L'histoire - 26 -

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La maison a retrouvé sa jeunesse et ses rires, Alphonsine invitant souvent ses amies et leur conjoint. Les anciennes relations mondaines n’existent plus depuis longtemps, et le jeune couple se sent mal à l’aise avec les vieux notables des alentours qui cherchent à reprendre contact avec cette lignée qui renait.

Dans leurs tête-à-tête, Alphonsine et Pierrin partagent leurs soucis de mèstres, leurs projets, heureux de ces occupations de gouvernance, heureux de bâtir leur destin commun. D’autant plus que le ventre d’Alphonsine ne tarde pas à se gonfler. Malgré leur vie mélangée depuis leur enfance, malgré leur amour, ils n’ont jamais transgressé l’interdit avant le mariage officiel, n’osant même pas un baiser, sans cesse sous la crainte du surgissement de la silhouette noire.

Le premier enfant, Marcel, nait début 1914, juste avant que Pierrin passe le Conseil de révision, puisque Pierrin est de cette classe. L’attentat de Sarajevo est à peine commenté dans ce pays loin de tout, sans que personne en soupçonne les conséquences. La déclaration de guerre en août est un déchirement. Le petit bébé a six mois quand Pierrin est appelé en septembre. Il sait que, s’il part pour un service de trois ans, le conflit qui vient de se déclencher sera de courte durée. Par un heureux hasard, il se trouve affecté dans un régiment du matériel.

Son cadet, Pierrot, bien que de la classe suivante, est appelé dès décembre et versé dans l’infanterie. Tous les jeunes hommes du pays partiront à la boucherie patriotique.

Pierrin a voulu raconter son expérience de la guerre, au travers de notes qu’en fait il n’a jamais reprises. L’indicible ne peut peut-être pas s’écrire…

Après deux mois de classes, il part pour Sempigny, dans l’Oise, responsable du matériel dans une section d’infirmiers. Positionné dans les postes de secours avancés à l’arrière du front, il voit arriver directement les blessés qu’il faut alors acheminer le plus rapidement possible vers les ambulances de secteur. La ligne de combat se mouvant sans cesse, leurs transports relèvent du tour de force. Participant du plus qu’il peut, il est sollicité pour prendre un poste d’ambulancier-infirmier.

Le front s’enterre dans les tranchées. Chaque instant, ils attendent avec effroi les tremblements de l’artillerie, boche ou française, annonciatrice d’un nouveau carnage. Ce sera alors le déferlement des chairs meurtries, submergeant les infirmiers dans des râles et des cris de souffrance.

Par roulement, les ambulanciers passent entre les ambulances de secteur et les hôpitaux d’évacuation. L’unique différence est l’absence du martèlement des canons, car les corps mutilés, les cris, l’odeur de chair putréfiée, les morts imprègnent pareillement leur quotidien. Plusieurs fois, le poste de secours sera touché par un obus perdu, ajoutant la panique à la dévastation.

Il alternera entre le front et l’arrière, navigant entre l’Artois et la Lorraine. Il passera trois mois à Verdun, début 1917, ce qui lui permettra d’affirmer qu’il « avait fait Verdun ». Il revient avec un grade de sous-lieutenant. Légèrement blessé, il sera affecté à un service annexe de l’hôpital du Mans le temps de sa convalescence. Il se gardera bien de préciser à son épouse que les soldats qui s’y rendaient présentaient des lésions douteuses sur leurs parties intimes.

Ses lettres ne mentionnent que rarement l’horreur, préférant évoquer ses camarades ou certains blessés avec lesquels il avait sympathisé. Il se retrouve à Caen dans un hôpital traitant les grippés et échappera à cet autre fléau.

Les seules pauses véritables sont les trop courtes permissions, dont il peut profiter en gâchant la moitié du temps dans les transports. À chacune de ces occasions, Alphonsine l’attend, son ventre prêt à recevoir l’enfant suivant, Pierrin découvrant ses œuvres la fois suivante. Après Marcel, ce sont Mathilde, Jules, Georges et Augustine qui apparaissent au fil de ses passages.

Après cinq ans d’absence et d’horreurs, mais qui le laissent vivant, c’est enfin le retour en septembre 1919. Pierrin retrouve sa femme radieuse au milieu de cette nichée qui se demande qui est ce monsieur qu’ils doivent appeler papa.

Pierrin est revenu, mais il n’est plus le même homme. Il a vécu au milieu de l’enfer pendant toutes ces années. Il a découvert la camaraderie, celle à laquelle on doit la vie et le réconfort de pouvoir supporter cela. Il a parcouru et fréquenté un monde moderne, si éloigné du trou perdu de sa jeunesse. Le retour est difficile. Renouer avec une vie de famille si différente des casernements avec les camarades, apprendre à connaitre ses enfants, reprendre la gestion des affaires, affaiblies par la guerre, se retrouver isolé dans un coin de campagne attardée : le choc est rude.

Les retrouvailles entre Alphonsine et Pierrin sont difficiles. L’élan de jeunesse est toujours présent, mais l’épouse ne reconnait plus son mari, souvent retranché, la mine sombre, dans ses souvenirs inoubliables. Elle-même doit s’occuper des enfants, du quotidien, comme durant ces quatre années de séparation. Le chemin est difficile, ils ont tellement changé. Leur estime et la tendresse leur permettront de se retrouver dans une complicité affectueuse.

Pierrot revient à la même période. Contrairement à Pierrin, son ainé, c’est un costaud, à l’intelligence limitée. Moins chanceux, il est monté au front. Il a reçu une blessure terrible au visage. Un éclat d’obus a pénétré sa tête et obligé une trépanation. Il vient juste de rentrer, après plus d’un an d’hôpital et de convalescence. Défiguré, il effraie femmes et enfant quand il sillonne le bourg.

Pierrin a hérité de son père naturel l’esprit vif et entreprenant. Il assure de loin son rôle paternel, ne trouvant nul attrait à cette mormáillo, préférant l’intendance qui requiert toute son attention. Les enfants ont commencé leur vie dans l’absence paternelle et s’adaptent à sa présence parcellaire. L’attachement ne se produira jamais vraiment.

Marcel, pour des raisons inexpliquées, est un garçon nerveux, partant dans des colères ou des pleurs pour un rien. Alphonsine le couve, inquiète de retrouver chez son ainé la maladie de sa mère, les faiblesses cérébrales de son oncle et de son grand-père. Certains membres de la famille semblent vulnérables mentalement ! La deuxième, Mathilde, est une fillette dynamique, entreprenante et vive. Elle forme un duo exténuant avec Georges, pétillant et débordant d’idées, passant son temps à jouer des tours pendables. Le curé et le garde champêtre sont ses victimes préférées, sans que ce dernier, une gueule cassée également, puisse deviner qui est son tortionnaire. Qui pourrait penser que cette bouille riante, épaulée par sa sœur, cache un petit diablotin ! Entre Mathilde et Georges s’est glissé Jules, un blondinet fragile qui partage très peu avec ses frères et sœurs. La benjamine, Augustine, semble une jeune fleur frêle. Marcel deviendra son admirateur dès le premier jour, comme il l’est de Mathilde.

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