L'histoire - 18 -

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Ce 2 décembre 1852, comme chaque année, Victor vient de fêter, entre vieux soldats, le sacre de l’Empereur. Ils ne sont plus que trois dorénavant, sur la bande de six qu’ils formaient naguère. Ils ont abondamment parlé du plébiscite du 22 novembre dernier, même si la nouvelle de la restauration de l’Empire n’est pas encore parvenue.

Le temps, froid et neigeux, n’incite pas aux au revoir sans fin. Il va passer la nuit dans un hôtel de Rodez, car l’ancienne maison de famille est à l’abandon depuis longtemps. Dès demain, il retrouvera Jonhac, « sa maison ».

Un peu éméché, il ne sait plus bien si, avec ses compagnons, ils regrettent la folle épopée vécue avec leur dieu ou si, plus simplement, l’insouciance de leur jeunesse maintenant fanée. En se couchant, il revoit encore une fois ses campagnes dans l’armée d’Espagne puis l’Armée du Nord. Des scènes remontent perdues au milieu des noms de Durango, Somosierra, Gérone et tant d’autres. Que de batailles ! Ce ne sont pas les batailles et les victoires qui priment, mais leur quotidien de répressions, de la peur incessante des attaques de ces irréductibles éparpillés et insaisissables. Les Espagnols ont lutté hardiment pour leur indépendance. Eux devaient maintenir ce pays dans l’Empire pour la gloire de leur maitre. Il a fait son devoir, bravement, honnêtement. Les ordres d’exécutions qu’il a donnés, il les regrette presque maintenant. Il n’est pas responsable des tas de cadavres qui agitent de plus en plus souvent ses nuits. Il revient à son souvenir le plus précieux, l’entrevue avec Joseph, le frère de l’Empereur, puisqu’il n’a jamais vu le Grand général, « la Capote grise qui valait quarante mille hommes », selon Wellington. Il avait accompagné Soult et il avait assisté à la discussion entre deux véritables chefs, entre deux avenirs possibles.

Sa mauvaise digestion le tient éveillé la nuit. Le civet de lièvre avait été si tentant… Pourvu qu’une crise de goutte ne le cloue pas plusieurs jours dans cette maudite auberge. Il s’assoupit au matin en ayant revécu son ultime gloire, celle d’avoir pu rejoindre à temps l’Armée du Nord pour partir, espérant triompher encore une fois, dans une plaine boueuse du Brabant dont le nom lui reste imprononçable. Il en reviendra avec une blessure au bras, la seule de toute son épopée, la certitude d’avoir servi jusqu’au dernier instant.

L’exil puis la disparition de Napoléon ont dégouté Victor de tout intérêt de la chose publique. L’enchainement des rois l’a laissé indifférent et la vieille bande s’est réjouie de l’élection à la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte, annonçant enfin le retour de l’ordre, après ces révolutions incompréhensibles de 1830 et 1848.

Demain, il retrouvera sa vie paisible, son épouse Joséphine et son fils, Émile. Il a eu tellement peur à sa naissance, enfant souffreteux comme les deux premiers qui n’avaient pas survécu une semaine. Il se sait trop inquiet. Il est temps d’en faire un véritable garçon ! Il est vrai que le petit a un caractère doux, tranquille, rêveur. Il ne sera pas militaire, c’est sûr, même s’il adore les armes et les costumes de son père !

Victor est conscient de l’importance de la lignée depuis la disparition de son père. La bourgade avait offert à son ancien maire des obsèques grandioses, alors que le journal local avait dressé un panégyrique ronflant. Il avait découvert à cette occasion que leur nom était devenu Martin de Jonhac. Son vieux père avait juste omis de le lui dire. Ce nom amuse Victor, sans savoir si cette particule, alors décriée, se voulait un anoblissement de pauvre ou une distinction parmi la multitude des Martins.

Émile, d’un caractère indolent, se trouve fort aise de l’imposante protection paternelle qui lui dicte quoi faire et ne pas faire. Il a vécu dès son plus jeune âge toutes les péripéties et tous les périples de son père. Il ne lui reste plus grand-chose à expérimenter. L’admiration sans faille qu’il porte à son géniteur le comble.

Les affaires et les problèmes terrestres ne l’intéressant guère, il se réfugie très tôt dans la poésie et l’écriture. Bien que cette activité soit réservée aux fainéants, selon son colonel de père, Émile est étonné par l’extase de ses parents à l’écoute de ses premières productions et les prend pour un encouragement, appuyé de façon forcée par leurs relations.

Son principal opuscule, une morne Monographie de Lampeyrac et de ses environs en l’année 1847, rencontre un succès d’estime, grâce à quelques anecdotes amusantes sur ce village misérable d’une centaine de feux. Les bienfaits de son grand-père de maire occupent une place centrale dans cet ouvrage. À court d’inspiration, le rimailleur dépérit lentement quand son père lui remet le cahier de Léon, narrant la vie de Martin. Émile se découvre un nouveau héros et se flatte d’être le descendant de cette lignée d’hommes hors normes.

Le fin littérateur estime nécessaire de réécrire et de compléter cette histoire. Il se justifie en expliquant la nécessité de n’en retenir que ce qui est conforme à la morale et met en valeur les qualités de perspicacité et de générosité de cet aïeul et de ses descendants. Pour être certain que seule cette nouvelle hagiographie deviendra celle de la famille, Émile détruit les cahiers de Léon. Les lignes d’introduction à son Histoire de la famille de Jonhac reflètent sa foncière mélancolie, une désolation qui l’habitera toute sa vie.

Plutôt bien fait de sa personne, son inanité rebute les jeunes filles. Joséphine, estimant son fils en danger de rester vieux garçon, le marie dès ses vingt-et-un ans à Adrienne, une vague cousine à la tête aussi peu accomplie. Jonhac retrouve le faste pour cette grande fête. Émile mettra deux ans à l’engrosser et Adrienne mourra en couches, emportant l’enfant. Le mari et père est plus embêté que triste de ce fâcheux événement qui lui permet de retrouver sa vie de vacuité.

Le seul vrai choc pour Émile est la mort de son père. Il a alors quarante-quatre ans et pleure pendant une semaine, avant de reprendre ses errances dans le parc ou le village à la recherche de l’inspiration, une fois la douleur évacuée.

La grande maison est vide, hormis la mère et le fils, Joséphine et Émile. Une seule servante reste, le parc et le jardin retournent lentement à la liberté. Les réceptions sont abandonnées depuis longtemps. Une torpeur funeste tombe sur Jonhac.


— Quelle apothéose !

— Oui ! C’est vraiment, à mon avis, le vrai moment de la bascule. On quitte la grande histoire et on entre dans l’histoire de la famille.

— Le drame se noue !

— Ne te moque pas ! C’est un peu vrai. En plus, à partir de ce moment, ce sont les femmes qui deviennent les actrices centrales.

— Je vois ! Les femmes arrivent, le drame se noue…

— C’est ça ! Ici, j’ai repris des lettres, car elles disent tout !

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