L'histoire - 12 -

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Le propriétaire doit à ses paysans les bras nécessaires à la moisson. Comme chaque année au 25 juillet, Augustin se rend donc avec ses principaux bouloties à la foire aux moissonneurs. La récolte s’annonce belle : il doit trouver au moins quarante hommes, en trois équipes. Certaines années, une dizaine d’hommes suffisent pour ramasser ce qui reste des calamités. Autant ne plus y penser. Il veut un grand nombre d’ouvriers, pour aller vite et s’entrainer, pour ne pas perdre un instant en cette saison souvent orageuse. Il faut de plus prévoir les renvois, car si un homme travaille mal, il est chassé immédiatement. Et puis, se presser à la tâche, cela diminue le nombre de repas à servir à ces hommes qui mangent et boivent comme des ogres. Il sait que payer ces forçats deux sols de plus que le marché est un gage de travail sérieux. Pour cela, il est apprécié et respecté. D’été en été, ils retrouvent les mêmes colièros qui viennent avec les gars de son village, Branlonnet, Toussenac, Ranhac…

En arrivant, ils sentent une atmosphère délétère. Ils sont sans doute trois cents à se masser sur cette place qui voit des ondes de rumeurs la parcourir. Le bruit court qu’à Rodès, ils sont deux milles, et très agités. Après quelques échanges, l’évidence est là : les maitres veulent payer seize sols, les brassiers et autres ouvriers en demandent vingt-cinq. Vingt-cinq sous la journée ! C’est insensé. Avec Armand-Pierre, ils ont fait les comptes. Vingt sous, quarante hommes, cela représente déjà une somme conséquente.

Les chefs d’équipes le considèrent. Augustin ne peut se laisser dicter le prix de la journée par ces pocandó : c’est lui qui paie, c’est lui qui décide. Chaque sou est négocié âprement. Il finit par lâcher à vingt-quatre : son honneur est sauf. La nouvelle se répand avant même qu’ils topent. Des groupes se forment autour des futurs équipiers, les empêchant de bouger. Le patron joue le grand jeu, s’indignant de ce coup de force, clamant sa volonté de préférer voir le froment pourrir plutôt que d’avoir la main forcée. Il se dégage d’un geste brusque et part vers l’estaminet, lieu habituel du vinage qui scelle les accords. Les colièros ne sont pas dupes de son regard. Après un flottement qui désagrège les mutins, tous les hommes se retrouvent autour du traditionnel verre de vin. Ils sortent par l’arrière de l’auberge et filent vers Jonhac et ses champs.

Ces tumultes ont fait grand bruit, puisque la maréchaussée a dû intervenir à la sénéchaussée. Quand, à l’automne, les meneurs sont condamnés à être fustigés en place publique puis bannis du pays, les deux plus virulents étant envoyés aux galères après leur marquage au fer, Augustin trouve les sentences bien clémentes, convaincu que c’est au pourvoyeur de fixer la rémunération. Dorénavant, ces mutins malfaisants ne chaufferont plus les esprits.

L’été suivant, la récolte s’annonce encore belle. Il a déjà pris contact avec les colièros pour éviter les ennuis de l’année passée, pour éviter la foire. L’affaire a été conclue, mais il s’inquiète de possibles bavardages qui engendreraient des troubles sur son domaine. C’est en s’interrogeant sur ce risque qu’il fait tourner son berlingot, dont il est très fier, pour enfiler le dernier virage. Augustin aime ce chemin, car au prochain détour il apercevra sa maison. Ou, en se retournant, il admirera l’harmonie du bourg serré autour de l’église, avec les chaumes gris et la pierre blanche, qu’il sait être un trompe masquant la souffrance qui le peuple.

La bâtisse lui apparait enfin, dans cette majesté qu’il ne s’explique pas. Elle l’a toujours impressionné et rassuré. Tant qu’elle tient, tout va bien. La campagne se calme sous la lourde chaleur alors qu’il arrête sa voiture devant les écuries. Baptiste l’attend et saisit le cheval en nage par cette déjà trop chaude matinée de juillet. Il a fait le tour de ses boulotiès, s’arrêtant également ici ou là, pour sentir le pouls de son terroir. Il revient apaisé, car la situation semble prometteuse : dans quelques jours, la moisson va commencer. Les paysans en ont tellement besoin, après ces années au temps détraqué. Il est à la fois le plus gros propriétaire et le maire du village : son père lui a acheté la charge à ses vingt-et-un ans. Il assure ce rôle avec dévouement et implication, car il se sent responsable de tous ces hommes et de leurs familles.

La fraicheur de la maison saisit ce trentenaire bedonnant. Il se passe un coup d’eau avant de rejoindre Victor, son fils chéri. Depuis la mort de sa femme, Madeleine, ce garçon est sa raison de vivre. Son épouse n’a pas survécu au retour de couches de leur fille Eugénie. Madeleine avait dix-huit ans quand ils se sont mariés. Quelle journée mémorable ! Ses parents avaient voulu une fête grandiose. Son vrai bonheur avait été la découverte de cette jeune femme qu’on lui avait choisie. Douce et prévenante, elle l’avait conquis. Depuis sa disparition, il se consacre à ses affaires, refusant l’idée de se remarier.

Augustin mange avec Eugénie et Victor, âgés de quatre et six ans. Il écoute à peine leurs babillages, inquiet des roulements sourds qu’il entend. Si l’orage éclate si tôt dans la journée, il risque d’être terrible. Ce n’est pas habituel. Il monte à l’étage et regarde vers le couchant l’horizon noirci. Le ciel est zébré d’éclair sur plus de sa moitié. Le grondement incessant monte en puissance. Quel est ce monstre qui s’approche ?

Le cataclysme explose dans le milieu de l’après-midi, libérant son énergie destructrice. Pendant plus d’une heure, la grêle tombe dans un vacarme assourdissant. L’orage ne veut pas quitter la plaine, comme pour la dévorer. Dans la soirée, il reprend son chemin infernal vers d’autres contrées à anéantir. Les enfants ont arrêté de pleurer d’angoisse, sans percevoir le malheur qui les attend. Augustin sort. La campagne est blanche de grêlons, plus une feuille ne pend aux arbres : seules les branches grosses comme le bras demeurent, l’écorce martelée, tels des moignons témoignant de leur souffrance impansable.

Ce 13 juillet 1788 restera gravé dans la mémoire d’Augustin comme étant le signe annonciateur des grands changements qui surviendront bientôt. L’hiver suivant est un des plus calamiteux, achevant de déverser des centaines de vagabonds et mendiants sur les routes. Des paysans révoltés sont massacrés à Rodès par la troupe. La pénurie et la résignation gagnent, entrainant l’abandon de terres, même dans une propriété comme Jonhac.

Les temps sont devenus fous. La dièto ravage une nouvelle fois les populations qui n’ont plus que la colère comme issue contre le destin. Partout, on ne parle que de révoltes, de jacqueries. Augustin est terrifié par ces litanies de désastres dans les nouvelles qu’il lit, même si les événements sont déjà anciens : la Gazette et le Mercure parviennent avec un gros retard à Rodès, encore plus à Lampeyrac.

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