kobe, c’est très dynamique. Ou Kyoto, tiens !

— Ah ! Tu vois ! Et tu as la parole d’un autochtone Kyotoïte !

Mais quel toupet de refuser obstinément de me laisser déployer mes ailes pour nager dans l’océan de la liberté ! Je ne suis plus une gamine, j’ai bientôt vingt-quatre ans, j’ai un master en lettres en poche et par dessus tout, j’ai trimé seule dans un dix mètres carré en plein centre de Paris, pendant six ans en plus de devoir assurer dans mes études. Faut lâcher du lest, merde ! Y lui faut quoi de plus ?

A mon tour, j’assène à ma sœur un regard plein de rancune.

— Mais ce n’est qu’à une heure et demie d’ici !

— C’est une très bonne chose, justement. On pourra continuer à s’occuper de toi. T’as un problème avec Kyoto ?

— A Kyoto, ma famille peut t’héberger le temps que tu te trouves un appartement. Ils en seraient ravis, déclare Reijiro, toujours aussi calme et détendu.

Oh putain, je vais m'le faire le beau-frère !

En vérité, j’ai tout intérêt à avoir Rei de mon côté. Fuyu est un ouragan, une tête brûlée et elle a un très fort caractère mais malgré tout ça et ses tentatives de jouer à la matriarche sans pitié, avec le temps, il est paru évident aux yeux de tous que le vrai chef ici, c’est Reijiro. Alors oui, il sort à peine d’un cancer, sa santé est dans un piteux état, il a perdu la moitié de ses cheveux, c'est devenu un sac d'os, on lui donne dix ans à cause de son ancienne maladie, sa jambe droite est amputée, à la place, il a une prothèse mais c’est toujours lui prend les décisions finales, qui a le dernier mot. Je ne lui en veux pas. Il est évident qu’il fait tout son possible pour nous protéger. Nous trois formons une famille, un tout qu’il a pour rôle de préserver. C’est de sa responsabilité et celle de personne d’autre.

Alors si Rei décide que je ne dois pas quitter Hiroshima, je resterai. Tout pareil que s’il décide que j’irai m’installer à Kyoto au lieu de Tokyo. Ce sont les règles, un point c’est tout. Je ne peux rien faire contre. Jusqu’ici, je n’en avais pas envie mais l’heure de la rébellion semble avoir sonné, quand je m’écris :

— Tout simplement parce que je ne veux PAS de Kyoto ou même de Kobe, je veux vivre à Tokyo ! Sinon, je serais restée en France et puis, voilà !

Ils en restent abasourdis. Surtout Rei. Putain… adieu Tokyo.

— Désolée de m’être emportée…

— Ce n’est pas grave Yuni, me rassure Reijiro. Tu es fatiguée après ce long voyage. Vas te coucher, ça va te faire du bien. Appelle-nous, si tu as besoin de quoi que ce soit.

Je le remercie silencieusement avant de sonder le regard de ma sœur. Elle m’adresse un bref sourire en me souhaitant bonne nuit en avance. Sur ce, je m’enferme dans ma chambre. Avant d’aller au lit, je récupère mon sac à dos pour y compter tout l’argent que j’ai emporté, histoire de voir s’il y en a assez pour un cadeau de félicitations à Saki, pour la visite surprise de demain. Putain. Faut que je trouve un boulot. Les tunes vont vite devenir un problème…

J’ai une idée mais ça ne sera pas sans me faire égorger par Fuyu.

J’installe rapidement mon futon et m’endors presque aussitôt après m’être allongée et recouverte.


Lorsque j’ouvre les yeux, la nuit s’est installée parmi nous depuis longtemps. Les paupières encore très lourdes, je peine à les ouvrir complètement mais suis rapidement éblouie par la lumière de la lune. Au moins, elle a le mérite de me faire émerger.

Malgré la lourdeur de mon corps, j’arrive à remuer mes membres et enfin mes sens se réveillent à leur tour. Ma gorge est sèche et ma bouche pâteuse. Qu’est-ce que c’est désagréable… Quand j’arrive à me redresser, c’est au tour de ma tête de m’agresser. Putain, je déteste tellement me réveiller d’une sieste, en plein décalage horaire !

Ce n’est pas l’envie de me cogner la tête contre les murs qui manque mais il n’y en a pas à proximité. Je rampe comme une limace jusqu’à la porte d’entrée, espérant tenir ainsi jusqu’à la cuisine pour étancher ma soif brûlante.

En ouvrant, je tombe nez-à-nez sur Pochi, joyeusement au pied devant ma porte. J’arrive à réprimer un cri de surprise qui laisse de toute façon vite place à la joie de voir mon adorable cabot posté devant ma porte. Je me hisse en avant, y mettant toute mon énergie sur mes bras pour quitter le sol et parviens à me redresser.

Doucement, je caresse la tête de Pochi qui ondule de plaisir sous ma main. Je souris en le voyant se tortiller tout seul avant de vite rejoindre la cuisine pour boire, talonner par mon chien, qui se frotte à ma jambe avant de se rendre devant la porte d’entrée de la maison. Il reste planté là, sans remuer la queue, à fixer le battant.

Ne serait-ce pas là une subtile demande de promenade ?

Le micro-onde indique quatre heures passées. J’ai tant dormi… cette seule pensée me fait bailler. L’envie de rejoindre mon douillet petit futon est si aguichante… mais cela fait si longtemps que je ne suis pas allée promener Pochi.

Dehors, malgré qu’on soit à la fin du mois d’Octobre, l’air est frais mais doux et très agréable. Pochi, attaché à la laisse, vadrouille aussi loin qu’il le peut sur le gazon. Je reste planté sur le bitume rocailleux, luttant contre la fatigue. La fraîcheur a pour effet de me laisser éveillée. De là où je suis, j’aperçois la rivière.

Le silence règne dans l’espace. Un vrai calme, que je n’ai pas connu depuis bien longtemps. Silencieuse et calme sont les meilleurs attributs pour définir Hiroshima, malgré sa grande taille et toute la vie qui s’y trouve et se développe. Une telle tranquillité n'existe qu’ici et pas ailleurs. Sa douceur est faite pour être vécue et laisse son emprunte indélibile dans les cœurs. C’est comme si le temps s’arrête et que toutes les possibilités s’offrent à nous, sans être prisonnier dans cette course contre la montre qu’est le monde. C'est comme être enfin arrivé au paradis.

Quelques voitures traversent la chaussée, des passants rentrent discrètement chez eux mais tout ceci n’est qu’éphémère. Rien n’est aussi puissant que le silence à Hiroshima.

Cette absence de bruit m’a rendue si sereine qu’à peine sortie de la maison, j’ai traversé des tas de rues et de ruelles pavillonnaires, quelques carrefours, guidant Pochi, au gré de mes pas, pour arriver aussi loin que la rivière Enko. Mes jambes ne me brûlent aucunement, au contraire. Entourées par l’air d’Octobre, elles en redemandent. Tous ces virages et chemins que je connais depuis toute petite, la nuit, ils dégagent quelque chose de nouveau et de rassurant.

La rivière va et vient, s’échouant sur le côté dans un doux son, ravivant bien des souvenirs et je ne peux faire autrement que la fixer passivement, absorbée par la beauté simple du cours d’eau, où se reflète la lune et les discret traits de l’aube qui timidement s’invite.

Pochi finit par avoir sa claque des chasses au trésor puisqu’il se met à sautiller autour de moi en couinant.

C’est l’heure de rentrer et il est presque cinq heures.

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