L'histoire - 24 -

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Après deux heures de route, le fourgon a déposé Henriette au village. Marcher vers la maison ne lui fait pas souci. Quand elle l’aperçoit, sa force et sa simplicité la rassurent, sans se douter qu’elle va passer le reste de sa vie à Jonhac.

Malgré ses vingt-et-un ans, elle est déjà vêtue de noir, dissimulant une allure qui pourrait être plaisante. Normalement, à l’automne, elle aurait dû entrer en noviciat chez les Cisterciennes de Grandecombe et fuir ce monde apocalyptique. Servir Dieu est l’unique raison de vivre pour cet esprit sans questionnement. Dans Sa toute-puissance, Il en a décidé autrement. Une cousine éloignée, Célestine, a fait appel à elle pour s’occuper de deux gamines. Ainsi soit-il ! Sa volonté ne se discute pas.

La vie à Jonhac à cette période n’a rien à envier à la réclusion. Elle débarque, bardée de principes, de rigueurs. Soixante ans plus tard, hormis une voussure, elle n’aura pas changé, n’ayant jamais eu d’âge.

L’accueil, sans effusion, est suivi de la présentation des deux fillettes. Les choses semblant aller de soi, aucune instruction n’accompagne cette cérémonie. Elle tâtonne, cherchant sa place et commence par le plus important : leur inscription au catéchisme.

Alphonsine et Ophélie passent la plupart de leur temps avec les trois derniers enfants Bouscatié. Alphonsine adore Pierrin, un garçon de son âge. Ophélie joue avec Marie, la plus jeune. Pierrot, entre les deux, un balourd un peu obtus, est le trouble-fête délaissé. Surtout, les deux fillettes de la Grande maison aiment trouver le réconfort des cajoleries auprès de madame Bouscatié, au cœur aussi généreux que ses formes. Cette dernière ne manquant jamais de leur dire :

— Amusez-vous donc ! Vous êtes tous comme des frères et sœurs !

Seul le repas du soir de la Grande maison regroupe la gent féminine, dans un silence religieux. Henriette les morigène doucement à la moindre incartade sous l’œil indifférent de leur mère et de leur grand-mère. Le quotidien est assurée par la bonne et cuisinière, Matou, la seule de la maison à montrer de la tendresse aux deux petites.

L’existence de la jeune femme est rythmée par la messe basse de 6 heures, à laquelle elle se rendra sans faillir chaque jour de sa vie. Elle ne la manquera que bloquée par une congère comblant la partie creuse du chemin. Cette marche quotidienne lui préservera une santé de fer. À son retour, elle lève et habille les fillettes, comme elle assure leur coucher. Le samedi est son jour de confession, cherchant vainement un directeur pour son âme tourmentée auprès d’un curé préférant les processions et les bénédictions des animaux, toujours conclues par une goutte revigorante aux tourments d’une vierge. Le dimanche, elle communie à la grand-messe de onze heures.

Sa chambre, la plus petite et tournée au nord, systématiquement fermée à clé, abrite un lit de fer, une armoire où est serrée sa seconde tenue, un prie-Dieu sous une énorme croix enserrée de buis béni. Une statue de la Vierge de Lourdes orne sa table de nuit.

Cette vie de recluse lui convient. Elle évite soigneusement le bureau où le vieillissant Étienne sévit, antre des malédictions matérielles. Elle doit cependant l’affronter chaque année : une poignée de semaines avant Pâques, elle s’invite dans l’office de l’intendant, venant lui expliquer la nécessité d’un nouveau vêtement sacerdotal ou d’un objet liturgique indispensable. Monsieur Étienne, assuré de ne pas être réprimandé, s’en amuse et cède, malgré ses idées anticléricales qui modèrent, légèrement, cette générosité désintéressée. En reconnaissance, l’abbé Joy fera poser une petite plaque de laiton sur une chaise qui lui sera désormais réservée « À Madame Henriette de Jonhac, remerciements de la paroisse ». Ayant tout abandonné à cette maisonnée, elle en était devenue partie. Cette chaise avec sa plaquette éternelle est encore visible dans l’église de Lampeyrac. Elle ne touchait ni salaire ni appointement, car jamais quiconque n’avait abordé le sujet, ce qu’elle ne s’était pas permis non plus d’évoquer. Elle s’était arrangée cependant pour que les dons de la famille à la paroisse soient bien au-delà d’une participation symbolique.

Si Henriette échange de rares paroles avec Célestine, Adélaïde, brisée par la mort de son mari, ne prononce que des mots sans sens. Sa mélancolie glisse vers une démence douce, qui s’amplifie avec le temps. Elle ne répond plus, ne parle plus. Elle déambule dans la campagne la journée entière, hiver comme été, sous la pluie ou le soleil, revient hébétée, avale un maigre bouillon et monte se cloitrer dans sa chambre sans un mot. Un matin du printemps 1903, elle disparait. On la retrouvera deux jours après, débraillée, affamée, dans un égarement total à des kilomètres de la maison. Le médecin la fait interner à Paraire. Célestine, sa mère n’est plus là depuis deux ans, éteinte soudainement. Alphonsine a neuf ans, Ophélie huit. Elles restent indifférentes au sort de cette femme avec laquelle elles n’ont pas échangé une parole cohérente depuis plus d’un lustre. Le mot de mère ne signifie rien pour ces jeunes filles, pas plus que celui de père. Elles n’iront jamais la voir, n’ayant rien à lui dire. Adélaïde est oubliée et abandonnée dans son asile, son monde pour quarante ans.

En ce début de siècle, tous les adultes de la famille ont disparu de la famille. Il ne reste que les deux adolescentes, sous la coupe d’Henriette, la seule personne à s’occuper, un peu, d’elles. La gestion du domaine reste assurée par monsieur Étienne, avec une honnêteté étonnante et une incapacité à détourner le moindre sou. Aucune décision n’est prise et le brave comptable fait en sorte qu’aucune ne soit nécessaire, ne sachant à qui s’adresser et n’ayant plus la force de le faire.

La jeune femme de vingt-cinq ans se retrouve responsable de ces gamines et de leur avenir, de cette famille pour laquelle elle n’est rien. Son sens du devoir lui épargne des interrogations sur sa position et sur sa vie. Elle œuvre sans cesse, à des tâches minuscules, baignant d’une tristesse austère l’atmosphère de la maison. De nature douce, elle est attentive et bienveillante dans une rigueur sans faille. Les fillettes en ont une crainte viscérale, car sa sévérité et son dressage incessant aux bonnes manières et à la religion la transforment en marâtre, même si elle est incapable de méchanceté. Elle conserve une distance, dans son incapacité à exprimer le moindre sentiment. Ni baiser ni caresse n’apaiseront jamais ces enfants.

La seule occasion où Henriette manqua à ses obligations fut sa résistance active à l’Inventaire des biens ecclésiastiques. Prévenue par l’abbé Joy, après l’annonce par le garde champêtre, elle est présente dès cinq heures du matin devant l’église, en ce matin pluvieux et froid du 16 mars 1906. Autour d’elle, les autres demoiselles de Lampeyrac sont prêtes à défendre de leur corps frissonnant ce lieu sacré, se donnant le courage de mourir outragées en priant. À onze heures, après une attente interminable, la porte centrale s’ouvre dans leur dos. Elles en voient sortir les deux hommes de l’administration, tenant chacun un gros cahier.

— Bonjour, Mesdames ! Vous pouvez entrer, nous avons terminé l’inventaire de l’église. Nous allons maintenant le poursuivre au presbytère.

Ils étaient simplement passés par la porte de la sacristie ! Elles pénètrent prudemment, essayant de renifler les relents de Satan. Après s’être agenouillées de multiples fois, elles doivent constater que rien n’a bougé, que rien n’a été volé. Henriette remonte à la maison, grelotante encore d’épouvante, marmonnant et se signant sans cesse, persuadée d’avoir assisté aux prémices de l’Apocalypse.

Peu de temps après, Ophélie, qui a toujours été d’une santé fragile, contracte la tuberculose. Elle sera emportée dans sa seizième année, à peine deux ans plus tard. Henriette n’a pas prêté attention à l’aggravation de son état perpétuellement maladif. Le médecin, appelé en dernière extrémité, la sermonne, bien inutilement, puisque la volonté de Dieu s’accomplit dans une sereine acceptation. Alphonsine est attristée. Les deux sœurs sont restées distantes toute leur enfance, sans que leurs malheurs leur procurent des occasions de rapprochement.


— On touche le fond ! Il ne reste qu’Alphonsine, dix-sept ans, seule dans cette maison avec Henriette et l’intendant.

— Je n’y peux rien, mais il faut reconnaitre que le scénario est parfait, car tout va rebondir, avec la partie la plus intéressante de l’histoire.

— Alphonsine ne connait que Pierrin, qui est son demi-frère !

— Second nœud du drame familial qui précède une autre tragédie, mondiale celle-ci ! Nous sommes en 1911…

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