L'histoire - 8 -

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La mémoire des phénomènes climatiques imprègne cette période, tellement ils sont une question permanente de survie pour le commun et le facteur principal de fluctuation de la richesse familiale. Aux étés caniculaires, quand les bobourinádos durcissent la terre et laissent les bêtes sans foin succèdent des hivers si rigoureux qu’on voit l’eau geler dans le pot sur la table devant la cheminée qui ronfle. Les loups descendent alors plus tôt et plus nombreux de la montagne, tandis que la bijio négro fige le territoire sous ses nuages funèbres. Il est nécessaire dès lors de faire venir du grain de Rodès, payé à prix d’or et transporté sous bonne garde, car du blé avait été volé les premières années, puis le monter au grenier. Ces années-là, les rentrées peinent à maintenir le train de vie, pourtant modeste, de la maison. Au moins, on ne meurt pas de faim à l’houstál de Jonhac ! Entre ces mondes qui partagent la même rudesse de vie, qui dépendent tout pareillement du ciel, les différences s’avèrent minimes.

À Rodès, à la Mascarie, une maison de force a été ouverte pour les miséreux en cette année 1741. Ce qu’on en dit est terrible. Plusieurs échauffourées avaient eu lieu dans la contrée, souvent des femmes qui s’opposaient à l’enlèvement du grain par les marchands. On parlait de grands désordres lors desquels la population, rameutée par le tocsin, avait brulé ou jeté à la rivière les charrettes venues charger les sacs.

Depuis l’été précédent, Martin père a demandé à son parrain, Armand Nayrague, de commencer à intéresser Léon au ménage du domaine. Il sait maintenant le nom des principaux paysans. Après le battage, il a assisté au partage du froment et des tardivaux dans chaque bouório. Les sacs étaient alignés, la semence mise de côté et Armand notait ceux à apporter à la maison. Il était un très bon fermier, sachant la valeur des terres et leur production, débusquant les sacs cachés. Le pauvre Jacque pris en dissimulation est jeté sur les chemins avec sa famille.

— J’ai trouvé seulement deux ruptures de bail pendant cette période, sans raison invoquée.

Ils repassaient à la saison pour les fruits et le vin, entendant les mêmes ressassements de plaintes. Armand lui avait montré les chiffres, ce qu’il fallait garder pour la maison, ce qu’on pouvait vendre aux marchands. En fin d’automne, durant de longues journées, monsieur Nayragues père venait pour les baux des nouveaux métayers, qui emménageraient à la Toussaint ou à la Saint-Saturnin.

Depuis plus de dix ans, lui avait expliqué Armand, les fléaux s’abattaient sur ces pauvres bougres auxquels le curé évoquait sans cesse les sept plaies d’Égypte, exigeant leur nécessaire repentance face à la colère du Tout-Puissant. Les bénédictions des terres et des bêtes, les incessantes processions expiatoires, malgré leur peu d’effets, paraissaient le recours le plus sage.

Cette saison-là, les livraisons de grains ont été si médiocres qu’il n’avait même pas été utile de faire venir le marchand de grains. L’abbaye voisine, qui reçoit une partie de la dîme, n’a pas pu emplir suffisamment son grenier d’aumône. Les châtaignes, ultime ressource salvatrice, sont peu abondantes et disputées par les sauvagines déjà affamées. L’hiver s’était annoncé sous ces auspices sombres.

Le jour de l’épiphanie 1736, la bise glacée commença à souffler, pétrifiant tout pendant près d’un mois, terrant chacun au fond de sa masure, faisant déserter les foires et autres assemblées. On trouvait des animaux, et parfois des hommes, morts de froid dans les chemins. Le vin gelait à rompre les pipes les plus robustes. Avant même que la canteleu ne siffle, les portes des maisons et des bergeries avaient été renforcées. Quand la tuile à loup chanta, même les plus intrépides ne purent retenir un frisson : il n’y avait plus d’espoir. Les nuits furent hantées des hurlements, et, par la grâce de Dieu, seul un poulailler subit une attaque avant que les fauves aillent chercher plus loin une nourriture incertaine.

Puis le frima céda la place à des jours de givrée, plongeant le pays dans une brume blanche qui le laissait comme couvert à la chaux quand elle se levait en milieu de journée, avant de relancer son linceul avec l’obscurité.

Dès les premiers réchauffements, des bandes d’affamés se mirent à arpenter les chemins, attaquant les maisons isolées à la recherche de la moindre subsistance. L’aisance apparente de la maison la désignait comme un lieu épargné par la faim et de provisions.

Léon dormait paisiblement, recroquevillé sous le pesant édredon pour préserver sa petite chaleur. Depuis toujours il abhorrait ces nuits d’hiver, quand se dévêtir dans le froid, enfiler cette chemise glaciale et attendre que la bonne ait bassiné sa couche devenaient une épreuve. Elle ne descendait jamais assez loin, voulant garder de la braise pour tous les lits, surtout le dernier : le sien. Le fracas réveilla l’adolescent : des coups sourds, des voix fortes et lointaines, le déchirement du bois éclaté, suivi de clameurs. Effrayé, il se glissa au plus profond de son lit, poussant ses pieds dans la partie gelée. De nature craintive, il préférait ignorer les tourments plutôt que de les affronter.

Il entendit la porte de la chambre de son père s’ouvrir, des pas précipités dans l’escalier, la voix interrogative de Gaston, l’homme à tout faire, alors que tonnait celle de son père :

— Qui êtes-vous ? Qui vous permet de briser ma porte et de pénétrer chez moi ?

La réponse ne parvint pas au garçon pelotonné sous les plumes, terrorisé par ces bruits inconnus. Des bribes lui arrivèrent, angoissantes, parmi lesquelles il reconnut la voix paternelle. Le ton avait baissé. Il se mit en boule, souffla sur ses doigts crevassés d’engelures et repartit dans son sommeil innocent.

Il manqua ainsi la scène de son père, descendant l’escalier muni d’un beau fusil de chasse reçu en cadeau et dont il ignorait le maniement. Il fut cependant assez impressionnant pour effrayer la douzaine d’hommes, femmes, enfants qui se précipitaient dans la cuisine, raflant le moindre débris comestible. Ils étaient étrangers, car ils méconnaissaient les sacs soigneusement entassés dans le grenier, à l’abri des rongeurs. Ils s’éparpillèrent en engouffrant les dernières miettes, laissant le maitre et son serviteur hébétés devant cette sauvagerie de la faim.

Au lever du jour, la faim et une envie pressante forcèrent le gorcóu à sortir de sa bulle tiède. Les matins étaient aussi éprouvants que les couchers. Il enfila ses vêtements glacés, pourtant soigneusement disposés sous l’édredon rouge, sans oublier le bonnet sur son crâne, fraichement rasé à cause d’une épidémie de gale. Une fois soulagé, il descendit en courant dans la cuisine, seule pièce chauffée le matin par Marie-Jeanne qui activait les braises dès son lever. Il stoppa net au milieu des marches, surpris par le courant d’air glacial. Ses yeux restèrent collés à la porte d’entrée par laquelle la burle s’engouffrait en sifflant. La grande pouórto avait été défoncée : plus aucune protection n’existait. Un frisson lui fit reprendre conscience. Agrippé à la rampe, il dévala les dernières volées et traverse d’un bond ce couloir effrayant.

Le feu flambait, mais la bonne pleurait, courbée sur la table au lieu de l’accueillir avec son sourire habituel.

Comme elle semblait ne pas l’avoir entendu, il lui toucha la main. Elle le saisit en l’entourant de ses bras.

— Mon pauvre Léon ! Ils n’ont rien laissé, il n’y a rien à manger…

— Et père ?

— Il dort ! Ils n’ont rien pris, sauf la nourriture. Ton père a pu les calmer à ce prix : les miches de la semaine, les jambons et saucissons, les chapelets de maïs… Tout ! Ils se battaient entre eux. Mon Gaston n’a pas eu de mal à les pousser dehors. Mais il n’a pas pu réparer la porte…

Ses deux petites sœurs, transies, les avaient rejoints, larmoyant sans bien savoir pourquoi. Marie-Jeanne parvint à dénicher un chignon de pain épargné et en fit une bouillie pour apaiser la faim des enfants. Les jeunes hésitaient entre les besoins criants de leur ventre et l’aspect rebutant du brouet. Martin arriva, accompagné d’Ophélie et de Gaston. Il envoya ce dernier demander secours à la ferme voisine, le temps de relancer une fournée. Las ! La ferme avait été également dévalisée, rapporta Gaston.

Une réserve de farine fut trouvée, mais que de temps pour le pétrissage, la levée et la cuisson ! D’autant qu’il fallait dégeler et réchauffer l’eau des seaux, maintenir les gros pâtons à bonne température alors que les bourrasques glacées couraient dans la maison. Cette journée avec le ventre vide fut longue ! Armand arriva dans la matinée et s’empressa de faire un aller-retour vers Rodès pour rapporter quelques viandes séchées et autres gâteaux secs, empruntant des chemins détournés, peu fréquentés et glissants.

Ces événements marquèrent profondément Léon, qui restera soucieux toute sa vie de veiller à vendre aux pouráillos et autres gueux le grain à prix coutant, se refusant à suivre les spéculateurs profitant de la misère. Il avait assisté aux achats des indigents, souvent quarton par quarton, les familles s’endettant sur plusieurs années pour une semaine de pain. Au plus dur de la saison, il demandait à ce que des fournées supplémentaires soient cuites : les mendiants savent que quelques pains leur seront destinés, chaque froidure faisant apparaitre ces hordes de miséreux, surgies d’on ne savait où.

Martin avait lui aussi été choqué par cette agression et ce vol. Non seulement la porte fut réparée, mais surtout elle fut renforcée telle celle d’une prison. Le jardin fut clos d’un mur et les caves aménagées pour stocker des légumes : ils n’étaient pas les seuls à se nourrir de choux, de racines diverses, grande richesse par rapport à ceux qui n’avaient que les raves des bestiaux et du son pour survivre.

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