La vie devant soi

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— Ça s’arrête là ?

— Pour la narration, oui.

— Tu vas en faire quoi ?

— Je ne sais pas. J’ai voulu l’écrire pour nos filles, pour que cela soit définitivement du passé, les mettre à l’abri de retours d’esquilles, comme j’en ai été victime.

— Tu sais, cela a été une véritable thérapie pour toi : tu es transformé !

— J’avais tout ça en moi, dans un magma incoercible et inexplicable. Cela m’a fait du bien de démêler cet écheveau de drames. Au fur et à mesure que les horreurs de la famille s’étalaient devant moi, elles se transformaient en une histoire extérieure à moi. Une sérénité et un recul m’ont gagné.

— J’ai vu !

— Les découvrir, les mettre au soleil, les dire leur a fait perdre leur virulence, leurs nuisances. Ne reste que la compassion pour les malheurs vécus par mes ancêtres.

— Tu as consacré, enfin, nous avons consacré deux ans pour assembler ces fragments et retisser les fils sur neuf générations. C’est assez incroyable. Tous les ingrédients d’une belle histoire y sont, avec des rebondissements, des drames, du sang, de l’amour ! Tu devrais en faire un roman. Tu écris bien et ta façon de raconter est agréable.

— Je me suis mis juste à la place de chacun de mes ancêtres, essayant de percevoir ce qu’il vivait… « Ne juge pas le passé », m’a écrit Albert.

— Allez, dis-le : il manque quelque chose…

— Il manque plusieurs points que je ne m’explique pas. Le premier est justement Albert : il était gendarme, enquêteur. Il avait toutes les pièces en main et de sacrées questions : pourquoi Antoine était brouillé avec sa mère, par exemple. Il aurait pu analyser la moindre information. Comme ce sont ses malles, je pense que c’est lui qui a tout enseveli. Il savait inconsciemment, mais il n’a pas eu le courage de voir. Lui aussi s’est retrouvé seul dans cette maison avec ces tragédies qui suintaient des murs.

— Pauvre Albert !

— Oui ! J’aurais aimé le connaitre et parler avec lui. Ensemble, ce travail aurait pris une autre dimension. En m’offrant ces bribes, en me permettant de les réassembler, il m’a fait un cadeau extraordinaire. Je suis le continuateur, mais le hiatus me blesse et me rend illégitime.

— C’était peut-être la seule façon d’effacer tout ?

— Le second point, qui me fait le plus mal, est papa. Il a eu une vision très partielle des choses et, malheureusement, la plus noire. Je n’excuse pas Mathilde, elle a vécu avec tout ça, toute seule. Je sais que les secrets de famille se transmettent par des voies indirectes. Pour Antoine, rompre était une solution de facilité, évitant d’affronter la vérité, la réalité. Il l’a payé très cher. En reportant une partie du paiement sur moi. Maintenant, avec les éléments qu’il avait, l’âge qu’il avait, pouvait-il faire autrement ?

— J’ai une idée… Tu devrais aller lire ton texte à Albert et à Antoine. Au moins, leur raconter les grandes lignes…

— C’est du n’importe quoi ! On ne parle pas avec les morts…

— Qui sait ? Ils ont besoin de paix, eux aussi…

J’ai longuement hésité. Je suis venu plusieurs fois m’asseoir sur la tombe de mon père. Avant de lui dérouler cette histoire, je lui ai lu la lettre d’Albert. J’ai fait de même à Lampeyrac. Les passants me regardaient étrangement en m’entendant faire cette lecture. Certains restaient, captivés par ce récit, pourtant intime.

Relire en m’imprégnant de cette histoire que j’avais écrite m’a permis d’encore mieux l’apprivoiser et d’en devenir acteur. Quand je vois notre Mathilde sérieuse et songeuse, je trouve le regard de Joséphine. Quand notre Adélaïde sourit, comment de ne pas penser à Célestine ? L’histoire se poursuit, autrement.

Quand je suis retourné sur la tombe de mon père, j’ai entendu dans ma tête : « Je suis prêt ». Nous avons organisé une cérémonie pour le ramener à Lampeyrac, dans une sépulture individuelle. La famille entière git dans ce cimetière, depuis Martin et son coup de chance. Même Paul a tenu à se faire enterrer dans le caveau familial.

Tout semble apaisé.



Jonhac, juillet 2017

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