L'héritage - 2 -

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Bien que d’un âge avancé, le banquier ne connaissait que très peu mon oncle : la rotation des postes, m’expliqua-t-il. Surtout, compris-je rapidement, le total manque de curiosité d’Albert pour ses affaires financières ne l’incitait pas à franchir la porte de l’agence. Plusieurs fermages arrivaient sur le compte en octobre. Les impôts et taxes se soldaient en fin d’année. À ce terme, le reliquat était placé automatiquement. C’était cette accumulation qui avait permis de liquider les droits de succession. De plus, mon oncle touchait une retraite. Il avait été riche. Le conseiller tortillait, car, de temps en temps, de gros retraits en liquide se produisaient, à la limite des obligations de déclaration à Tracfin. Il m’expliqua longuement les affres dans lesquelles ces opérations le plongeaient, ainsi que son directeur. Il se montra soucieux de savoir si je poursuivrais ces pratiques. Je le rassurai, ne voyant pas pourquoi j’aurais recours à de tels mouvements. D’un ton protecteur, il me recommanda d’aller rencontrer « mes fermiers ». Se connaitre entre propriétaire et prenant est un facteur de bonne entente ! m’assena-t-il. Il continua, baissant la voix, pour m’avertir de la ritournelle de leurs plaintes, de leurs revendications. Il gérait aussi leurs comptes et m’apprit la mentalité des agriculteurs d’ici. J’avais l’air trop naïf, se justifia-t-il, sans se douter de l’étendue de mon ignorance des choses financières et terriennes ! Nous avons passé trop de temps sur ces affaires, qui ne me passionnaient guère. Légèrement paternel, il me couvrait de conseils, que j’engrangeais à tout hasard. Il me suggéra également de faire établir un diagnostic complet de la maison, si je souhaitais la conserver, tout en m’indiquant une agence prête à en assurer la vente.

J’étais exténué en sortant. Je fis quelques courses dans les boutiques du village. Le conseiller avait parlé avec un léger accent, mais les commerçants comme les clients chantaient avec les mêmes intonations, les mêmes mélodies que j’avais distinguées, si rarement, chez papa. Entendre ces inflexions me bouleversa, comme si le fond de mon âme résonnait, retrouvait son giron.

Je remontais en tentant de gazouiller cet accent. David m’attendait, autant affamé de nourritures que d’informations.

— Allez, Séb, dis-moi !

— Quoi ?

— Ne fais pas l’imbécile ! Avec moi, ça ne prend pas !

— Je ne sais pas… C’est étrange !

David se taisait. Il avait raison de m’obliger à mettre des mots sur tout ça.

— Je ne sais pas. Je me sentais partir. Plus rien n’avait d’importance. Même cet héritage… Vous n’auriez pas insisté…

— Bon, tout ça, je sais. Mais tu as brusquement changé depuis que nous sommes arrivés.

— Ça se voit ?

— Je t’adore ! Cela fait presque trente ans que je te connais !

— Alors tu vas m’expliquer, parce que moi… Cette maison est spéciale. Je ne crois pas aux forces et aux fluides, mais là…

— C’est la maison familiale ? Celle de tes ancêtres ? Ton père est né ici ?

— Je pense… mais je ne sais pas.

— Ton père…

— Tu le connaissais ! Plus taiseux, ça n’existe pas ! Et sur l’histoire de la famille, c’était le grand interdit !

— Tu ne me m’avais jamais dit.

— Comme quoi, tu ne me connais pas si bien que ça !

— Arrête ! Je sens en même temps que toi quand ça va et quand ça ne va pas ! Raconte ton père et sa famille…

— Pour ce que c’est intéressant… Tiens, je vais te raconter quelque chose de bizarre ! Chaque année, papa m’emmenait aux Invalides. Depuis toujours et pas forcément à la même date. Nous parcourions tout le musée, qui restait identique à lui-même d’une année à l’autre ! C’est dans la partie napoléonienne que ça se passait ! Chaque fois, il s’arrêtait longuement devant un colonel dans son uniforme d’infanterie légère. Tu me crois si tu veux, mais il devenait sacré.

— Comment ça ?

— Il n’entendait plus rien, il était dans un autre monde. Petit, je trouvais ça traumatisant. Après, j’étais curieux et étonné, sans jamais comprendre. Viens voir !

Je l’entrainais dans la salle à manger.

— C’est le même uniforme !

Je me rendis compte que ma voix tremblait.

— Victor Martin de Jonhac, 1813, vingt-troisième régiment d’infanterie légère, déchiffra-t-il. Donc c’est un ancêtre à toi, donc c’est la maison familiale. Élémentaire, mon cher Séb ! Sans compter qu’un « Martin de Jonhac » hérite d’une maison à Jonhac… Troublant, non ?

— Oui, c’est sûr et je le sais bien. Mais est-ce à moi ?

— Bon ! J’ai faim. Tu me raconteras ça au restau.

— J’ai acheté de quoi manger. Ça a l’air plutôt sympa. Cuisine ou terrasse ?

— Trop beau pour s’enfermer ! Viens, on remet la terrasse en place.

Un bon coup de nettoyage suffit pour effacer des années d’abandon. Ici, tout semblait prêt à être réveillé.

David avait trop faim pour penser ou écouter pendant qu’il mangeait. Je le regardais, même si je le connaissais parfaitement. Robuste, le visage un peu ingrat sous sa tignasse, il s’illuminait au premier sourire dont la force lui valait d’attirer facilement la sympathie. Esprit vif et rigoureux, il était un puits de savoirs dans de nombreux domaines. Pourtant, je ne l’ai jamais vu ouvrir un livre ou parcourir un article. Il faudra que je me décide, un jour, à lui demander son secret. Il avait une énergie folle qu’il aimait dépenser dans le sport, cherchant la limite de l’effort. J’avais du mal à le suivre, alors qu’il voulait toujours m’entrainer dans des aventures impossibles pour moi, m’aidant à les réussir, annihilant ainsi mes prochaines objections. Je suis d’une nature contemplative, préférant la réflexion statique au mouvement perpétuel, la lecture à l’imagination.

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