49. L'ascension - Partie 5
De lourdes portes en fer forgé se dressaient actuellement devant les deux jeunes gens comme un avertissement silencieux. Elles étaient ornées de motifs complexes de fleurs et de spirales, rappelant les détails minutieux des textiles brodés. Au-delà, il y avait une cour parfaite, avec l'imposant palais, majestueux et éclatant sous le soleil. Ses murs, d'un blanc nacré, étaient rehaussés de sculptures en relief représentant des batailles épiques dans des motifs géométriques harmonieux. Même la chaleur écrasante de l'après-midi semblait s'atténuer en approchant de l'immense structure.
Ils en avaient vu des choses durant leur voyage jusqu'ici, mais cette vision dépassait de loin tout ce qu'ils avaient pu imaginer. Les dômes du palais, recouverts de feuilles d'or, scintillaient à la lumière, tandis que des tours effilées s'élançaient vers le ciel. Certaines d'entre elles étaient ornées de clochettes suspendues qui tintaient doucement sous la brise, produisant une mélodie subtile. Les fenêtres dans les alcôves au loin laissaient entrevoir des rideaux de soie chatoyante qui ondulaient au gré du vent. Et un léger parfum des fleurs flottait dans l'air, contrastant avec l'ambiance rurale tendue qu'ils venaient de traverser.
"Eh bien… c'est beaucoup plus grand que ce que j'imaginais." murmura Kiran, des yeux ébahis levés vers les dômes étincelants.
"Ça ne change rien." affirma Solas, d'un ton qui se voulait rassurant. Pourtant, bien qu'il partageait cet émerveillement, une partie de lui restait tendue. Leur trajet avait été long et épuisant, et c'était presque une chance qu'ils soient arrivés à temps. Désormais face à leur objectif, l'appréhension montait en lui. Ce palais n'était pas seulement grandiose ; il était écrasant, intimidant même.
La file comprenant une petite dizaine de candidats se trouvait là, devant l'entrée principale, encadrée par deux immenses colonnes gravées de mantras anciens, où chacun attendait son tour. Les portes d'ébène incrustées de nacre étaient légèrement ouvertes, révélant à l'intérieur une obscurité contrastante. La diversité des profils frappa immédiatement Solas. Il y avait des hommes et des femmes de tous âges, des figures imposantes aux allures guerrières, des silhouettes plus effacées, vêtues de robes étranges ou de vêtements fonctionnels. Mais ce qui le troubla le plus, c'est qu'aucun d'entre eux ne paraissait aussi jeune qu'eux.
Des gardes vêtus de tuniques représentant une tête de lion couronnée, de rouge et d'or, surveillaient chaque entrée avec des expressions graves. Dans l'ombre du palais à côté d'eux, un homme trapu était assis derrière un petit bureau en bois gravé, prenant des notes d'un air maussade.
"On dirait qu'on s'est trompés d'endroit." plaisanta Kiran à mi-voix, mais le rire qui aurait dû accompagner ses paroles ne vint pas.
"Ne dis pas ça." répondit Solas en serrant les dents, voyant d'autres personnes arriver dans leur dos, les pressant à avancer : "On est ici pour une raison, la même qu'eux."
La file avançait à bon rythme, et lorsque ce fut leur tour, l'homme trapu les accueillit avec une expression d'ennui profond. Assis derrière son petit bureau surchargé, il leva à peine les yeux lorsqu'ils s'approchèrent : "Noms ?" grogna-t-il.
"Kiran et Solas." informa ce dernier avec autant d'assurance qu'il était capable d'en afficher. Il essaya d'ignorer la manière dont l'homme se mit à les dévisager. De plus près, il était désormais évident que son travail était de recenser les candidats.
Le fonctionnaire leva un sourcil, ses petits yeux scrutant leurs visages, puis leurs vêtements usés, et enfin leurs sacs trop simples. Un rire bas s'échappa de ses lèvres : "Vous deux ? Sérieusement ? Quel âge vous avez ? Dix ans ?"
"Quatorze." corrigea Kiran, sa voix se brisant légèrement sous la tension.
L'homme s'appuya sur sa chaise, croisant les bras avec une exagération délibérée : "Et qu'est-ce qui vous fait penser que vous avez une chance ici ? Ce n'est pas un terrain de jeu pour enfants."
Solas croisa les bras à son tour, défiant l'homme du regard : "Nous avons une chance comme tout le monde. On veut participer." Ses paumes étaient moites, mais il s'obligea à garder les bras croisés comme si tout allait bien.
Le fonctionnaire soupira bruyamment, balançant sa tête en arrière avec exaspération : "Écoutez, les gamins. Ces épreuves sont faites pour des adultes, alors rentrez chez vous. Grandissez un peu et, peut-être que lors d'une prochaine ascension, vous serez prêts."
"Nous avons voyagé de loin pour venir. Vous voulez que je vous montre pourquoi on est prêts ?" répliqua Solas, ne se démontant pas.
"Oh, je t'en prie. Vas-y. Épate-moi." ricana l'homme en levant une main désinvolte.
Le garçon recula d'un pas, fermant brièvement les yeux pour se concentrer. Il visualisa l'espace à l'intérieur de la pièce et en un instant, disparut dans un souffle d'air. Il réapparut à côté d'un candidat déjà entré, la silhouette éclairée par une lumière fugace.
Des chuchotements parcoururent les quelques témoins proches, attirant plusieurs regards sur lui. Solas ne s'attarda pas, faisant immédiatement un nouveau saut, cette fois directement sur le bureau du fonctionnaire, renversant des insignes vierges par terre.
Kiran, plus hésitant, suivit l'exemple de son ami, mais n'eut pas le courage de poser un seul doigt sur ce bureau en revenant.
Le fonctionnaire resta silencieux un moment dans une expression incrédule. Puis, il haussa les épaules, un sourire amer aux lèvres : "Bien joué, petits effrontés. C'est pas mal, mais ça ne change rien. Et toi, tu descends de mon bureau immédiatement… !"
"Ce n'est pas à vous de décider." intervint une voix grave derrière eux. Un homme imposant, vêtu d'un uniforme royal, s'avança. Sa cape rouge suivait ses mouvements dans son dos, et son visage sévère ne montrait aucun amusement : "Prenez-les. Si ces garçons sont assez fous pour se présenter ici et faire leur petit numéro, c'est leur droit. Ce n'est pas notre rôle de juger qui a le droit d'essayer."
Solas sourit, puis descendit du bureau en sautant à pieds joints, plutôt fier de cette petite victoire.
L'homme hésita, mais finit par griffonner leurs noms sur une liste avec réticence : "Je disais ça dans votre intérêt…" marmonna-t-il en leur tendant deux insignes.
Attrapant le sien sans un mot, Solas lança un regard furtif à son ami, qui semblait partagé entre soulagement et appréhension.
Ainsi, les deux garçons purent enfin entrer officiellement dans le palais.
"Rejoignez les autres." ordonna l'homme en uniforme, avant de disparaître dans l'un des couloirs adjacents. Bien qu'ils ne sachent pas exactement qui il était, ou sa fonction, il était évident que c'était un gradé.
Après avoir mis de la distance avec le fonctionnaire, Kiran inspecta les alentours en questionnant : "On est vraiment au bon endroit ?" Il avait les yeux rivés sur un homme imposant à la peau ténébreuse en train d'affûter des lames aussi longues que ses avant-bras.
Quelques candidats ne tardèrent pas à les inspecter d'un regard incrédule. Un homme souffla même dans sa barbe : "C'est quoi, ça ? Ils prennent des tiges de blé encore vertes ?"
Solas serra l'insigne dans sa main sans répondre immédiatement à son camarade. Des armes… ? Dans une compétition de magie… ? Non surpris par les commentaires, il n'avait en revanche pas anticipé cette éventualité et espérait encore qu'elles seraient interdites lors des épreuves. Il étudia les visages autour de lui, cherchant à deviner quelque chose sur leurs aptitudes. Mais tout ce qu'il voyait renforçait son impression d'être hors course : "Ça dépend ce que tu entends par là…" souffla-t-il doucement.
L'air frais du palais, légèrement parfumé par un encens inconnu, lui rappela à quel point sa maison était minuscule en comparaison. Ici, tout était si vaste que même la lumière crue du soleil disparaissait derrière les murs. Il compara malgré lui à la chaleur familière de son foyer, à l'odeur des légumes que préparait sa mère… et ressentit un léger pincement au cœur au milieu de son émerveillement pour les lieux. Pourtant, ce n'était pas cela qui retenait le plus son attention.
Certains participants étaient seuls, d'autres en petits groupes, mais chacun donnait l'impression d'appartenir à un monde différent. La variété des profils était à la fois fascinante et intimidante. Tandis que quelques-uns se présentaient dans des habits d'une simplicité presque choquante, d'autres arboraient des cuirasses renforcées, armes assumées et autre luxe ostentatoire.
Les deux garçons étaient conscients qu'ils détonnaient dans le paysage en additionnant leurs affaires simples et leur air juvénile.
Une femme capta assez rapidement leur attention. Elle était mince avec la peau mate et les cheveux rasés d'un côté. Elle était vêtue d'une tunique sombre agrémentée de multiples ceintures à poignards. Les deux garçons l'observèrent tandis qu'elle effectuait un mouvement souple du poignet, lançant une lame en direction d'une cible improvisée sur un mur. L'arme fila dans les airs avant de réapparaitre d'elle-même dans son fourreau.
"Tu as vu ça ?" murmura Kiran avec stupeur.
"Oui… Et je préférerais autant ne pas avoir affaire à elle, elle a l'air flippante." répondit le garçon avec une légère nervosité. Avaient-ils vraiment leur place ici… ?
Non loin de là, un homme était assis sur un banc de pierre, un masque à demi relevé sur son visage. Ses paupières closes et son visage étaient peints de blanc, contrastant sur sa peau brune. Il semblait absorbé dans une sorte de transe méditative, immobile malgré le brouhaha environnant. Il laissa une impression étrange sur Solas, comme s'il était présent et absent à la fois.
"Il… médite ?" s'interrogea Kiran, incertain.
"Peu importe ce qu'il fait. Regarde ses mains." chuchota-t-il en attirant l'attention de son ami sur les doigts de l'homme, qui étaient ornés de bagues gravées de runes.
Plus loin, un groupe de trois hommes discutait en cercle. Ils portaient des armures légères et paraissaient étonnamment à l'aise, comme s'ils étaient en terrain connu. L'un d'eux tenait un long bâton sculpté, dont l'extrémité était enveloppée de flammes vacillantes, bien que le bois lui-même ne s'embrasait pas.
"Ceux-là, ils se connaissent déjà. Des amis ? Des mercenaires ?" tenta de deviner Kiran.
"Je pencherais pour des mercenaires… Regarde leurs postures, ils ont l'air expérimentés." observa Solas en plissant les yeux.
L'heure tourna, rassemblant une cinquantaine de candidats dans la pièce, mais chaque coin révélait un nouveau visage ou talent inconnu. Plus les deux amis observaient, plus ils se rendaient compte de leur isolement : eux, avec leur magie de téléportation récemment acquise, étaient des nouveaux-nés au milieu de ces êtres qui semblaient avoir déjà survécu à mille batailles.
"Ils ne sont pas tous… intimidants." fit remarquer Solas, plus pour se rassurer que pour convaincre Kiran, indiquant une fille pas considérablement plus âgée qu'eux, qui était en train de manipuler une bille d'eau.
"Tu plaisantes ?" s'offusqua son ami en désignant du menton un homme immense avec une hache double posée à ses pieds : "Regarde celui-là. On dirait qu'il pourrait nous écraser d'une seule main."
"On peut disparaître avant qu'il nous écrase." mentionna le garçon, tâchant tant bien que mal de garder son calme.
"On devrait peut-être… pratiquer un peu de notre côté ?" proposa spontanément Kiran, mal à l'aise.
"Pratiquer quoi ? On ne sait même pas à quoi s'attendre." rétorqua-t-il, tentant de rester pragmatique. Il ajouta, d'une voix plus basse : "Le mieux c'est probablement d'économiser notre magie, et de cacher nos cartes à un maximum de gens."
Leur conversation fut interrompue par une voix forte qui s'éleva du centre de la salle. Un homme vêtu d'une robe richement brodée était monté sur une estrade improvisée. Son visage sévère et son port altier imposaient le silence : "Bienvenue à vous, qui êtes tous venus jusqu'ici, et pour certains de loin, dans l'unique but de participer à l'ascension. Vous êtes les meilleurs talents de notre royaume, mais un seul d'entre vous en forgera l'avenir."
Des murmures s'élevèrent dans la foule, mais les deux amis restèrent figés, absorbant chaque mot.
L'homme avait une expression solennelle tandis qu'il poursuivit son discours : "Sachez une chose : ceci n'est pas un jeu. Ce n'est pas une opportunité à prendre à la légère. Ceux qui ne sont pas prêts à mettre leur vie en danger devraient partir maintenant. Il n'y aura qu'une seule épreuve, et son déroulement sera expliqué demain à l'aube. En attendant, vous êtes invités à utiliser les installations mises à votre disposition. Soyez prêts à abandonner tout ce que vous avez ou partez, car une fois l'épreuve commencée, il n'y aura plus de retour en arrière possible."
"Vous accepterez vraiment n'importe qui comme Archimage ?" demanda la voix grave mais calme de l'homme au visage peint, visiblement sorti de sa transe.
"C'est exact." confirma l'annonceur.
"Même les meurtriers et les assassins ? Cette femme, là…" commença-t-il en indiquant la femme aux couteaux : "…Elle est recherchée."
Le regard de l'annonceur glissa brièvement sur la concernée, qui fixait désormais son détracteur avec une haine féroce. Sa réponse tomba, implacable : "L'ascension a ses propres règles et ne se préoccupe pas de votre passé. Seules vos capacités et vos actes détermineront votre valeur. Le roi veut un mage capable de repousser ses ennemis, il ne s'inquiète pas de savoir si ses mains sont tachées de sang."
Ces mots provoquèrent un froid immédiat dans l'assemblée.
La femme aux couteaux n'attendit pas plus longtemps. Un sourire malaisant s'installa sur son visage et, d'un geste fluide, elle tira un poignard de son fourreau.
Kiran agrippa immédiatement la manche de Solas sans même s'en rendre compte.
Avec la souplesse d'un serpent, elle déploya le bras dans un lancer en direction de l'homme au visage peint. L'arme disparut juste avant d'atteindre son œil, ne laissant derrière elle qu'un sifflement tranchant dans l'air : "Un assassin ?" glissa la femme, sa voix douce teintée d'une ironie glaçante : "Peut-être. Mais un assassin utile." En un instant, le poignard réapparut dans sa main, tournoyant entre ses doigts avec provocation avant d'être rangé d'un geste assuré.
Les regards étaient désormais tous tournés vers elle, ou vers l'homme peint. Mais ce dernier demeurait toujours immobile, comme s'il n'avait même pas remarqué l'attaque.
Non loin de lui, par contre, la jeune candidate que Solas avait remarquée plus tôt recula instinctivement. Elle manqua de trébucher avant de se fondre discrètement dans la foule, ses yeux cherchant frénétiquement une échappatoire.
Kiran prit conscience de ses doigts contractés sur les vêtements de son ami et les desserra, la voix à peine plus qu'un murmure : "On est au milieu d'une bande de fous furieux…"
Il opina d'un mouvement de tête, son regard méfiant ne se décrochant plus de la femme.
"Ceux qui jugent n'ont pas leur place ici. Ceux qui prouvent, si. Bonne chance à tous." conclut l'annonceur, qui tourna les talons et sortit aussi rapidement qu'il était venu, laissant les candidats dans un mélange d'anticipation et d'appréhension.
Les deux amis échangèrent un regard lourd de sens. Le ton grave de ce discours, mais aussi la révélation de cette femme, pourtant recherchée, qui était quand même autorisée à participer : tout cela était très loin d'être rassurant.
Solas sentit sa nuque se raidir. Une myriade d'interrogations sur la nature de cette épreuve se bousculait dans sa tête, mais ils étaient allés si loin, comment pouvaient-ils faire lâchement demi-tour maintenant ?
Autour d'eux, quelques candidats reculaient légèrement, certains déplaçaient la main sur leur arme, dans leur sac ou sous leur vêtement, comme s'ils se préparaient au pire. D'autres affichaient une indifférence inquiétante, comme s'ils savaient déjà que cette épreuve ne pardonnerait pas la moindre faiblesse. La tension était palpable, l'air lui-même semblait électrique. Ce n'était plus un simple regroupement d'individus aux compétences originales ; c'était une meute prête à s'entre-dévorer au moindre signal.
À côté de lui, Kiran avait blêmi. Il balbutia quelques mots incompréhensibles, cherchant désespérément un regard rassurant chez lui.
Mais Solas n'avait rien à offrir, lui-même pris dans le tourbillon d'une peur sourde qui s'installait peu à peu. Il sentait un vide naissant en lui, une absence douloureuse de toutes les illusions qu'il avait pu entretenir jusqu'ici. Ce n'était plus une quête de gloire ou de destin, mais une confrontation brutale avec une réalité qu'ils avaient beaucoup trop sous-estimée.
Toute leur naïveté s'était envolée, emportée par ces quelques mots et la lueur furtive de l'acier dans l'air.
Prochainement : Kiran
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