L'héritage - 9 -

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Sa venue était insolite, mais j’y voyais un grand intérêt : il avait dû connaitre mon oncle et détenait sans doute de précieuses informations.

Aurélien, le mal nommé avec ses cheveux noirs et son teint mat, affichait des yeux sombres laissant percer vivacité et détermination. Il était sur ses gardes, moi j’étais sur mes interrogations. Albert devait avoir dans les soixante-dix ans, lui en paraissait à peine trente. Je n’osais le questionner autant qu’il n’osait parler. Cependant, nous nous sentions en sympathie et nous avions des sujets à échanger. Je l’ai invité à partager mon repas. J’avais vite compris les difficultés d’approvisionnement à la campagne et mon garde-manger permettait de tenir plusieurs jours. Les charcuteries et fromages locaux nous occupèrent en silence. Une bouteille de vin nous aida à oublier la gêne de deux inconnus autour de la même table.

Je tentai quelques petites interrogations. Depuis quand venait-il ? Ses passages étaient-ils fréquents ? Il me répondait d’un mot, gentiment, mais brièvement. Ma tête fonctionnait à toute vitesse, échafaudant les hypothèses les plus saugrenues. Aurélien était un enfant abandonné. Aurélien et Albert avaient une relation homosexuelle (il ne me paraissait pas gay, mais ma méconnaissance du sujet se constituait d’a priori !). Aurélien faisait chanter mon oncle. Il était son fournisseur de drogues, son fils caché… Qu’est-ce qui pouvait les rapprocher ?

Je devais avoir un air stupide, car Aurélien éclata de rire.

— Allez, Sébastien, dis-moi deux choses de toi. J’ai besoin d’être sécurisé pour parler. Je pense que je peux te faire confiance, mais je préfère vérifier.

L’ambiance de cette cuisine était cordiale et son tutoiement invitait à la camaraderie. Je lui racontais comment ce logis m’était tombé du ciel, comment j’avais eu le coup de foudre. Il m’écoutait, souriant. Je révélais alors mon absence de liens familiaux, mon père, ma famille actuelle, mon boulot. C’était d’une banalité affligeante. J’insistais sur mon souhait de connaitre mon bienfaiteur. À sa moue approbatrice, je vis que je venais de réussir mon examen de passage.

Je précisais mes questionnements sur cette maison, sur Albert. Qui avait-il été ? Je voulais connaitre sa vie, son histoire. Aurélien pouvait-il m’en parler ? Et lui, qui était-il ? Quelle était cette relation ponctuelle et régulière ? Comment avaient-ils fait connaissance ?

Quelques cafés plus tard, assortis de verres de gnole, dont il connaissait la cachette, j’étais sur le cul !

Albert avait fait sa carrière dans la gendarmerie, circulant dans tout le pays, avec Jonhac en point d’attache. Il avait fini lieutenant-colonel, ce qui était un grade élevé. Cette information contredisait le genre des livres de sa bibliothèque. J’allais questionner Aurélien quand il m’expliqua les profondes convictions de justice sociale, d’anticapitalisme qui animaient mon oncle. Il voulait détruire le système ! Il s’y était introduit à un point sensible : au sein de ceux qui devaient le protéger. Il racontait, me dit Aurélien, qu’il vivait son métier comme une mission. « Ce sont toujours les pauvres, les paumés, les laissés-pour-compte qui dérapent. » Il s’était vite rendu compte que pénétrer l’appareil policier ne servait à rien. En revanche, être moins durs avec ceux qui n’en pouvaient plus avait été sa ligne de conduite permanente. Il avait eu une réputation spéciale, il avait été souvent raillé, restant indifférent à ces murmures nauséeux. Albert avait dû se battre et encaisser des coups. Il était foncièrement honnête et rigoureux. Sa hiérarchie, loin de l’image attendue, lui avait évité d’être en contradiction avec ses idéaux. Il avait fait une belle carrière grâce à cet encadrement bienveillant. Il était surnommé « le Saint », lui l’anticlérical forcené ! Cela l’avait amusé, avant qu’il ne l’endosse avec fierté comme étendard.

Aurélien passait deux ou trois fois par an. Il dormait ici, pour faire étape. Petit à petit, ils avaient sympathisé et Albert appréciait cette compagnie. Les longues nuits usant son naturel réservé, il s’était livré, heureux de ce succédané de fils qui l’écoutait avec compréhension. Aurélien, n’ayant jamais eu de père, admirait cet homme pour sa droiture, la constance de ses convictions. Doutant souvent de ses luttes et de leur bien-fondé, il repartait de Jonhac avec une foi ravivée.

La complexité de mon oncle me plaisait ! J’étais confondu par cet engagement, par sa détermination invariable, bien incapable, moi, de me tenir à une idée. Sa démarche était restée solitaire, car il ne s’était jamais marié, toujours selon ses confidences à Aurélien. Ce dernier n’avait jamais parlé d’Albert à qui que ce soit, taisant l’origine de ce financement à ses « amis ». Le gendarme révolutionnaire s’était montré attentif, avec générosité et gentillesse derrière son masque de froidure. Il avait, en quelques sortes, adopté ce visiteur du soir qui lui avait rendu son affection. Ils étaient devenus, il cherchait le mot juste, complices de malheur. Aurélien évoqua le ressenti d’une blessure psychologique profonde qu’il avait perçue chez Albert. Un soir, ce dernier avait laissé échapper cette unique confidence : « Je ne souhaite à personne une enfance et des parents comme les miens ! ». Un frisson me parcourut. Non, mon oncle n’avait jamais fait d’autre allusion à sa famille ou à un frère. Qu’avait été leur enfance ? Par quoi avaient-ils été meurtris ? Cela aurait-il expliqué l’attitude de mon père, finalement assez similaire à celle de son frère ? Pour saisir cette blessure, Aurélien devait en avoir vécu une comparable. J’avais également envie de découvrir la personnalité de cet étrange et attrayant visiteur. M’intéresser à un autre était une première pour moi.

Aurélien ne me laissa pas le temps de réfléchir. Il ajouta une nouvelle touche à la peinture de cette âme. Très tôt, Albert avait perçu le danger de ce système pour l’avenir autant que pour le présent. Apparemment, sa famille était riche depuis longtemps. Il décida de soutenir des personnes, des groupes qui agissaient pour transformer ce monde. Étonnant numéro d’équilibriste, puisque le jour il pourchassait les fauteurs de troubles qu’il finançait la nuit !

Il donnait des conseils de vigilance, de protection, mais jamais il ne se serait permis de livrer le moindre élément d’une enquête en cours. Un véritable Janus.

Je comprenais deux choses : les sorties importantes constatées par la banque étaient destinées à ces opérations et Aurélien était un de ces intermédiaires qui venaient chercher des fonds. Je n’avais pas envie d’en savoir plus. Il n’osa pas me solliciter. Je n’aurais pas su quoi répondre, n’ayant aucune conscience des enjeux sociétaux ou politiques.

Le lendemain matin, malheureusement, notre intimité avait disparu. Ce furent quelques mots échangés avec simplicité, sans plus. Beaucoup de questions demeuraient, mais Aurélien ne semblait plus disposé à parler. Il partit rapidement, sans laisser la moindre trace. Je ne savais pas si je reverrai ce personnage étrange, si doux de visage, dont on devinait l’inflexibilité. Plusieurs fois, je me suis demandé si je n’avais pas été victime d’une hallucination. Cela s’était passé si vite. Les informations du conseiller, le croisement avec nos découvertes à venir m’incitent à croire à sa réalité, bien qu’à ce jour ni lui ni aucun autre quémandeur ne se soit manifesté.

Je restais encore deux jourx, inutilement, uniquement parce que cette maison m’apaisait. J’avais essayé de parcourir certains livres de mon oncle. C’était un jargon incompréhensible. Je voulais tant en savoir plus sur cet homme si singulier. Par son frère, j’espérais comprendre mon père, ce taciturne aimant.

J’ai quitté Jonhac troublé. La maison m’avait ensorcelé, c’est vrai, mais je n’avais rien trouvé comme papier sur l’histoire de la famille. Mon esprit se refermait sur ce vide toujours présent.

À mon retour, Nathalie fut frappée de mon changement. Je n’arrêtai pas de discourir sur la maison, la région, Aurélien, Albert, mélangeant un peu tout. Même les filles avaient levé le nez de leur écran, étonnées par mon enthousiasme. L’évidence s’imposait. Tant pis pour La Tremblade, tant pis pour la mer cet été : elles avaient toutes les trois envie de découvrir cet endroit, emportées par ma fougue et heureuses de me voir si exalté. L’entrepreneur n’aurait sans doute pas eu le temps d’effectuer la moindre amélioration : ce serait rustique ! Raison de plus pour se lancer dans cette aventure !

L’attente du retour pendant ce long mois de juin me fut douloureuse. Mon esprit était là-bas, mon corps ici.

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