L'histoire - 2 -

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Ce froid lundi matin de mars 1720, une fièvre agitée anime l’hôtel ducal. La veille, le Prince l’avait fait appeler tardivement. Il devait y avoir trois fourgons prêts à démarrer dans la matinée du lendemain. Entré dans la maison depuis ses dix ans, il était au service du futur prince depuis une vingtaine d’années, ayant acquis la confiance de ce maitre de sang royal, aussi laid que malfaisant. Intelligent, réservé et ambitieux, il fait fonction de premier valet de chambre, chargé en fait des besognes spéciales de Son Altesse, c’est-à-dire satisfaire les extravagances de son maitre. Il se surpasse dans ce rôle, avec discrétion et efficacité.

Trouver trois fourgons à cette heure tardive ! Martin avait passé toute la soirée à les dénicher. Heureusement qu’il connait beaucoup de monde, pas toujours recommandables au demeurant. Pour une fois, il avait eu les moyens de payer les charretiers. Généralement, il a peu de marges pour ses commissions particulières.

Le samedi et le dimanche, le défilé des visiteurs n’avait pas cessé. Un événement important est en train de se produire. Il avait reçu l’ordre de venir habiller son maitre une heure plus tôt que l’habitude, en apportant une petite collation, qui « ne devait pas les retarder ! » Le carrosse, celui destiné aux sorties furtives, sans armes sur les portières, devait également être prêt. Lui devra être en vêtements simple, sans la livrée. Martin devine qu’il s’agit sans doute de la fameuse Banque générale, si chère à son maitre, vu les personnages qui ont défilé. Il ignore ce qui se déroule, ne comprenant rien à ces affaires qui dépassent sa position de domestique. Il avait entendu ces aristocrates dire pis que pendre de ce monsieur Lass, ou Lau, et en même temps, il avait fréquemment accompagné son maitre pour porter des sacs de louis à cette banque.

L’habillement se fait rapidement, sans les agacements coutumiers de mauvais positionnement de telle ou telle pièce. Avant de partir avec le Prince, Martin fait un détour par sa chambre. Il glisse sous sa chemise les actions et bons qu’il a achetés plus d’un an auparavant, à tout hasard, guidé par une intuition lui dictant d’imiter les gestes de son maitre. Il se souvenait de ses visites aux prêteurs, des gens désagréables qui vous faisaient signer des papiers mal écrits. Il avait emprunté plus de vingt fois ses gages annuels. Autant dire, trente fois, maintenant, avec les intérêts. Tout ça parce que le Prince avait lâché un soir, abruti une fois de plus par le vin :

— Dommage, Martin, que tu ne sois pas riche ! Tu achèterais quelques actions de ce bon monsieur Law, tu verrais la fortune couler à toi !

Son Altesse lui indique de faire marcher les fourgons en ordre dispersé, en empruntant la rue du Roule et de les faire stationner rue de la Fer pour attendre les instructions. Une fois les dispositions transmises, Martin revient et accompagne le carrosse à pied le long du Pont-Neuf, déjà encombré, malgré l’heure matinale, des marchands et de leurs frêles étals. Si le quai de la Ferraille est dégagé, contourner le Grand-Châtelet pour atteindre la rue Saint-Denis s’avère laborieux. Ce quartier est infernal toutes les heures du jour. Le Prince trépigne en cognant le carreau. Martin avance devant, éloignant les manants, avec l’interdiction de faire allusion à la personne cachée derrière les rideaux de la voiture. Le passage de la rue Trousse-vache, bloquée par un déchargement de futs, lui vaut quelques invectives de la part de l’irritable personnage. Martin est accoutumé à ces mots hargneux, ce qui ne l’empêche pas de continuer à écarter la multitude. Ils finissent enfin par arriver rue Quincampoix.

Le Prince demeure dans son landau et envoie son valet, muni d’une énorme sacoche emplie de papiers, régler l’affaire, avec obligation de venir immédiatement lui rendre compte. Les préposés aux écritures le reconnaissent, puisqu’il est le commissionnaire habituel, chargé du portage des lourdes poches de louis d’or ou d’écus d’argent du carrosse vers la banque. Martin remet les titres. L’employé se lève pour aller consulter monsieur Vertmontier, le premier secrétaire de monsieur Law. Ce dernier sort de son bureau, ignore hautainement le laquais et se dirige vers la voiture. Le conciliabule à l’intérieur dure, puis le banquier ressort, le visage défait. Il indique à Martin que tout va être exécuté selon les désirs du Prince et qu’il peut faire avancer les charriots. Un peu de patience est cependant requise, car cela représente de nombreux sacs à préparer et oblige à mobiliser un grand nombre d’hommes. Pendant que cela s’organise, le serviteur montre ses propres papiers. Le guichetier hausse les yeux sur lui, puis les épaules, avant de marmonner qu’il sera fait comme pour son maitre. Il lui glisse une feuille sur laquelle est inscrite la somme qui va lui être remboursée. Martin ne réagit pas, alors que le sol vacille sous ses pieds. Il est devenu extraordinairement riche, presque millionnaire ! Pour lui qui ne connait que les liards et les écus, ce montant faramineux de livres ne représente rien.

Il ne peut rien laisser paraitre. Fiévreux, il part à la recherche du premier fourgon qu’il fait avancer jusque devant une porte sur le côté de la Banque. Pendant le chargement, il voit au travers du rideau légèrement écarté la face de son maitre, avec un regard effrayant. Ce dernier l’appelle d’un signe de la main.

— Martin, vous ferez mener le charriot jusqu’à mon hôtel dès qu’il sera chargé. Qu’il nous attende dans la cour, surtout pas sur le quai !

Le fourgon, débordant, se met à rouler doucement sous la charge. Martin fait approcher le deuxième, puis le troisième équipage. L’artère est agitée, mais le transbordement se déroule discrètement, sans attirer l’attention.

Quand le troisième attelage s’éloigne, des poches restent, en nombre conséquent. Martin balaie la rue des yeux et avise un charretier en train de repartir sa livraison terminée. Il le réquisitionne au moyen de quelques pièces. Martin achève le déplacement des sacs lorsqu’il voit tourner le landau du Duc de Bourbon. Il vient évidemment pour la même chose : ils ont dû s’entendre ce dimanche. Son arrivée en grand train interroge les passants et les clients de la Banque. Des rumeurs commencent à monter alors que les ultimes sacoches sont enfournées dans le carrosse, au pied du Prince maugréant. Ce dont le haut passager ne se doute pas, c’est que ces pochettes correspondent pour partie à la fortune que Martin vient d’acquérir. Ce dernier est trop préoccupé pour oser s’amuser de la situation.

Les trois fourgons progressent sans encombre jusqu’à l’hôtel. Selon les ordres, les balluchons alourdis sont rangés dans l’ancien silo à grains. Il doit rameuter pratiquement tous les domestiques mâles pour décharger cette pesante fortune. Martin supervise discrètement le bon déroulement, s’esquivant régulièrement vers sa chambre avec un des sacs lui revenant. Le soir, tout est terminé, les voituriers renvoyés, la clé de la remise dans les mains du Prince, ainsi que tous les papiers de la transaction. Ce dernier semble content de son affaire. Martin n’a jamais vu le disgracieux aussi heureux. Cela a été une opération délicate et Martin s’est démené pour sa bonne fin. Même habitué aux méthodes dédaigneuses de son maitre, il aurait aimé recevoir un mot de satisfaction pour ce travail dont il était fier. Aujourd’hui, cela lui est égal ! Il vient d’obtenir sa liberté dans des conditions fabuleuses. À son tour, il peut mépriser ce seigneur sans vergogne, se gardant bien de le montrer.

Dès le lendemain, Martin profite d’un moment calme pour aller rembourser quelques-uns de ses créanciers. Un sac est à peine entamé pour ce faire, malgré les intérêts faramineux qu’il doit. Au retour, il passe à côté de la rue Quincampoix, noire de monde et de bousculades. S’approchant, il apprend que les annonces des visites du Prince et du Duc ont déclenché une ruée. Tous veulent maintenant se faire payer leurs titres.

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