L'histoire - 43 -

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C’est la Libération, la folie, la joie ! À Rodez, plusieurs femmes sont tondues pour avoir aimé un Allemand. Mathilde est choquée par cette vengeance des planqués sur les plus faibles. Pour son imprudence, personne, hormis son mari, ne sait.

Paul revient à Jonhac dès septembre 1944, après quatre longues années d’absence. Son retour est gâché par la naissance de Gabrielle une semaine seulement après son arrivée. Leurs retrouvailles ne se passent pas comme ils les avaient rêvées. Mais la joie de revoir sa femme, son fils, de penser que cette période dangereuse est terminée lui fait tout pardonner. Il fait dorénavant partie des gens importants : on a besoin de lui. Il doit remonter, vite, à Paris, tout est à reconstruire, à construire, c’est fabuleux. Son enthousiasme recouvre toutes les difficultés, gomme ces années perdues.

Ils ont préparé une réponse : officiellement, Paul a été parachuté en janvier 1944 pour une mission et en a profité pour serrer sa femme dans ses bras. Personne n’a jamais posé la question, ou pensé la formuler.

Mathilde doit s’organiser. Paul souhaite qu’elle soit auprès de lui à Paris, avec Antoine. La petite… Ah oui, la petite…

Mathilde doit choisir, seule, entre cet enfant d’un instant de passion et son mari. Elle a dit oui à Paul, le laissant trouver un appartement à Paris. Elle n’arrive pas à quitter sa fille. Elle repousse son départ pour diverses raisons. Un an passe sans que Mathilde se décide à monter s’installer à Paris, bien que la séparation morcelée lui pèse.


— C’est un peu froid et rapide…

— Je sais ! Mais je n’ai que deux lettres… C’est aussi sans intérêt. Mon grand regret, par contre, c’est de ne rien avoir sur Georges : il semble tellement différent de tout le reste. J’aurais aimé le connaitre… même s’il avait fui cette histoire…

— De toute façon, il est mort jeune…


Durant l’été 46, c’est un nouveau drame qui survient. On porte à Jonhac un télégramme : « GEORGES JONHAC DECEDE ACCIDENT. ATTENDS INSTRUCTIONS POUR FEMME ENFANTS AFFAIRES. CONDOLÉANCES. BLANCHET »

Blanchet est l’associé de Georges. Des photos de la compagne de son frère étaient parvenues, avec celles des deux jumeaux, une fille et un garçon. Mathilde ne s’était jamais faite à l’idée que Georges vive avec une indigène. Elle sait que la plantation et le négoce sont très dépendants d’un important fabricant de pneumatiques. Le mieux serait de leur vendre le tout. Quant à cette femme, ces enfants, après tout, même « exotiques », ils sont son neveu et sa nièce. Ils ont l’air adorables ! Georges devait les aimer, forcément ! Elle doit prendre soin d’eux. Elle pleure sur son frère perdu, sur ses petits orphelins.

Comme Mathilde connait le lien d’amitié et de confiance entre ce Marc Blanchet et son frère, elle le charge de liquider l’affaire. Elle double le montant destiné à Lam et ses deux enfants, en leur ouvrant sa porte en France, éternellement. « Il n’y a qu’un Jonhac en France, c’est votre maison ! » Malgré cette avance, aucune nouvelle ne parviendra jamais d’Indochine. Elle apprendra que des combats violents se sont déroulés dans cette zone durant la guerre d’Indochine.

Une petite cérémonie permet à Mathilde de se séparer de ce frère, si proche pendant toute leur enfance, si lointain désormais.

Blanchet est un homme efficace et honnête. Une somme importante est virée. Une fois encore, il faudrait partager avec Jules. Elle lui avait envoyé une lettre annonçant la mort de leur frère. Jules avait répondu par une suite de pleurnicheries, empêtré dans des ennuis judiciaires que Mathilde et Paul n’avaient pas compris, incertains d’y lire une nouvelle affaire de mœurs ou une procédure de l’épuration. Peu leur importait : les deux raisons les écœuraient. Les fonds avaient été versés sur le compte de Mathilde. La part restante de Georges sur l’héritage ne valait plus grand-chose et c’est donc celle-ci qui fut partagée avec Jules. Sur les conseils du notaire, le successeur du dernier Nayrague, elle acheta des immeubles de rapport dans le centre de Toulouse, y plaça un gérant.


— Pas bien honnête, la sœurette !

— On ne peut pas dire ! Vieille rancune ou appât du gain ? Mathilde aurait aimé faire reposer Georges au cimetière de Lampeyrac. Les frais de rapatriement étaient disproportionnés et sa famille était là-bas : autant qu’il reste près d’eux.


Paul retrouve son poste de conseiller général sans problème, avec une étiquette MRP, en septembre 1945. Il abandonne très vite le siège, ses fonctions à Paris le retenant pleinement.

Il s’est présenté sous le nom de Martin de Jonhac, l’ayant définitivement adopté à son retour. Il avait pensé à John-Jack, appellation qu’il avait utilisée à Londres et à Alger et à laquelle il s’était habitué, petite métathèse de son lieu d’attache. Mathilde y avait mis bon ordre rapidement : c’était trop anglais comme sonorité et « Jonhac avant tout ». Ils avaient beaucoup discuté et hésité entre Martin, Jonhac et Martin de Jonhac. Cette fausse particule et la possibilité de se faire appeler tantôt Martin, tantôt de Jonhac, selon les interlocuteurs et leur familiarité l’avait emporté. Il est donc le troisième à préférer le nom de sa famille d’adoption, continuant ainsi l’enchainement à ce lieu magnétique.

Paul descend souvent, pratiquement tous les weekends, par le train de nuit, mais les trajets sont épuisants, même en première classe. Il a tellement à faire à Paris. Il a besoin de se retrouver avec sa femme et son fils. Antoine a huit ans maintenant. Paul veut le connaitre et va consacrer son été à conquérir son fils. Il en restera un lien fort qui empêchera Antoine de rompre complètement avec sa famille. Paul insiste pour une installation à Paris.

Mathilde fait une fausse-couche, elle ne peut monter à Paris. Antoine exprime le manque de son père. Mathilde confie Gabrielle à une nourrice et passe un an à Paris. Antoine est moqué pour son accent, mais il est si heureux d’être avec son père qu’il ignore ces petites railleries. Il en fait une fierté, se défendant dans cette école de gosses de riches et de puissants, s’appliquant le soir à imiter la prononciation précieuse de ses tourmenteurs. Mathilde épaule son mari, fière de sa réussite. Sa jeunesse, sa beauté et son charme sont des atouts magnifiques pour Paul. Couple lumineux, il est souvent invité dans ce renouveau du Tout Paris.


— Je n’ai rien d’autre, mais ceci me fascine : imagine la petite provinciale qui n’a jamais quitté son trou et qui tient sa place à Paris ! Elle devait effectivement avoir du charme et une fine intelligence…


Albert nait prématurément en 1947, à Paris. Mathilde doit attendre trois mois avant de retourner à Jonhac. Elle trouve Gabrielle transformée, petite fille gracieuse aux longs cheveux blond pâle, des yeux bleus qui lui rappellent Otto. Elle souhaite la faire venir à Paris, dans le vaste appartement de la rue Saint-Dominique. La petite s’est attachée à sa nourrice, elle désire rester à Lampeyrac. Paul esquive la question, laissant à nouveau Mathilde dans la solitude de ses choix. Antoine rentre à Paris avec son père, Mathilde s’attarde, voulant renouer un lien avec sa petite fille et éloigner Albert, encore fragile, des miasmes de la ville.

La vie s’établit ainsi. Antoine reste avec son père et Mathilde les suit, accompagnée d’Albert, lors de longs séjours à Paris. On retrouve Gabrielle à Jonhac aux vacances. Paul poursuit sa carrière brillante, passant maintenant d’un cabinet à l’autre, d’une haute fonction à l’autre. De Londres, il a rapporté une réputation et un carnet d’adresses qui lui ouvrent toutes les portes. Les changements rapides de gouvernement lui permettent de sauter de poste en poste, de progresser, se rendant indispensable, brouillant ses étiquettes et ses affinités politiques. Il est bien sûr maire de Lampeyrac, fonction qu’il tient à conserver, son ancrage dans la France rurale. Le travail dans l’ombre le lasse, même si c’est le vrai pouvoir. Il veut être connu, avoir un titre. Il est réélu à son poste de conseiller général puis se fait élire député, ce qui lui vaut d’être sous-secrétaire d’État, la première marche de la reconnaissance publique.

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