Chapitre 2 : Emmanuel

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Lorsque je le vois qui approche, je me sens pétrifiée. Ce n’est pas l’autre derrière qui m’immobilise, ce n’est pas sa force physique qui m’entrave, qui m’empêche de bouger, de réagir, de fuir. C’est lui : le monstre dégoûtant qui marche lentement en m’observant scrupuleusement comme un morceau de viande à la boucherie. Il ouvre la bouche pour commencer à débiter des insanités quand soudain j’entends une autre voix.

« Arrêtez, vous tous ! Je suis là ! »

Aux mots « Je suis », mes agresseurs semblent enfin réagir et dévisager l’homme qui a surgi sur la berge. Il est grand et beau, bon et fort, apparemment. Ils semblent le connaître car ils se figent.

« Emmanuel ? Que fais-tu ?

— Je veux payer pour eux.

— Alors, paye ! »

Comme s’il avait attendu ces mots, l’homme qui a maintenu mon frère s’avance et saisit Emmanuel de la même manière. Je crie. Pourquoi faut-il que tout cela recommence avec lui ? Il n’a rien fait. Un, deux, trois coups de poings s’abattent sur son visage. Je hurle, je me débats. Combien d’hommes devront-ils encore tomber en vain ? Ce cauchemar ne finira-t-il pas ? A nouveau, je vois le gars au couteau enfoncer son arme dans le ventre de cet Emmanuel que je ne connais pas. La douleur m’étreint. Je le vois alors souffrir comme mon frère, deux innocents sont assassinés sous mes yeux en même temps. Enfin, son corps chancelle et tombe.

« J’ai payé, dit-il.

— Pour lui, répond froidement le meurtrier, mais pas pour elle. Tu n’as pas ressenti sa douleur, sa peur, sa culpabilité et son chagrin.

— Soit. »

Et aussitôt qu’il a consenti, ses yeux s’ouvrent en grand, son teint devient blafard. Il frémit, son corps entier se contracte. Des larmes roulent sur ses joues et son souffle se raccourcit. Longtemps, il halète. Je pense que ses blessures ne l’aident pas non plus. Enfin, il murmure :

« Allez-vous-en ! »

Et les trois hommes s’en vont. Je reste debout sur place, incapable de bouger.

« Julie, chuchote-t-il encore, amène-moi ton frère. Il ne doit pas mourir. »

Je tremble. Va-t-il aussi sauver Quentin ? Le peut-il seulement ? Dans le doute, je préfère obéir et je m’élance vers mon frère. Je sens soudain une main qui me frôle le visage ; c’est Julie, j’en suis sûr. Je ne sais pas ce qui s’est passé, comment elle a survécu ni dans quel état elle est.

« Laisse-toi faire. » me dit-t-elle seulement.

Ses mains glissent sous mes aisselles et me tirent. Je gémis : le mouvement me fait mal, pourquoi bouger encore ? De toute manière j’ai perdu trop de sang. Elle me tracte sur le pavé sur plusieurs mètres et puis enfin elle s’arrête. Elle me dépose avec délicatesse. Une autre main passe alors sous ma tête et je me raidis. Cette main est grande et forte, ce n’est pas celle de ma sœur. J’ai peur que ce soit celle de l’un de mes agresseurs.

« C’est moi, Emmanuel. Ne crains pas. »

Nous clignons des yeux de surprise. Pourquoi cette voix nous rassure-t-elle tous les deux si facilement, si efficacement ? Pourquoi avons-nous envie de tout lui confier, jusqu’à nos vies ? Emmanuel plonge la main avec laquelle il ne soutient pas Quentin dans la Seine. (Le fleuve est gros des pluies automnales en ce mois de novembre.) Ensuite, il laisse couler l’eau sur la blessure de Quentin. Je m’attendais à ce que le liquide pique car je croyais à de l’alcool mais pas du tout. Mon abdomen encore gluant de sang chaud se rafraîchit et se purifie. Je sais que c’est impossible et pourtant j’ai la nette impression que la plaie se referme. L’eau passe aussi sur mon visage tuméfié et le guérit. Ma douleur s’estompe, mes idées s’éclaircissent, mon esprit se repose comme jamais dans ma vie.

Quentin se redresse sur un coude et cligne des yeux. C’est l’obscurité quasi-totale depuis le départ des détrousseurs mais quelques lumières scintillent sur la Seine. Mon frère observe notre bienfaiteur :

« Qui êtes-vous ?

— Emmanuel. Mais laisse donc ta place à ta sœur, que je la guérisse, elle aussi. »

Nous échangeons un regard incrédule. Julie est blessée ? Non, je ne suis pas blessée ! Malgré tout, nous obéissons : je me lève et je m’assieds à sa place. Emmanuel est couché le long de la Seine, baigné de sang. Il semble démoli alors que son allure respire la puissance et la certitude. Sa main tremblante plonge dans l’eau calme et caresse le visage de Julie.

« Ne crains pas. »

Je vois tout de suite que Julie vit la même chose que moi. Elle se laisse aller à la confiance et ses peurs, son chagrin disparaissent de sa face.

Tous les deux, voici que nous naissons à nouveau. Nous nous étreignons longuement. Jamais nous n’avons été si bien, jamais nous ne nous sommes sentis si neufs, si beaux, si jeunes. Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive mais cela nous importe peu finalement. Nous avons seulement le désir de continuer à vivre. Avec Emmanuel à nos côtés. Nous nous tournons soudain vers lui :

« Emmanuel, disons-nous.

— Quentin, Julie. » répond-il.

L’entendre dire nos noms nous saisit. Il y a tant de force quand il les dit, que l’on se sent attrapé tout entier. Alors nous l’assaillons de questions : nous voulons savoir qui il est, comment il nous connaît, si nous le reverrons et comment nous pouvons à notre tour le soigner. Suffit-il de plonger sa main dans la Seine pour guérir ? A cette dernière question, Emmanuel rit de bon cœur malgré sa souffrance :

« Ce n’est pas l’eau qui guérit, c’est moi.

— Évidemment.

— Rendez-vous au numéro 1, rue de la Salvation, nous dit-il en hoquetant.

— Rue de la Salvation ? Où est-ce ?

— Entre la rue du pont Sainte-Nitouche et le marché Saint-Glinglin. Allez ouste, mettez-vous en route ! »

Nous n’avons jamais vu cette rue en dix ans passés dans ce quartier de Paris. Mais nous ne pouvons pas contredire ce même Emmanuel qui nous a sauvés de la mort et qui semble si sûr, si sage. Alors nous nous répandons en remerciements et, à regrets, nous le laissons chez nous, mourant. De toute façon, personne ne peut soigner une blessure comme la sienne, sauf lui-même.

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