L'Épave

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-- Allez, on rentre maintenant.

- Non mais ça fait seulement cinq minutes qu'on est là.

- Bah c'est bon, on a fait le tour, c'pas un cargo non plus !

- Je veux rester encore un peu.

- Non mais allez, en vrai j'me sens pas bien là-d'dans.

- Ok.

Une fois à l'extérieur, Carole et moi prîmes le chemin du retour. Je ne pus m'empêcher néanmoins de jeter un regard en arrière, en direction de cette épave qui nous avait paru aussi étrange qu'attrayante. Et je le savais déjà à ce moment. J'y reviendrais, dans cette calanque si difficile d'accès, par le même chemin ou bien en souvenir. Je sentais dans ma poche la photo sale du voilier que Carole m'avait dit de reposer.

- Toi aussi tu as trouvé que c'était bizarre tout ça, demandai-je, non ?

- Bah grave ! J'me sentais pas bien d'dans, dès le début.

- Non mais je veux dire ... c'était bizarre que le bateau paraisse si délabré, comme s'il était là depuis des dizaines d'années et, pourtant, il y avait plein de choses dedans qui étaient encore en bon état, juste un peu sale.

- Peut-être que c'est hanté !

- Non mais je suis sérieuse !

- Bah moi aussi ! répondit Carole sans l'ombre d'une hésitation. Ou alors tout simplement que quelqu'un a squatté un moment là-d'dans. Mais je crois vraiment qu'y a des mauvaises énergies là-bas.

Je me tus et, en suivant la trace de mon amie qui s'enfonçait dans les fourrées, je plongeai dans mes pensées. Nous arrivâmes à notre campement plus d'une heure après. Nous mangeâmes et jouâmes à quelques jeux de cartes, sans mentionner à nouveau l'épave dans la calanque, nous allâmes ensuite nous coucher.

Je sentis Carole sombrer en quelques instants alors que la fatigue de la longue journée d'exploration l'assomait. Néanmoins, cette fatigue ne faisait pas effet sur moi. Je ne voulais pas éteindre la petite lampe de camping accrochée au plafond de la tente. Je voulais regarder encore cette photo et comprendre.Tout doucement, je me glissai de quelques centimètres hors des couvertures afin d'attraper l'image du voilier restée dans la poche de mon short.

De toutes les photos que j'avais vue présentes dans le voilier, c'était la seule qui représentait le bateau dans son intégralité. Et il avait de l'allure. Avec le peu de connaissances que j'ai de ces objets, je peux au moins dire qu'il était blanc avec une fine bande de bois sur le côté. Et, à l'arrière, on retrouvait également des filières en bois. Il y avait une petite éolienne et du matériel accroché un peu partout et ce qui semblait être un maillot de bain rouge qui séchait au soleil. De la proue s'échappait une chaîne qui s'enfonçait dans les quelques mètres d'eau turquoise. Et tout autour, une calanque quelque peu similaire à la calanque dans laquelle l'épave se trouvait aujourd'hui, un lieu magnifique, de roches, de sable et de buissons feuillus qui viennent caresser l'eau totalement translucide. Ce jour-là il n'y avait aucun nuage, comme probablement dans le sourire de la jeune femme debout sur le bateau, une main s'agrippant à un des haubans qui remontaient jusqu'au sommet du mât. Elle ne portait qu'une culotte bleue et des lunettes de soleil. Et ses épaules, ses seins ou ses jambes étaient bronzés comme par des mois de vie en mer. Ses cheveux aussi, elle avait de nombreuses mèches blondes dans sa crinière brune. Cette femme semblait heureuse.

Carole se tourna sur son flanc et se colla à moi, passant son bras autour de ma poitrine.

- Tu peux éteindre s'il-te-plaît ? demanda-t-elle sans même ouvrir les yeux.

Une fois dans le noir, je posai la photo à côté du matelas, l'image presque gravée dans ma tête. Après tout, c'était une photo des plus banales, il n'y avait rien d'étrange, rien de particulier si ce n'est que c'était une belle photo, il n'y avait rien à comprendre. Mais j'étais intriguée, fascinée par elle.

Néanmoins j'embrassai Carole sur le front en décidant de profiter de quelques heures de sommeil aux côtés de ma compagne. Je la serrai aussi fort que le permettait la tendresse puis finit par m'endormir quelque part dans la nuit.

Ce n'est que le surlendemain que j'eus la possibilité de retourner dans cette calanque pour visiter de nouveau cette épave secrète. Carole voulait faire une séance de mésitation avant le dîner. Et comme nous devions repartir le lendemain, c'était mon unique chance.

Je pris un petit sac et enfilai mes chaussures montantes ainsi qu'un pantalon léger mais qui recouvrait jusqu'à mes chevilles, je me souvenais encore du chemin qui menait au voilier et il ne méritait pas le nom de chemin.

Après trente-cinq minutes de marche, j'entendis le son des vagues et il me fallut encore dix minutes pour enfin apercevoir la calanque vers laquelle je descendis aussi raidement que je pus, en prenant toutes mes précautions pour ne pas glisser bêtement.

Le bateau était toujours là, toujours échoué.

En arrivant à côté, ma main caressa doucement la coque abîmée, ce fut presque instinctif et involontaire de ma part. Je me surpris moi-même et j'eus la sensation que, par ce geste, je voulais calmer un animal blessé, il ne manquait qu'un chuchotement attendri.

Je grimpai sur le pont comme je pus, en m'aggripant à la proue et en manquant de peu de craque mon pantalon dans une position acrobatique.

C'est ici, selon moi, que le voilier impressionnait par sa taille. Même s'il penchait clairement sur son côté bâbord, il donnait l'impression qu'on pouvait traverser des océans entiers sur lui, sans jamais avoir peur. Il ne mesurait pourtant que douze mètres environ. Donc, non, ce n'était pas un cargo.

Je pris une longue bouffée d'air frais en regardant la ligne d'horizon et je me sentis chez moi, libre comme le vent. J'aurais pu en cet instant me mettre à la barre franche et sentir les voiles se gonfler, sentir la houle faire rouler la coque sur ses doigts fins et voguer, loin, en direction de cette ligne d'horizon, qu'il y ait quelque chose ou non après.

Et c'est le Soleil qui s'apprêtait à se cacher derrière cet horizon qui me sortit de mes rêveries. Bientôt, je n'aurais plus de lumière ni à 'intérieur du bateau ni pour retrouver le campement avant le dîner. J'ouvris la porte de la descente du bateau, comme nous l'avions fermée en repartant. Mes yeux mirent quelques secondes à s'habituer à la différence de luminosité avec l'extérieur. Le carré restait néanmoins un espace lumineux. Les hublots étaient grands, juste quelque peu teintés, certainement pour abriter l'intérieur des rayonnements écrasants du soleil en pleine mer.

J'allai m'asseoir sur la banquette en L et, sans perdre une seconde, je sortis le coffre en bois qui se trouvait dans les équipées juste derrière moi. Je le posai sur la table et ouvris pour découvrir le petit trésor qu'il renfermait. Une centaine de photos, peut-être plus encore.

Les premières, je les avais déjàs vues mais je ne pus m'empêcher de les regarder à nouveau, comme les photos qui nous rappellent de lointains mais excellents souvenirs d'une époque chérie, comme les années lycée avec une même bande de copains et copines. Et ici, il n'y avait certes pas le lycée mais il y avait les ami•es, ou du moins de nombreuses personnes qui se succédaient et souriaient ensemble, dans ou sur le bateau.

Sur plusieurs clichés je pouvais identifier la jeune femme qui se trouvait sur le pont du bateau sur la photo que j'avais emportée avec moi le premier soir. Elle souriait avec les autres, elle semblait s'amuser. Parfois même elle était accrochée quelque part, à faire la singe. Elle était belle sur toutes les photos, elle dégageait quelque chose d'extrêmement accueillant mais aussi, et là c'était probablement l'image de l'épave sur la plage qui me venait à l'esprit, quelque chose d'excessivement volatile. Elle me donnait l'impression d'être celle qu'on a constamment envie de prendre dans ses bras et de serrer fort, cette embrassade qui dit Je t'aime, prends soin de toi ! mais sans le dire à voix haute, comme par peur de ne pas avoir de seconde chance. Ces photos n'étaient que pure nostalgie. Pourtant, je ne pouvais pas dire si cette femme, qui était probablement la capitaine et la propriétaire du voilier, était toujours en vie ou non. Après tout, l bateau était certes échoué dans une calanque difficile d'accès mais il était dans un état correct, il n'y avait pas de cadavre, ni dedans ni dehors, ce qui était bon signe. Peut-être la femme était-elle simplement retournée dans une ville quelque part et qu'elle profite aujourd'hui de ses ami•es, avec cinq ou dix ans de plus, certainement pas plus.

Je me sentais néanmoins plonger dans un spleen. Ou plutôt je faisais face à la nostalgie d'un temps qui n'était pas le mien mais le leur, le sien à elle.

Je continuai à découvrir les photos dans le coffret en bois., quelques unes avaient moisi, parfois par paquets entiers. J'eus l'impression qu'elles étaient rangées dans l'ordre chronologique, ou du moins un ordre particulier, il se dégageait un sentiment d'avancée, d'une progression.

Sur une photo polaroïde, la jeune femme souriait de toutes ses dents blanches son bras droit autour de la nuque d'un homme qui paraissait être son père, il avait les même yeux et vingt ou trente ans de plus. Toustes les deux avaient l'air très heureux à la terrasse d'un café.

Quand je reposai l'image, je remarquai une écriture à l'arrière mais je n'arrivais pas à lire. Je pris conscience qu'il commençait à faire sombre dans l'habitacle du bateau. Je pris la photo et remontai assez la descente pour pouvoir lire aux dernières lueurs du soleil couchant. L'écriture était fine au feutre bleu :

<< Mathilde et papa

Olhâo 2011 >>

J'avais enfin son prénom, elle m'apparut plus clairement, j'eus presque l'impression d'être assise avec son père et elle. Je me demandai ce que j'aurais pris ce jour-là, il faisait chaud certainement, quelque chose de frais. Je regardai son sourire à nouveau.

- Je ne te connais pas Mathilde, lui dis-je, comme pour lui demander d'arrêter de s'imiscer dans ma vie.

J'eus honte quelques secondes de parler ainsi à une photo et je rentrai lentement à l'intérieur. Mon esprit divaguant, je remarquai alors un grand livre fin tombé sous la table à cartes. Il n'était pas là auparavant, j'en aurais mis ma main à couper. Mais c'était le journal de bord je pouvais lire les grosses lettres dorées sur la couverture, j'en oubliai le reste, ma curiosité fut piquée trop soudainement.

Mais ma déception se pointa tout aussi soudainement quand je compris qu'il n'avait pas été tenu, il n'y avait rien d'écrit sur les premières pages, elles étaient vierges. Mais ...

... mais en feuilletant machinalement, je constatai qu'li y avait quelque chose au milieu environ. J'emmenai le journal à l'extérieur et lus cette autre écriture fine, un peu tremblante et cassée :

<< Tout autour il n'y a que du bleu,

Que du bleu,

Que du bleu,

Tout autour il n'y a que bleu,

Que bleu;

Mais autre chose,

Il y a autre chose

Quelque chose d'autre, de grand, de fort, d'extraordinaire, de beau,

Mais je ne vois que bleu,

Que bleu,

Que bleu,

Je vois que bleu.

Et suis triste, je verrai pas, je verrai pas, je verrai pas je verrai pas je verrai pas là où mes yeux regardent tout temps je verrai pas je verrai pas >>

Ça continuait ainsi encore deux pages , avec des mots de moins en moins lisibles et plusieurs encres différentes. Je naurais su dire pourquoi mais ça me brisait le cœur, je ressentais une profonde tristesse à l'égard de Mathilde. Quelque chose me hurlait que rien n'allait pour elle, même en la regardant sourire avec ses ami•es et son père. Bien entendu, je savais que la vue de l'épave échouée me faisait déjà imaginer un passé lugubre et je n'aurais pu me soustraire à mes propres préjugés.

Quand j'eus reposé le livre sur la table à cartes, je compris très vite que quelque chose ne tournait vraiment pas rond dans le voilier mais je fis tout pour garder mon calme. Sur la table principale était posée le coffret comme je l'y avais posé. Mais les photos, elles, n'étaient pas du tout comme je les y avais laissées.

Je m'approchai et pris un paquet de ces clichés. Elles étaient toutes les mêmes. Ou non, en réalité, elles semblaient toutes différentes mais toutes étaient des photos de l'eau. Parfois avec un bout du bateau, parfois avec des nuages, parfois non ... Il y avait même des photos prises sous un déluge, sous des tempêtes, des éclairs ...

- Mathilde, soupirai-je tristement.

Tu es devenue folle Mathilde. Qu'est-ce qui t'obsédait autant là-bas ? C'est comme ça que tu t'es échouée ou tu es juste revenue sur Terre ?

Je posai la boîte et je cherchai Mathilde et son père souriant à cette terrasse mais je ne pus la trouver nulle part, ni à l'ntérieur sur la table à cartes où il me semblait l'avoir posée ni dehors où je l'avais regardée. Je cherchai désespérément, j'aurais tant aimé garder cette photo.

Je me surpris en me parlant à haute-voix :

- Reprends-toi Salma, il va faire nuit et Carole va m'attendre.

Je ne bougeai pas pendant quelques secondes. Et c'est seulement quand je me décidai à bouger, mais avant d'amorcer le moindre frémissement, que j'entendis le son de la mer, le son de la haute-mer qui écrase la coque, le son de la haute mer qui gronde et hurle aux hommes et aux femmes sa puissance brute comme elle hurle son calme inégalable.

Une larme coula le long de ma joue et une main se glissa das la mienne. Puis je rouvris mes yeux doucement. L'épave était tranquille et se noyait dans la pénombre du soir alors que le soleil finissait de se coucher.

Je pris le chemin du retour, en tremblant malgré une plénitude intense. J'avais dans la bouche néanmoins un goût de besoin, comme une soif que je ne pourrai jamais étancher, une envie d'un baiser.

Je remarquai la lueur du feu de camp avant de voir la tente et Carole qui faisait le repas à côté, ça sentait bon les oignons qui chauffent à la poêle. J'embrassai Carole puis allai me changer.

À l'intérieur, posé sur le matelas gonflable, il y avait un petit rectangle noir et blanc, une photo polaroïde que j'attrapai précipitemment en allumant la lampe de camping au plafond. C'était la photo du bateau et de Mathilde, la capitaine qui souriait dans sa culotte bleue, les seins nus et le corps bronzé, sa main aggripée au hauban et qui hurlait désormais :

<< C'est là ma liberté ! C'est là que je m'accrocherai et que je vivrai, ne venez pas me chercher, vous ne trouverez que la colère de la mer >>.

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