Chapitre 3

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Un poids brutal s’écrasa sur son ventre, lui coupant le souffle. Kian ouvrit les yeux en sursaut, l’esprit encore englué de sommeil. Pendant un instant, il ne sut plus très bien où il était. Puis un éclat de rire perça le brouillard dans sa tête, et il distingua la petite silhouette d’Elie qui rebondissait sur lui avec la férocité joyeuse d’un chaton.

— Debout ! lança-t-elle, ses cheveux en bataille lui tombant dans les yeux.

Sans attendre sa réponse, elle attrapa sa main et le tira hors du lit avec une force qui semblait décuplée par son enthousiasme. Résigné, Kian se laissa entraîner, les pieds nus heurtant le sol encore froid, jusqu’à la cuisine où flottait déjà l’odeur chaude du pain grillé et du lait fumant.

Il s’installa lourdement à la grande table. Dame Margot s’approcha aussitôt, un plat fumant entre les mains, et déposa devant lui une assiette d’œufs brouillés. Elle lui adressa ce sourire tendre qu’elle réservait aux plus anciens, ceux qu’elle avait vus grandir depuis l’arrivée à l’orphelinat.

— Mange, dit-elle doucement, mais n’oublie pas d’aller chercher tes ordres de mission pour aujourd’hui.

Kian leva les yeux vers elle, perplexe.

— Mes ordres ? Je croyais que mes tâches étaient déjà fixées pour la semaine…

Le ton de Dame Margot se durcit légèrement, perdant sa douceur pour prendre celui de l’intendante inflexible qu’il connaissait trop bien.

— Ne joue pas les ignorants, Kian. Tu participes comme tous les autres aux préparatifs de la cérémonie de ce soir. Et si tu tiens à ne pas commencer la journée en retard, tu as intérêt à te dépêcher.

Il écarquilla les yeux, surpris, puis se frappa le front du plat de la main. La cérémonie ! Comment avait-il pu l’oublier ? La fête annuelle de l’Académie, commémorant son ouverture et le lien ancien entre hommes et wyvernes. Mais aussi la fête qui accueillait les nouveaux apprentis et célébrait la rentrée.

D’un geste nerveux, il tourna la tête vers la fenêtre. Le ciel avait déjà perdu le rose pâle des premières lueurs de l’aube pour se teinter des nuances orangées du lever du soleil. Le temps filait.

Il n’avait pas une minute à perdre. Kian avala les œufs encore brûlants en quelques bouchées, repoussa son assiette vide, puis ébouriffa affectueusement les cheveux d’Elie qui mastiquait un toast dégoulinant de confiture.

— À ce soir, marmonna-t-il.

Il adressa un signe de tête à Dame Margot et fila à toute vitesse. Il rejoignit rapidement le baraquement des écuyers, où déjà plusieurs jeunes attendaient leur tour pour récupérer leurs ordres. Kian était le dernier. Il poussa un gémissement de frustration en rejoignant la file d'écuyers. Il questionna celui qui se tenait devant lui sur les missions déjà attribuées. Celui-ci lui répondit d’un ton las que les meilleures missions étaient déjà prises : accueil des wyvernes impériales, assistant de tribune, tout y était passé. Kian ne s’étonna pas que, pour ce garçon, les “meilleures missions” se résument à cirer les bottes des nobles.

La file avança et fut le tour du garçon devant Kian. Il exulta en tirant la mission de “Guide” — un poste en vue, sous les yeux des maîtres et des familles nobles. Kian, lui, haussa les épaules. Il n’avait aucune envie de passer la soirée à jouer les serviteurs pour ces nobles et leurs enfants vaniteux. Kian, à son tour, s’avança, tendit la main pour récupérer la dernière enveloppe contenant les instructions de mission.

— Soins et ornement des wyvernes, dit le maître écuyer.

Il resta interdit. C’était habituellement une mission disputée, l’occasion rêvée de montrer ses compétences d’écuyer et de se pavaner devant les bonnes familles. Pourquoi personne ne l’avait choisie ?

Le maître eut un sourire qui ne présageait rien de bon.

— Comme je l’ai dit ce matin au briefing… Celui où vous avez brillé par votre absence, la direction veut de nouveaux ornements cette année. Vous irez les récupérer à Clairval.

Kian sentit le piège se refermer. C’était ça. Il allait devoir aller en ville récupérer plusieurs dizaines de kilos d’ornements en métaux et pierres précieuses avant de remonter la colline jusqu’aux écuries. Rien que d’y penser, il se sentit déjà ployer sous leur poids.

— Un autre écuyer a-t-il été désigné à la même tâche ? demanda Kian avec espoir, qui retomba aussitôt qu’il vit le visage narquois du maître écuyer. Bien évidemment que non, il serait seul. Il serra les dents, inclina la tête en signe d’acquiescement, et prit la missive des mains du maître.

— Et pour que ce soit bien clair, ajouta celui-ci d’une voix mauvaise, chaque pièce a été comptée. Pas question d’en “perdre” une en route, orphelin.

Un éclat de rire retenti parmi les écuyers qui traînaient encore dans les parages. Kian tourna les talons, mâchoires crispées. Comme s’il avait envie de voler ces babioles ! Et puis, seul sur la mission, il aurait été bien idiot de tenter quoi que ce soit. Mais fallait-il vraiment le souligner devant tout le monde ?

Il s’éloigna vers les remises, attela une petite charrette, puis quitta la cour déjà en effervescence. Partout, les serviteurs couraient, transportant nappes, vases et paniers de victuailles, tandis que les couloirs bourdonnaient d’activité. Tous préparaient la cérémonie.

En franchissant la grande porte de la muraille de l’académie, Kian aperçut les toits de Clairval baignés par la lumière du matin. Dès les premières ruelles, le vacarme de la cité l’enveloppa : les marchands montaient leurs étals, les tavernes frottaient leurs sols et tendaient des bannières aux couleurs de l’empire, et l’air sentait le bois ciré et le pain chaud.

Il trouva rapidement l’enseigne du maître artisan. Kian tira la charrette contre le mur, puis poussa la porte. Un carillon discret tinta. À l’intérieur, la lumière des hautes fenêtres éclairait des trésors qu’il n’aurait jamais imaginé tenir entre ses mains.

Le maître artisan, un homme aux tempes argentées, leva la tête et l’accueillit d’un hochement bref.

— Tu viens de l’Académie ?

Kian hocha la tête et lui tendit la missive. L’homme la parcourut rapidement avant de se lever.

— Suis-moi.

Il guida Kian jusqu’à une longue table recouverte d’un drap de velours sombre. Anneaux d’or, bracelets ciselés, chaînes finement torsadées et brides de cuir doublées de soie étincelaient à la lumière, accompagnés de caches-griffes parfaitement alignées. Chaque pièce semblait transformer la wyverne en parure vivante.

— L’Académie exige l’excellence, clama le maître avec fierté. Ces pièces ont demandé des mois de travail. Manie-les avec soin.

Kian inspira, serra les mâchoires et se concentra pour charger tout cela sans rien ébrécher. Le maître expliqua d’un ton qui ne souffrait aucune contestation la manière dont les pièces devaient être disposées. La minutie qu’il exigeait de Kian lui rendit la tâche extrêmement complexe. Ce qui aurait pu être l’affaire de quelques minutes se transforma en une entreprise interminable, ponctuée des remarques acerbes du maître. Quand enfin la dernière pièce fut couverte et que la charrette alourdie fut jugée digne de quitter l’atelier, Kian soupira. Il inclina brièvement la tête en guise de salut, puis s’éclipsa aussitôt, un sourire ironique au coin des lèvres.

Lorsque la charrette fut enfin prête, Kian soupira et inclina brièvement la tête en guise de salut, un sourire ironique au coin des lèvres. Si j’ai survécu à cette vieille harpie, le pire est derrière moi, pensa-t-il. Mais à peine eut-il franchi la porte sud de Clairval qu’il sentit le poids de la colline qui menait à l’Académie. Raide, implacable, baignée par le soleil, elle le forçait à serrer les poignées de la charrette et à planter ses pieds dans chaque pierre rebelle.

Ses bras brûlaient, ses épaules tiraient, chaque pas était un combat, mais il avançait, haletant, déterminé à ne rien ébrécher de ce trésor. Lorsqu’il atteignit enfin la grande arche des écuries, couvert de sueur et les paumes meurtries, il eut l’impression d’avoir transporté une montagne entière. Soulagé d’être arrivé à destination, il soupira et commença d’équiper les wyvernes.

Les heures suivantes s’étaient écoulées dans un tourbillon de préparatifs : Kian équipa les cornes d’anneaux somptueux, ajusta les harnachements et murmura aux wyvernes pour calmer leur impatience. Torn le rejoignit, à contrecœur, à l’exigence du maître écuyer, car selon le maître, Kian était trop lent. Ce commentaire fit grincer des dents Kian. Le soleil monta puis descendit, et chaque mouvement semblait tirer un peu plus sur ses muscles fatigués.

Il termina avec Théros, lui évitant la pénibilité de porter les ornements tout l’après-midi. Celui-ci lui baissa la tête sans que Kian n’eût besoin de lui faire signe, et le jeune écuyer commença par installer les lourds anneaux d’or sur les deux cornes principales de sa crête. Trois fines chaînes, d’or également, reliaient les anneaux, se déposant avec grâce sur le front écailleux de la wyverne. Kian installa ensuite une bride d’ornement conçue de maillons d’or également. Kian doutait de l’efficacité d’une bride aussi fine, alors autant ne pas en mettre. Mais certainement que l’académie préféraient donner l’image de créature contrôlée. Avec un soupir, il recula d’un pas, laissant Théros relevé la tête et observa son corps. Sa silhouette, longue d’une bonne douzaine de mètre, semblait calculée pour le vol.

Contrairement aux dragons, dont il avait parlé la veille avec Alric, les wyvernes étaient faites pour la vitesse et la précision. Se tenant sur deux seules pattes arrière, Théros avait une allure de rapace. Ses ailes, membres avant de son anatomie, étaient repliée contre ses flancs. Lorsqu’il se redressait, Théros semblait trouver un point d’équilibre instinctif entre le sol et l’air, comme s’il appartenait aux deux éléments à la fois.

Kian ajustait les sangles de cuir noir d’une selle de cérémonie dont de fines bandes de tissus descendaient le long de son dos comme des rivières de soie blanche, slalomant entre les pointes noires de sa crête dorsale, jusqu’à la base de la queue. Cette dernière, longue et serpentine, se terminait par une excroissance osseuse en forme de lame. Kian dut y accrocher trois anneaux d’or également.

Le jeune homme s’écarta pour contempler l’ensemble : les ornements suivaient les lignes du corps. À la lumière de la fin de journée, la wyverne irradiait d’une beauté brute. Sa peau d’écailles fines évoquait le métal poli et les dorures en soulignaient les reflets. Kian était satisfait. Il n’était pas un grand fan de ces ornements plus contraignants que pratique, mais il reconnaissait la beauté que cela apportait aux wyvernes.

Un grognement plaintif le fit se tourner brusquement.

C’était Brym, une jeune wyverne verte. Torn s’était chargé de l’équipée. Habituellement, elle était calme, mais la nervosité de Torn s’était reflétée sur elle et elle s’en était imprégnée. Depuis plus de dix minutes, Torn essayait de lui arnacher la selle de cérémonie, sans succès.

Un glapissement de douleur poussa Kian à agir.

— Torn ! voulu l’avertir Kian.

Mais le garçon sursauta lorsque la wyverne grognant, serrant davantage la sangle. Dans un mouvement rapide, la wyverne poussa Torn d’un coup d’aile mal contrôlé alors que ses mâchoires se refermaient à côté du flan du garçon. Torn fut, au grand soulagement de Kian, projeté en arrière avant que la wyverne pu le mordre. Il libéra la wyverne tandis qu’il s’écrasa contre le mur.

Kian attrapa rapidement la bride en or rose que Torn avait déjà installée, et tira dessus pour forcer la wyverne à baisser la tête, alors que ses ailes battaient l’air qui les entourait.

— Tout doux, ma belle, murmura Kian

Il continua de lui murmurer des mots apaisant tout en tenant fermement la bride. S’il lâchait, la wyverne tenteraient de s’envoler dans l’écurie, provoquant plus de chaos qui l’aurait encore plus fait paniquer.

La porte de l’écurie claqua, et le maître écuyer entra.

— Que se passe-t-il ici ? hurla-t-il.

Le regard du maître écuyer balaya la scène, Torn contre le mur, la wyverne agitée, Kian figé entre eux. Puis ses yeux se posèrent sur lui, et Kian sut, avant même qu’il n’ouvre la bouche, que rien de ce qu’il dirait ne ferait vaciller la lueur cruelle qui brillait dans ses yeux.

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